Les erreurs de l’Église en droit naturel et canonique sur le mariage et le divorce/03

III


Maintenant cette autre prétention du clergé qu’il n’y a pas de mariage honorable et régulier hors de la présence d’un prêtre ; que ce mariage n’est qu’un concubinage et une débauche, est un des plus ébouriffants paradoxes qui soient entrés dans une tête ecclésiastique. Pourquoi ? Parce que l’essence du mariage gît uniquement dans le libre consentement des conjoints. Même devant le prêtre il n’y a pas de mariage sans consentement libre. « La cause efficiente du mariage est le consentement des époux » dit saint Thomas. « C’est ce consentement et non la bénédiction du prêtre qui rend le mariage valide », dit le cardinal Gousset. « Le mariage est un sacrement dont la cause efficiente est le consentement mutuel », a dit le concile de Florence.

Eh bien alors ! que devient la grande décision de Pie ix que : « Toute loi qui consacre le principe de l’union civile indépendante du mariage religieux est d’une nullité radicale. » Quoi ! le sacrement gît exclusivement dans le consentement des parties, nullement dans la bénédiction du prêtre ni dans les anciennes paroles sacramentelles ou cérémonie religieuse, et la Curie a l’arrogance de déclarer nulle toute loi qui affirme le principe même de l’Église : que le sacrement est constitué par le seul consentement des parties ! Mais, bons aveugles ! si la bénédiction du prêtre et les paroles sacramentelles qui constituaient autrefois la cérémonie religieuse restent en dehors de l’essence du sacrement, il n’y a donc pas, à proprement parler, de mariage religieux ! Pie ix et ses illustres conseillers n’ont donc rien compris à leur ineffable décision. Est-ce la seule présence du prêtre, sans bénédiction et sans cérémonie religieuse, qui constituerait un mariage religieux ? Cela ne tient pas debout. Il y avait réellement mariage religieux dans le système quand le prêtre bénissait les époux, prononçait le conjungo, devenait par là ministre du sacrement. Mais l’Église déclare aujourd’hui que le prêtre n’est pas ministre du sacrement et que sa bénédiction ne le confère pas ! Il n’y a donc plus de mariage religieux.

Le consentement, qui seul rend le mariage valide, peut donc se donner devant l’officier civil comme devant le prêtre. La simple constatation d’un fait, savoir : du consentement des parties par celui-là ne vaut-elle pas la même constatation par celui-ci ? Si le prêtre ne fait absolument rien de plus que l’officier civil, où donc voir le mariage religieux, et pourquoi tant crier si on se passe de lui ?

Si Pie ix avait un peu mieux connu l’histoire de son Église, il aurait su que sous les empereurs romains l’Église n’avait rien à voir dans le mariage comme contrat. Jusqu’à Justinien le mariage se faisait en présence de témoins et sans l’intervention d’un prêtre. Par sa Novelle 74 il autorise les prêtres à être témoins, si les parties le désirent. Il s’agissait donc bien d’un contrat purement civil. Sous Clovis le mariage était régi par la seule loi romaine dont le principe était que c’était le consentement et non la cohabitation qui faisait le mariage, principe que l’Église a adopté.

Childebert, fils de Clovis, par suite probablement de la terrible ignorance de ces temps de barbarie, confie aux évêques en 532 le soin d’appliquer les lois sur le mariage, mais tout en considérant toujours le mariage comme acte purement civil. Et et ce qui le prouve, c’est que la Constitution générale de Clotaire, frère de Childebert et qui lui avait succédé, confirme vers 559 les lois romaines sans faire d’exception au sujet du mariage, donc continue de le regarder comme acte purement civil. Et cela avait toujours existé. Athénagore, dans son Apologie pour les chrétiens adressée à l’empereur Marc-Aurèle, dit : « Nous nous marions selon les lois que vous tous avez édictées. « 

Deux siècles plus tard Chrysostome écrit : « Soit que nous contractions mariage, ou que nous fassions des testaments, ou que nous bâtissions des maisons, nous sommes soumis aux ordonnances des princes. Et si nous faisons quelque chose qui leur soit contraire notre acte est nul et de nul effet. »

La prétention de Pie ix n’est donc pas soutenable historiquement. Est-elle admissible en loi et en raison ? Pas davantage. Et qui l’a décidé ? Pie ix lui-même qui a finalement abandonné cette prétention quand les évêques d’Italie, comme nous le verrons plus loin, ont dû accepter l’antériorité du mariage civil.

