Les doctrines pédagogiques des Grecs/04

Les doctrines pédagogiques des Grecs
Revue pédagogique, premier semestre 18793 (p. 457-469).

plutarque. — doctrines pédagogiques dans les traités « de l’éducation des enfants » et « de la manière d’écouter ».

Nous arrivons enfin au premier traité consacré spécialement par un ancien à l’éducation : c’est l’ouvrage de Plutarque dont nous venons d’écrire le titre ; et il se trouve que l’authenticité en est contestée. Mise en question par Muret, soutenue par Henri Estienne et par Heinsius, elle semble n’être sortie que fortement ébranlée de l’examen approfondi de Wyttenbach, le célèbre éditeur de Plutarque. Celui-ci la nie, parce qu’aucune mention de l’ouvrage n’est faite dans les écrivains anciens ; parce que le sujet y est traité d’une manière incomplète et superficielle, sans proportions ni méthode, et avec force lieux communs ; parce qu’un grand nombre de locutions ne se retrouvent pas dans les autres ouvrages de l’auteur, et qu’enfin le style travaillé, coupé, ne rappelle pas sa manière habituelle.

Il faut toujours se défier un peu de l’antipathie passion née conçue par certains érudits, surtout en Allemagne, contre des œuvres universellement admises. C’est ainsi que Schleiermacher et Ritter veulent nous faire rejeter le premier Alcibiade de Platon, que les critiques d’Alexandrie avaient commenté sans défiance, et dans lequel, malgré upe intelligence de la langue et de la philosophie grecques plus délicate que ne peut l’avoir un moderne, ils n’avaient pas aperçu ces disparates de style et d’idées qui ont frappé les critiques allemands. Ast a été jusqu’à enlever à Platon la paternité des Lois, qui n’est pas mise un instant en doute par Aristote lui-même, dépensant un grand fonds de science pour soutenir ce paradoxe. Les arguments de Wyttenbach seraient assez décisifs dans leur ensemble, si quelques-uns n’étaient sensiblement exagérés. On peut bien relever dans le traité De l’éducation des enfants un petit nombre d’expressions qui ne sont pas habituelles dans Plutarque ; mais celui qui lira sans parti pris cet opuscule, en même temps que les trois ou quatre autres qui le suivent, n’apercevra pas entre eux une telle différence, quoiqu’il soit sous certains rapports inférieur aux traités Sur la manière d’écouter et Sur les progrès dans la vertu. Les Morales forment une vaste collection où il y a des parties assez médiocres, dont on n’a cependant pas contesté l’authenticité ; Plutarque sommeille encore plus souvent que le bon Homère. Nous n’admettons pas du reste la sévérité de Wyttenbach envers le traité De l’éducation des enfants. À part quelques incohérences de détail, le sujet est développé avec ordre et rien n’est plus facile que de dresser une table des matières de cet ouvrage. Si la question n’y est pas épuisée, on peut remarquer dans les chapitres de Platon et d’Aristote consacrés au même sujet ; et beaucoup plus longs ; bien plus de lacunes encore. Les anecdotes intéressantes, les souvenirs littéraires et philosophiques, les « dits mémorables », venant à l’appui des idées de l’auteur, y abondent suivant l’usage, et rendent peu légitime le reproche de sécheresse, Enfin on y trouve assez de périodes pour que le style ne semble pas aussi coupé que le prétend notre commentateur.

Un ingénieux critique des Morales, qui adopte l’opinion de Wyttenbach, dit cependant : « Ce n’est pas que ce traité soit tout à fait sans valeur. Les observations sensées, les idées pratiques n’y manquent point. Le pastiche est d’ailleurs assez habile. L’auteur connaissait Plutarque, le fond de ses doctrines, qu’il résume parfois avec une heureuse exactitude, le tour de son esprit, les procédés de sa méthode[1]. » Quand on est forcé de faire un pareil aveu, il faut avoir des arguments bien solides pour démontrer qu’un pastiche aussi habile, où on retrouve le fond des doctrines, le tour d’esprit, la méthode habituelle de l’auteur, n’est pas un ouvrage authentique. Ces arguments font défaut, et nous pensons qu’on a eu raison de maintenir, jusqu’à preuve décisive du contraire, le traité de Plutarque en tête du recueil de ses œuvres morales. Nous répéterons ces sages paroles d’un érudit au sujet de la divergence des opinions de Juste Lipse et de Jérôme Wolf sur l’authenticité de l’Exhortation d’Isocrate à Démonique : « Licet illam orationem Isocratis neget esse Justus Lipsius, tamen cum Hieronymus Wolfius et alii docti viri camdem ideo non rejecerint, nec mihi æquum visum est illam, nondum dijudicata causa, ex scholis eliminari. »

