Les doctrines pédagogiques des Grecs/03

Les doctrines pédagogiques des Grecs
Revue pédagogique, premier semestre 18793 (p. 325-353).

aristote. — l’éducation dans la morale et dans la politique.

Il est regrettable que nous ne possédions pas le traité spécial qu’Aristote avait consacré à l’éducation des enfants. Nous y eussions trouvé peut-être la rigueur d’exposition, la profondeur d’analyse, qui caractérisent ses autres traités, et les anciens nous eussent au moins légué en cette matière une œuvre complète. On a vu qu’il ne faut rien demander de semblable à Platon ; et quoique le septième livre des Lois soit consacré presque en entier à l’éducation, il est trop court et trop incomplet à beaucoup d’égards, pour qu’on puisse le regarder comme une étude approfondie, facile à isoler du reste. Nous ne trouverons non plus chez Aristote, sur le sujet qui nous occupe, que des idées éparses dans l’Éthique, à Nicomaque, et dans la Politique, sauf à la fin du septième livre et dans tout le huitième de ce dernier ouvrage. Malheureusement ce huitième livre ne nous est parvenu que mutilé, et il s’interrompt brusquement au milieu d’un examen très-détaillé fait par le philosophe des rapports de la musique avec l’éducation. Cependant la Morale et la Politique nous fournissent assez de documents pour que nous puissions établir avec quelque certitude les principes de la doctrine péripatéticienne en matière de pédagogie.

Avant d’avoir lu ces deux traités, la seule biographie d’Aristote nous ferait préjuger en faveur d’une compétence supérieure à celle de Platon. L’éducation qu’il reçut jusqu’à dix-sept ans de son père Nicomaque, médecin du roi de Macédoine Amyntas II, dut présenter, à cause de la profession même du père, certains caractères spéciaux qui n’échappèrent pas à la sagacité de l’enfant. Des mains de Nicomaque, il passe dans celles de Proxène d’Atarnée, qui continua certainement à l’élever avec sollicitude, puisque Aristote conserva pour lui une grande reconnaissance[1]. Il épouse plus tard la fille de son bienfaiteur, le tyran Hermias ; il vit avec elle dans une union parfaite[2], il en a plusieurs enfants, et, ce qui montre un goût assez vif pour l’enfance, il adopte encore le fils de son tuteur Proxène. La mort de sa première femme laisse dans ses affections un trop grand vide : il le comble en épousant une de ses esclaves, Herpyllis, dont son testament fait encore mention dans des termes attendris ; elle lui donne un nouveau fils, Nicomaque, à qui la Morale est adressée. Si Platon connut la jeunesse pour avoir vécu avec elle, lorsqu’il était disciple de Socrate, et lorsqu’il eut fondé lui-même une école de philosophie, il n’eut pas cette connaissance intime qu’on ne peut acquérir qu’autour du foyer domestique, et qui, pour être complète, doit être accompagnée d’une sympathie profonde, celle du père pour sa famille.

Aussi le législateur de la République a-t-il décrété la communauté des femmes et des enfants ; dans les Lois, où cette monstrueuse utopie a disparu, on-ne trouverait pas sur la famille une ligne émue. Ne faut-il pas attribuer aux sentiments de l’époux et du père, autant qu’à la raison du philosophe, cette réfutation du système de Platon que l’on peut lire dans la Politique. « Un sentiment général d’affection est pour les cités le plus grand des biens, puisque c’est ce qu’il y a de plus propre à les garantir de la discorde… Or la communauté doit rendre l’affection faible à force d’être délayée ; il est impossible qu’un père y dise : mon fils, — ou un fils : mon père. De même qu’en mêlant un peu de miel dans une grande quantité d’eau, l’on obtient un mélange où la saveur douce est insensible, de même ce qu’il y a d’individuel dans les rapports que désignent ces noms se dissipe et s’évanouit, parce que le résultat inévitable d’une pareille communauté est d’intéresser extrêmement peu un père à ses fils, des fils à leurs pères, et des frères les uns aux autres. Car il y a deux choses qui contribuent essentiellement à faire naître l’intérêt et l’attachement dans le cœur des hommes, la propriété et l’affection. Or ni l’une ni l’autre ne peuvent exister sous une forme de gouvernement comme celle-là[3] ».