Sans doute la bénédiction nuptiale se donnait sous les empereurs, mais après le mariage contracté sous la loi civile. Saint Ambroise dit qu’il ne faut pas autoriser le mariage avec un infidèle parce que le mariage doit être sanctifié par la bénédiction du prêtre. Le mariage était donc considéré comme existant déjà avant la bénédiction. Et la chose va de soi puisqu’on agissait sous la loi romaine établissant le consentement comme seule base du mariage. Quarante ans après saint Ambroise, le concile d’Éphèse décrète qu’il faut sanctifier le mariage par la bénédiction du prêtre, comme Jésus l’avait fait aux noces de Cana. Le concile reconnaissait donc lui aussi l’acte civil, mais il jugeait nécessaire de le sanctifier. Jamais alors on n’eût toléré que le prêtre fît un mariage de lui-même et non célébré sous l’empire de la loi civile. Et la bénédiction nuptiale n’était pas considérée comme nécessaire avant l’empereur Léon vi (886-911), qui la décrète à peine de nullité du mariage. Mais c’était une ordonnance civile sanctionnant les ordonnances ecclésiastiques qui n’eussent pas été obligatoires sans elle.

Sous Pépin et Charlemagne on associe les évêques au pouvoir civil dans toutes les causes matrimoniales, ce qui prouve que le mariage était encore considéré comme un acte civil. Les Capitulaires laissent aux évêques le soin de rechercher les degrés de parenté déjà établis par le pouvoir civil. Ils ordonnent aussi que tout mariage soit célébré publiquement et accompagné ou suivi de la bénédiction nuptiale. C’est donc toujours le pouvoir civil qui légifère et l’autorité religieuse qui exécute les ordonnances civiles. La bénédiction religieuse pouvait accompagner ou suivre la cérémonie civile, mais jamais la précéder. Le mariage était donc considéré comme acte civil auquel on permettait de superposer la cérémonie religieuse.

Ainsi depuis l’origine du christianisme, le pouvoir civil était souverain en matière de législation matrimoniale. C’est seulement au divorce de l’empereur Lothaire, en 862, que l’Église réclame un droit de juridiction supérieure sur le mariage.

L’empereur Lothaire répudie sa femme Theutherge. Les conciles d’Aix-la-Chapelle et de Metz avaient approuvé la répudiation. On avait de nombreux exemples de divorce chez les rois goths et les rois francs, et on avait celui de Charlemagne répudiant Hildegarde à la pressante sollicitation du pape Étienne iii. Le principe de l’indissolubilité n’était donc pas encore admis ou imposé. Ces deux conciles étaient donc dans la tradition de l’époque. Mais ici la papauté intervint pour modifier toutes les données antérieures. Si elle n’avait eu d’autre but que de mettre un frein à la licence d’un temps où les puissants de la terre n’en reconnaissaient aucun, l’intervention de Nicolas ier n’eût rien eu que de louable en soi. Mais le but réel de la papauté était d’arracher l’institution du mariage à la juridiction civile et de s’attribuer par là les immenses revenus que son usurpation de cette juridiction allait lui rapporter. Il se présentait néanmoins une grave difficulté. Tous les précédents étaient contre la papauté. Jusqu’alors l’autorité civile seule avait réglé les questions matrimoniales, ou avait autorisé l’Église à suppléer le pouvoir civil. Les décrets de Justinien, de Childebert et de Charlemagne sont décisifs là-dessus. Eh bien ! on avait besoin de précédents et on en inventa. Nicolas ier, s’appuyant sur une fausse décrétale attribuée à l’évêque de Rome Anaclet ier, déclara que l’Église avait et avait toujours eu souveraine juridiction sur le mariage. Et elle l’avait si peu, cette juridiction, qu’il a fallu que l’empereur Léon vi la donnât à l’église grecque vingt ans plus tard. Or l’église romaine ne l’avait pas eue plus que l’église grecque.