On ajoute que « le Traité fût-il de Plutarque, il n’y aurait pas lieu d’y insister davantage, la plupart des remarques qu’il contient n’étant que la reproduction sèche des observations ingénieusement développées par notre moraliste dans des œuvres authentiques et d’une plus haute portée[2]. » Une simple lecture de l’œuvre contestée et des œuvres incontestables montre combien cette assertion est hasardée. La doctrine pédagogique de Plutarque peut être confirmée, étendue par des passages disséminés dans d’autres ouvrages ; mais on n’en trouve le fond et l’exposé méthodique que dans le traité Sur l’Éducation des enfants, où l’auteur n’est pas sorti de son sujet, tandis que les préceptes donnés par exemple dans les traités Sur la manière d’écouter ou Sur les progrès dans la vertu, concernent presque tout aussi bien les hommes faits que les jeunes gens. Quant au traité Sur la manière de lire les poëtes, Plutarque n’y envisage qu’une partie assez restreinte de l’éducation. C’est donc avec tous les ouvrages attribués à Plutarque, sans exclusion, que nous essayerons d’établir la doctrine du moraliste de Chéronée en matière de pédagogie.

Depuis Aristote, les idées morales ont déjà fait un progrès sensible. La foi dans la légitimité de l’esclavage est ébranlée : la compassion plus grande que l’on témoigne aux esclaves est un acheminement, bien lent encore, vers la reconnaissance de leurs droits. La sainteté du lien conjugal est mieux comprise, et la femme monte peu à peu au rang d’égale de l’homme. Enfin la souveraineté de l’État est moins absorbante ; la famille semble échapper au despotisme du magistrat, tout-puissant encore dans la cité de Platon et dans celle d’Aristote. Plutarque ne réclame plus son intervention perpétuelle, ses règlements étroits, ni même son inspection. Tout ce qu’il dit de l’éducation s’adresse à la famille. On a fini par comprendre que la liberté individuelle est le plus noble privilége de l’homme, et que si la raison doit être la souveraine maîtresse de ses actions, c’est dans le for intérieur de chacun qu’elle doit dominer, non en faisant appel à la force redoutable et tyrannique de l’État. L’homme est l’artisan de sa destinée ; pour être responsable de ses actions, il faut qu’il en soit le maître, et le respect du droit d’autrui est la seule limite qu’il puisse reconnaître à l’exercice de son propre droit. La vertu générale résulte dans une république de la vertu particulière des citoyens qui la composent, et non pas de la vertu très-hypothétique de ceux qui la dirigent. L’enseignement donné par le Christ dans un coin de la Palestine était plein de ces idées ; il était par excellence une réaction du libre arbitre contre la tyrannie morale et religieuse de l’État. « Ce principe fut fécond en grands résultats, dit M. Fustel de Coulanges… Si l’État fut plus maître en certaines choses, son action fut aussi plus limitée. Toute une moitié de l’homme lui échappa. Le christianisme enseignait que l’homme n’appartenait plus à la société que par une partie de lui-même, qu’il était engagé à elle par son corps et par ses intérêts matériels, que, sujet d’un tyran, il devait se soumettre ; que, citoyen d’une république, il devait donner sa vie pour elle ; mais que, pour son âme, il était libre et n’était engagé qu’à Dieu[3]. » Si le christianisme s’est répandu avec une rapidité prodigieuse, c’est qu’il a rencontré dans le monde antique les vieilles croyances déjà chancelantes. En particulier, la famille telle que Plutarque l’a conçue, n’est pas encore la famille chrétienne ; mais, par son autonomie, elle ne ressemble plus en rien à ce qu’en avaient voulu faire Lycurgue et les admirateurs que ce législateur légendaire trouva jusque dans une postérité assez reculée, parmi les écrivains et les philosophes les plus éminents, Xénophon, Platon, Aristote.