C’est encore la raison qui domine dans ce passage ; mais voici ce que pouvait écrire un époux seul, et un époux qui a trouvé dans la famille la source de vives et pures jouissances : « L’affection conjugale est un effet direct de la nature humaine, car l’homme est porté par sa nature à vivre avec la femme plus encore qu’à vivre en société politique ; d’autant plus que l’existence de la famille est nécessairement antérieure à celle de la cité, et que la propagation des espèces est une loi commune à tous les êtres animés. Mais cette union se borne uniquement à cela dans les autres espèces ; au lieu que, chez l’homme, elle a encore pour but de se procurer toutes les choses nécessaires à la vie ; car bientôt la tâche se trouve partagée entre les deux membres de l’association, et celle de l’homme est autre que celle de la femme. Aussi se prêtent-ils de mutuels secours, mettant en commun les moyens propres à chacun d’eux. C’est pour cette raison que l’utile et l’agréable semblent plus spécialement unis dans cette espèce d’amitié. Elle peut même être fondée sur la vertu, si le mari et la femme sont dignes d’estime, puisque chacun d’eux a son mérite propre ; et ils peuvent trouver la plus douce satisfaction dans un pareil lien. Les enfants contribuent ordinairement à le resserrer encore davantage ; et c’est pour cela que les époux qui sont privés de ce bonheur, se désunissent plus promptement ; car les enfants sont un bien commun à l’un et à l’autre, et tout ce qui est commun est un moyen d’union[4] ».

Une dernière citation nous montrera dans Aristote le sentiment du père absolument pur de tout égoïsme, puisqu’il n’a pas l’illusion de croire que son attachement est payé de retour, et que s’il attend de ses enfants quelque affection en reconnaissance des bienfaits dont ils ont été comblés, il la croit tardive et la regarde comme nécessairement inférieure à la sienne. « Les parents, dit-il, aiment leurs enfants comme une partie d’eux-mêmes, et ceux-ci aiment leurs parents comme tenant d’eux une partie de ce qu’ils sont. Mais les parents connaissent mieux ce qui vient d’eux que les enfants ne savent ce qu’ils tiennent de leurs parents ; et il y a un rapprochement naturel plus intime de la part de l’être qui a donné la vie à celui qui l’a reçue, qu’il n’y en a de ce dernier à l’auteur de son existence… La différence du temps est encore à considérer : car ceux qui ont donné la vie à d’autres êtres les chérissent dès l’instant même de leur naissance ; mais ce n’est que lorsqu’ils sont un peu avancés dans la vie, lorsque leur intelligence et leur sensibilité ont acquis un certain développement, que les enfants chérissent les auteurs de leurs jours[5]. »

En dehors de sa famille, Aristote a pratiqué lui-même l’art si difficile d’élever l’enfance. En 343, Philippe le chargea de l’éducation d’Alexandre ; ce prince avait treize ans, et il resta pendant près de quatre ans confié aux soins du philosophe. L’affection qu’il lui conserva est la meilleure preuve qu’il avait trouvé en lui non-seulement un professeur habile, mais surtout un maître sympathique. Si la lettre de Bossuet au pape Innocent sur les études du dauphin fils de Louis XIV nous présente un vif intérêt, combien nous devons regretter qu’Aristote ne nous ait pas laissé un exposé des méthodes qu’il suivit pour former l’intelligence et le cœur de son illustre élève. Du moins on trouve dans l’histoire des renseignements et des faits qui permettent de conjecturer ce que fut cette éducation : tels sont le culte qu’Alexandre professait pour Homère, le respect qu’il montra dans le sac de Thèbes pour la maison de Pindare, la lettre citée par Plutarque[6], qu’il écrivit à son maître pour lui reprocher d’avoir rendu publiques des doctrines métaphysiques qu’il voulait être le seul à posséder, le don de sommes considérables, dont Athénée fait monter le total à plus de huit cents talents, pour faciliter ses travaux scientifiques, enfin, si l’on en croit une tradition contestée de nos jours, l’envoi continuel, fait du fond de l’Asie par le conquérant d’une foule d’animaux, de plantes, de productions curieuses, et même de documents politiques sur les différentes constitutions des peuples vaincus. Assurément un élève tel qu’Alexandre était l’idéal pour un maître doué de grandes aptitudes pédagogiques et possesseur d’un savoir prodigieux. Mais Aristote avait un sentiment trop juste de la réalité, une connaissance trop exacte de l’esprit humain, pour s’être fait illusion sur la capacité habituelle de cet esprit. Dans tout ce qu’il a dit de l’éducation, il n’a montré pour le commun des hommes aucune des exigences qu’il dut avoir avec raison à l’égard d’un élève tout à fait exceptionnel.