C’est un dignitaire ecclésiastique de grand savoir, le cardinal de Cusa, qui a démontré que la décrétale attribuée à Anaclet ier était fausse.[1] Comme alors le monde laïque était plongé dans la « crasse ignorance » que constate Fleury, personne ne douta que Nicolas eût raison d’affirmer que depuis son origine l’Église avait eu souveraine juridiction sur le mariage. Et c’est ainsi que depuis Lothaire, toutes les questions matrimoniales ont été réglées en fait par les fausses décrétales : celles attribuées aux évêques Anaclet ier, Évariste, Calixte ier, Fabien, Jules ier, etc.

Mais ce qui reste vrai c’est que sous les empereurs romains l’Église n’a jamais connu des questions matrimoniales ; que pendant trois siècles, c’est-à-dire jusqu’au concile d’Elvire de 305 ou 306, il n’existait pas d’autres empêchements au mariage que ceux qu’elle avait trouvés dans la Bible ou ceux décrétés par les empereurs, et que sous Childebert l’État lui fait une concession dont on argue plus tard pour la modifier en droit de juridiction exclusive. Même chose sous Charlemagne. L’État s’associe l’Église sur les questions matrimoniales et celle-ci, 30 ans plus tard, représente une simple concession comme une reconnaissance de son prétendu droit primordial. Et qui plus est, elle ne peut le faire qu’en s’appuyant sur un document faux ! Il est certain aujourd’hui que toutes les usurpations de la papauté sur la puissance civile, que ses affirmations de droit antérieur et supérieur au pouvoir laïque, remontent à l’une ou à l’autre des 115 fausses décrétales que Blondel a irrévocablement démontrées telles en 1627. De même, pour le mariage, l’Église s’est emparée du lien en s’appuyant sur ces mêmes fausses décrétales et avant même d’avoir donné sa forme définitive au sacrement au concile de Latran de 1215. Voilà ce que nous présente le triste Syllabus comme des droits divins.[2]

  1. Il y avait un sans-gêne vraiment amusant à attribuer une décrétale à un évêque du nom d’Anaclet quand on n’a jamais connu même son nom d’une manière certaine. Anaclet, ou Clet, disent les historiens de l’Église, était le successeur de Linus, premier évêque de Rome, si l’on en croit la tradition. Aucun document historique ne constate les noms des quatre ou cinq premiers évêques de Rome. Le premier dont on soit à peu près sûr est Clément Ier. On dit, s’appuyant toujours sur les traditions dont on n’est pas sûr, que Linus a été sacré évêque par saint Paul. Malheureusement on ne sacrait pas encore les évêques alors. D’autres disent, sur de prétendues traditions qui ne sont que des contes, que c’est Pierre qui a institué Linus. Et la vérité vraie c’est que personne n’en sait rien. Au temps d’Anaclet, si vraiment il a existé, les chrétiens non seulement ne pratiquaient aucun culte public mais ils se cachaient avec le plus grand soin, soit dans des maisons particulières, soit dans les catacombes. Et dire qu’alors les chrétiens, qui n’osaient pas encore avouer qu’ils le fussent, recevaient des décrétales d’évêques qui n’osaient pas se montrer, il y a là une des plus grandes audaces de la papauté qui les a eues à peu près toutes. On ne sait rien de positif sur les quatre ou cinq premiers évêques de Rome. Tout est conjecture et supposition. Dans cette prétendue décrétale attribuée à Anaclet Ier (ou Clet), on lit que l’Église a eu pleine et entière juridiction sur le mariage depuis l’origine de la religion. Jamais plus audacieuse fausseté n’a été exprimée. Et Nicolas Ier a déclare vérité cette fausseté certaine. La fausse décrétale attribuée à l’évêque Évariste n’est que risible. Et celle attribuée à l’évêque Calixte ier ne montre que la grossière ignorance de son inventeur. On ne conçoit pas qu’un homme de la valeur de Nicolas ier ait osé se servir de pareils documents. Le jugement de la postérité ne le préoccupait guère.
  2. Je discute un peu au long dans mon grand ouvrage ce malheureux document dont on espérait faire la loi suprême du monde moderne et qui n’a eu d’autre résultat que démontrer la singulière incompétence ecclésiastique dans le domaine politique et social, et même dans le domaine métaphysique et religieux. Il y a des inadvertances énormes et parfaitement amusantes dans cet enfant bâtard du jésuitisme.