Plutarque n’impose pas comme eux à l’union conjugale les singulières prescriptions que nous avons dû omettre dans nos précédents chapitres ; il respecte assez la chambre nuptiale pour en fermer les portes au magistrat. Il se contente de rappeler à ceux qui désirent devenir pères d’enfants distingués qu’ils doivent apporter la plus grande attention dans le choix d’une épouse, et les plus grands scrupules dans leurs relations conjugales. « Car ceux, dit-il, dont la composition native est falsifiée et frelatée tombent naturellement dans l’erreur et la bassesse. Le poëte a dit avec raison : C’est une cause de servitude pour un homme, fût-il d’une âme hardie, que d’avoir trace en lui des vices de son père ou-de sa mère. Au contraire, les enfants de parents illustres sont pleins de noblesse et de fierté[4]. » La science moderne n’a pas encore éclairci cette obscure question de l’hérédité physique et morale. En attendant les indications précises que donneront ses futures découvertes, nous n’en savons guère plus que les anciens à ce sujet, du moins pour la pratique. Ils connaissaient déjà la redoutable responsabilité du père et de la mère, et les innombrables conséquences que peut avoir dans l’avenir l’acte d’un instant. Les médecins curieux de connaître les rêveries physiologiques d’un ancien sur la reproduction de l’espèce, liront avec intérêt le cinquième livre des Opinions des philosophes de Plutarque.

Cependant, si la nature a une telle influence sur le développement physique et moral de l’enfant, elle n’est pas souveraine : l’éducation peut réagir contre elle. L’éducation se compose de l’instruction que l’on reçoit, et des habitudes que l’on contracte. La vertu résulte à la fois de la nature et de l’éducation. « S’il ya défaut sur l’un de ces points, la vertu en est nécessairement incomplète. Sans l’instruction, la nature est aveugle ; sans la nature, l’instruction laisse à désirer ; quant aux habitudes, elles sont défectueuses, séparées du reste. De même qu’en agriculture, il faut rencontrer d’abord une bonne terre, ensuite un laboureur habile, enfin de bonnes semences ; ainsi le naturel de l’enfant ressemble à la terre, celui qui l’élève au laboureur, les règles et les préceptes de la raison qu’il lui transmet à la semence[5]. » Ces distinctions sont tout à fait analogues à celles d’Aristote lorsqu’il définit l’objet de l’éducation, et la comparaison dont se sert Plutarque pour les rendre plus sensibles est la même. Il faut donc qu’avant de donner l’instruction à l’enfant, c’est-à-dire avant de lui faire voir la vérité, on l’ait préparé à cette vue, qui autrement l’offusquerait ; car les préceptes de la morale ne font que choquer celui qui a déjà contracté des habitudes contraires à la morale, tandis qu’il est facile, avant toute leçon, de façonner insensiblement les habitudes par ja pratique, et de leur donner une bonne direction. Ce n’est, suivant Plutarque, qu’une affaire de temps. « Lycurgue, le législateur des Lacédémoniens, avait deux chiens nés des mêmes parents ; l’un fut élevé dans l’oisiveté et dans la gourmandise, l’autre dressé à la chasse. Un jour que ses concitoyens étaient réunis : Hommes de Lacédémone, leur dit-il, rien ne mène plus sûrement à la vertu que l’exercice et l’habitude ; je vais vous en convaincre à l’instant. Alors il fait paraître les deux chiens ; il place devant eux d’un côté un lièvre vivant, de l’autre un plat de viande. L’un des chiens court au lièvre et l’autre au plat. Les Lacédémoniens ne comprenaient pas encore le dessein de Lycurgue. Ces deux chiens, ajouta-t-il alors, qui ont une origine commune, ayant reçu une éducation différente, l’un est devenu gourmand, et l’autre chasseur[6]. »

Si la mauvaise éducation peut gâter les natures les mieux douées, la bonne éducation peut corriger aussi les plus défectueuses. Plutarque, pour montrer la puissance de l’industrie humaine, cite l’exemple des roues de voiture, courbées par le travail du carrossier, et dont le bois ne pourrait, quoi qu’on fasse, reprendre sa rigidité primitive ; et il exprime ensuite cette idée assez profonde, que « ce qui est fait à l’encontre de la nature est confirmé par l’action des forces naturelles[7] ». C’est ainsi que l’énergie passionnée de certains caractères portés au mal peut se trouver employée pour le bien, grâce à une éducation habile qui la dirige dans une autre voie sans l’amortir. Grande vérité d’observation, dont nos lois pénales qui se rapportent à l’enfance ne tiennent pas assez de compte ! Si les maisons de correction étaient surtout des maisons d’éducation, et si, au lieu d’imposer aux malheureux enfants qu’on y enferme une règle dure et uniforme qui ne garantit que les apparences et n’atteint pas le développement latent des mauvaises habitudes dans des âmes naturellement énergiques, mais vicieuses, on savait agir sur ces habitudes pour les tourner du côté de la vertu, il en sortirait plus d’hommes utiles et honnêtes, moins de vagabonds et de malfaiteurs. Confié à des mains maladroites, l’élève de Fénelon eût promis à la France une sorte de Caligula : on sait ce qu’il était devenu, lorsque la mort le ravit ; son précepteur avait peut-être même trop réagi contre la nature et trop adouci un caractère primitivement féroce. Ce n’est pas, nous l’avons déjà dit dans un autre chapitre, que nous partagions entièrement la noble foi de Plutarque dans les effets de l’éducation. Mais nous pensons que l’activité humaine tantôt s’exagère, tantôt néglige les ressources dont elle dispose. Notre lutte avec la fatalité physique et morale doit être constante et serrée, sans présomption, mais sans défaillance.