Comme la pédagogie d’Aristote se rattache étroitement à sa conception de la morale et de la politique, il est indispensable d’exposer en quelques mots les principes de cette conception même. Tout ce qu’on entreprend, dit Aristote au commencement de la Morale, a un but, qui est, en dernière analyse, le plus grand bien possible de celui qui agit. Toutes les sciences ont donc pour fin dernière un avantage qui doit en résulter. Comme elles sont subordonnées les unes aux autres, en raison de l’importance du but qu’elles se proposent, il doit y en avoir quelqu’une qui est supérieure aux autres, dont le but est le plus important, dont la fin est principale, et telle que les autres ne soient que des moyens d’arriver à celle-là. C’est la politique, qui a pour fin le plus grand bonheur de l’homme individuel et des hommes réunis en société. Qu’est-ce le bonheur ? Après la discussion des réponses faites par d’autres à cette question essentielle, Aristote donne la sienne : « Le bonheur consiste dans une activité complète de l’âme qui se conforme à la justice et à la raison ; en d’autres termes, le bonheur est la plus grande somme de plaisir qui puisse résulter de l’exercice le plus actif de nos plus nobles facultés. Le plaisir véritable est inséparablement uni à une telle activité ; les plaisirs apparents qui ne présentent pas cette condition sont tous faux à certains égards. L’art de pratiquer tout le bien possible et de diriger vers ce but nos sentiments de plaisir ou de peine, c’est la vertu. »

Mais la vertu n’est pas un don de nature, sauf pour quelques hommes qui, véritablement favorisés par la fortune, tiennent ce privilége de quelque cause divine. Il ne faut pas trop compter non plus, pour la faire acquérir aux hommes, sur la raison et sur l’instruction ; car « il est à craindre qu’elles n’aient pas le même pouvoir sur tous, et peut-être faut-il que l’âme de celui qui doit recevoir leurs préceptes, comme une terre destinée à nourrir la semence qu’on lui confie, ait été formée d’avance, par de bonnes habitudes, à conserver des sentiments d’amour ou d’aversion conformes au bien. En effet, celui qui est soumis à l’empire des passions, ne peut guère entendre ni comprendre les raisons destinées à l’en détourner ; et, dans cet état, comment le faire changer de sentiments ? Il faut donc d’abord que l’on ait des mœurs appropriées en quelque sorte à la vertu, qu’on ait de l’amour pour ce qui est honnête, de l’aversion pour ce qui est honteux et bas[7]. »

Aristote laisse entendre que ces sentiments doivent avoir été conçus sans qu’on en ait eu pour ainsi dire conscience, sous une direction étrangère qui a su diriger habilement vers le bien cette énergie de la sensibilité, indifférente et comme aveugle à l’origine quant au but de son développement. La vertu dépend donc presque entièrement de l’habitude ; elle est comme un système d’habitudes bien réglées. « En bâtissant, on devient maçon ; en jouant de la lyre, on devient musicien ; de même en pratiquant la justice on devient juste, sobre en pratiquant la tempérance, courageux en faisant des actes de courage[8]… L’habitude de se comporter, les uns d’une manière et les autres d’une autre, dans les mêmes circonstances, fait que les hommes deviennent, les uns sages et modérés, les autres débauchés et emportés. En un mot, c’est de la répétition des mêmes actes que naissent les habitudes ; et voilà pourquoi il faut que les actions soient assujetties à un mode déterminé ; car de leurs différences naissent les habitudes diverses[9]. »

Or qui réglera ce mode ? Le législateur. « Les législateurs, dit Aristote, rendent les citoyens vertueux en leur faisant contracter de bonnes habitudes[10]. » Et quel est l’âge de la vice où l’action du législateur se fera le plus aisément sentir ? Évidemment l’enfance, âge où les habitudes ne sont pas encore prises, où le caractère est comme une cire molle, capable de contracter toutes les formes. « Ce n’est donc pas une chose indifférente que de s’accoutumer, dès l’âge le plus tendre, à agir de telle ou telle manière ; c’est au contraire une chose très-importante, ou plutôt, tout est là[11]. »

On voit qu’Aristote a de l’éducation une idée semblable à celle qu’exprimait Platon par la seconde définition que nous avons signalée dans les Lois. Du zeste, cette définition ne lui a pas échappé, et il la confirme dans le passage suivant de la Morale : « On doit considérer surtout comme signe des dispositions le plaisir ou la peine qui se joignent aux actes. Car celui qui s’abstient des plaisirs des sens, et qui trouve à cela de la satisfaction, est véritablement tempérant, au lieu que celui qui ne le fait qu’à regret est porté à la débauche ; celui qui se plaît à braver les dangers, ou du moins qui les brave sans peine, est courageux ; mais celui qui ne les affronte qu’à regret est timide. En effet, la vertu morale est relative aux plaisirs et aux peines, puisque c’est l’attrait du plaisir qui nous porte aux mauvaises actions, et la crainte de la peine qui nous détourne des bonnes. C’est pour cela qu’il faut, comme dit Platon, avoir été élevé, dès l’âge le plus tendre, de manière à ne trouver du plaisir ou de la peine que dans les choses où on le doit ; car c’est là précisément la bonne éducation[12]. »