La nature n’inspire pas à Plutarque la même défiance qu’à Lucrèce pour ce qui touche l'enfant nouveau-né ; comme Jean-Jacques Rousseau, il veut qu’on écoute ses conseils au début de la vie. Elle nous montre elle-même qu’il faut que les mères nourrissent ceux qu’elles ont enfantés. « Car c’est pour cela qu’à tout animal qui a produit elle fournit le lait comme moyen d’alimentation. Sagement aussi sa providence a donné deux mamelles aux femmes, afin que, si elles ont enfanté deux jumeaux, elles puissent nourrir en même temps l’un et l’autre[8]. »

La science sourit de cette croyance naïve aux causes finales ; mais, par des raisons différentes, elle confirme l’opinion de Plutarque. Le psychologue et le moraliste l’approuveront pleinement quand il dit que les mères nourrissent leurs enfants avec plus d’amour et de sollicitude : car elles les aiment du fond des entrailles, tandis que les nourrices n’ont qu’une affection feinte et ne tiennent qu’au gain. Outre cela, elles s’attacheront davantage à leur progéniture ; « par Jupiter, ajoute Plutarque avec une simplicité charmante, ce n’est pas sans raison : l’action de manger ensemble porte à la bienveillance[9]. » Mais si les mères ne peuvent elles-mêmes donner le sein à cause de leur faiblesse, du moins il ne faut pas choisir les premières nourrices venues. Plutarque veut qu’elles soient Grecques d’origine et de mœurs, afin qu’elles n’élèvent pas leurs nourrissons dans les croyances et les préjugés des barbares ; et qu’on veille soigneusement, suivant la prescription du divin Platon, aux propos qu’elles leur feront entendre, afin que ces jeunes âmes ne s’emplissent pas dès le début de sottise et de corruption. C’est pour la même raison que les petits compagnons qui servent les enfants et sont élevés avec eux doivent « être de bonnes mœurs, savoir bien la langue, et la parler correctement ; des esclaves barbares où corrompus communiqueraient aux enfants les vices de leur langage et de leurs mœurs ; un ancien proverbe dit avec raison qu’on apprend à boiter avec les boiteux[10]. »

Les conseils de Plutarque s’adressent surtout aux familles riches ; car, à ses yeux, la pauvreté apporte trop de modifications dans la vie, elle impose trop de gène, pour que les enfants pauvres puissent être élevés avec la sollicitude, le loisir, l’abondance de ressources que suppose une édycation parfaite et vraiment libérale. Aïnsi Aristote fait de l’aisance une condition presque indispensable de la parfaite vertu[11]. « Je désirerais vivement, dit Plutarque, que mes préceptes fussent utiles à tous en général. Si quelques-uns, à cause de leur indigence, ne peuvent en faire usage, qu’ils accusent, non pas l’auteur, mais la fortune. Les pauvres doivent essayer de donner la meilleure éducation à leurs enfants ; mais, s’ils ne le peuvent, se restreindre au possible[12]. » C’est pourquoi son attention se porte presque immédiatement sur ce qui préoccupe un père riche dont l’enfant sort de nourrice, c’est-à-dire sur le choix d’un gouverneur.

Nous ne sommes plus, on le voit, à l’époque où l’école publique réclamait impérieusement la direction complète du cœur et de l’esprit des futurs citoyens. L’enfant pour lequel écrit Plutarque n’ira pas, comme celui dont parle Aristophane[13], à l’école de musique avec ceux du même quartier, « tous nus, serrés en bon ordre, même quand la neige tombe à gros flocons ; » il n’apprendra pas les chants religieux et patriotiques de Lamproclès, et ne sera pas criblé de coups s’il a donné de molles inflexions à sa voix ou s’est permis une bouffonnerie. Plutarque ne fait guère mention dans ses traités des écoles de l’enfance ; l’enseignement public n’existe à ses yeux qu’au degré supérieur, quand il s’adresse à la jeunesse par la bouche des rhéteurs, des philosophes et des sophistes. Il est vrai que, si l’État s’est relâché de ses exigences en matière d’éducation, cette indulgence, à en croire notre moraliste, a produit des résultats médiocres. « Ce qui arrive aujourd’hui à beaucoup de pères, dit-il, est bien ridicule. De leurs bons esclaves, ils désignent les uns comme cultivateurs, les autres comme matelots, d’autres comme marchands, intendants, économes. Mais, lorsqu’ils trouvent un esclave ivrogne, glouton, incapable de toute fonction utile[14], c’est à lui qu’ils confient leurs enfants… Il y a bien lieu de mépriser certains pères qui, par ignorance ou par inexpérience, remettent leurs enfants entre les mains d’hommes obscurs et inconnus avant de les avoir éprouvés. Mais ce qui est le comble de la folie, c’est que souvent, quoique avertis par des personnes éclairées de l’inexpérience et de la mauvaise conduite des maîtres qu’on leur propose, ils ne laissent pas de les prendre, cédant aux caresses de leurs flatteurs ou aux sollicitations de leurs amis. C’est ressembler à un malade qui, pour plaire à un ami, quitterait un médecin habile duquel il aurait lieu d’espérer sa guérison pour en prendre un qui le tuera par sa maladresse ; ou à un voyageur qui renverrait un excellent pilote, et, à la prière de son ami, en prendrait un détestable… Il en est même qui portent si loin l’amour pour l’argent et l’indifférence pour leurs enfants, que, dans l’intention d’éviter la dépense, ils leur choisissent pour gouverneurs des hommes de nul mérite dont l’ignorance est toujours à bon marché. Aristippe fit un jour à l’un de ces hommes privés de sens une réponse pleine de sel. Comme il lui demandait mille drachmes pour élever son fils : Par Hercule, dit le père, quelle exigence ! avec mille drachmes, je puis acheter un esclave. — Et même tu en auras deux, répondit Aristippe : ton fils et celui que tu auras acheté[15]. »

Cette vive critique de Plutarque contre la sottise des pères de son temps n’a pas perdu tout intérêt du nôtre. La bonne éducation de la jeunesse est un avantage précieux qu’on ne saurait acheter trop cher ; mais tous ne sont pas de cet avis aujourd’hui encore ; beaucoup, suivant l’heureuse expression. que nous avons citée, recherchent l’ignorance qui vend à bon marché ses services, ou refusent de payer à leur prix ceux des maîtres habiles dans la plus pénible des professions. Plutarque regarde comme l’idéal du gouverneur le vieux Phénix qui dirigea l’enfance d’Achille, c’est-à-dire l’homme irréprochable dans sa vie et qui joint à des mœurs pures un grand fonds de sagesse et d’expérience. « Les jardiniers dressent des tuteurs autour des plantes et des arbrisseaux pour soutenir et redresser leur tige ; de même un bon gouverneur environne son jeune élève de l’appui de ses préceptes pour empêcher ses mœurs de se pervertir[16]. »

  1. Gréard, De la morale de Plutarque, p. 140.
  2. Gréard, De la morale de Plutarque, p. 140.
  3. La Cité antique, p. 478 et 419.
  4. De Liber, Éduc., édition Tauchnitz, p, 2.
  5. De Liber, Éduc., édition Tauchnitz, p. 2.
  6. De Liber. Educ., p. 5.
  7. Ibid., p. 4.
  8. De Liber. Educ. p. 6.
  9. De Liber. Educ., p. 6.
  10. Ibid., p. 7. Voir les mêmes idées dans Tacite, Dialogue des Orat., Ch. xxviii et xxix.
  11. Morale, l. Ier, ch. x.
  12. De Liber. Educ., p. 18.
  13. Nuées, v. 960 et suiv.
  14. Nec cuiquam serio ministerio accommodatus…, Tacite, Dial. des Orat., 29.
  15. De Liber Educ., p. 7, 8 et 9.
  16. De Liber. Educ., p. 8.