Il est impossible de contester ce que dit Aristote sur l’influence des habitudes et sur la nécessité de les former dans la première enfance. Mais un moderne peut n’être pas d’accord avec lui au sujet du rôle qu’il attribue tout d’abord au législateur. On n’a plus de l’État la conception étroite des anciens ; on n’admet pas comme eux le sacrifice de toute liberté individuelle à la prospérité publique, ou plutôt on croit qu’un large exercice de cette liberté y contribue grandement. Il importe certainement à une nation de trouver des jeunes gens robustes pour en faire des soldats, et la bonne constitution des jeunes gens dépend en partie des soins donnés au développement de leur corps pendant l’enfance. Mais aujourd’hui l’État n’intervient point au milieu des familles, afin de leur imposer ces soins : il s’en remet au dévouement des hommes instruits pour répandre dans le public des idées justes sur l’hygiène, à l’intelligence des parents pour les comprendre, à leur affection pour les mettre en pratique. Il peut constater chaque jour les progrès réalisés par cette science, sans se faire illusion toutefois sur ce qu’il existe encore à cet égard de préjugés absurdes, de négligence, et même de mauvaise volonté. Mais s’il essayait d’intervenir à chaque moment de la vie domestique pour faire triompher ce qu’il croit être, et ce qui est en effet le bien, cette immixtion perpétuelle dans les détails de la vie privée semblerait à tous un insupportable despotisme. Encore, à la rigueur, pourrait-on le supporter pour ce qui regarde les prescriptions de l’hygiène : car l’hygiène est une science, et ses lois sont à peu près universellement admises. Mais pour ce qui touche à la morale, comment admettre la prétention de l’État à former le caractère, les habitudes, les sentiments de l’enfance, d’après un système préconçu, qui peut changer avec le gouvernement lui-même ? Bien des gens s’insurgent à notre époque contre la tyrannie des programmes d’enseignement. imposés par l’État dans les écoles qu’il entretient, tyrannie qui arrête, dit-on, l’initiative des maîtres, et qui ne procure même pas aux enfants l’avantage de la stabilité des méthodes, puisqu’on a vu les programmes changer avec les gouvernements qui en disposent. Que serait-ce, si ces programmes étendaient leurs exigences à l’éducation du caractère, et si l’enfant se trouvait dès sa naissance leur justiciable ?

Aristote ne songe pas plus que ses prédécesseurs au droit du père en face de l’État, droit qui nous semble aujourd’hui sacré, et auquel on craint de porter atteinte même pour imposer à tous les enfants l’instruction obligatoire ; à ses yeux la vertu elle-même est obligatoire. « Comme il y a, dit-il, un but unique, une fin qui est la même pour toute société civile, il s’ensuit que l’éducation doit être une, et la même pour tous les membres de la société, et que la direction en doit être commune, et non pas abandonnée à chaque particulier… Il est donc évident que c’est au législateur à régler cet objet, et qu’il doit le régler pour tous les citoyens[13]. »

Aussi bien que Xénophon et Platon, il se reporte à l’inévitable législation de Lycurgue : « Sous ce rapport, du moins, on peut approuver les Lacédémoniens qui ont voulu que l’éducation fût la même pour tous[14] ; » et il en soutient le principe par une raison nouvelle. Quand même on reconnaîtrait dans le père assez de raison et d’habileté pour diriger l’éducation des enfants, on ne devrait cependant pas la lui confier, parce qu’il lui manque l’autorité. « S’il faut que l’homme destiné à devenir vertueux ait été élevé sagement, et qu’il ait contracté de bonnes habitudes ; s’il doit de plus continuer à mener une vie sage et réglée, sans jamais se permettre, à dessein ou malgré lui, aucune action répréhensible, cela ne peut se faire qu’autant que sa conduite sera assujettie à un certain ordre conforme à la raison et appuyé de la force convenable. Or, l’autorité paternelle n’a point cette force irrésistible qui ressemble à la nécessité ; il n’y a que la loi qui soit revêtue de cette puissance coercitive, puisque en général on hait ceux qui s’opposent à nos désirs, même quand ils ont de justes motifs pour le faire ; au lieu que la loi n’excite aucun sentiment de haine, en prescrivant ce qui est honnête et sage[15]. »

Quelques lignes plus bas, il est vrai, le philosophe se réfute presque lui-même. Que faire, se demande-t-il, si une législation analogue à celle de Lacédémone manque à la cité ? Il faut alors que chaque père la remplace pour son compte dans sa famille. Et maintenant Aristote ne regarde plus cette législation paternelle, si différente de l’autre, comme une sorte de pis-aller ; il en parle avec confiance. « De même, dit-il, que dans les républiques, ce sont les institutions légales qui ont une véritable force, dans les familles ce sont les mœurs et les préceptes paternels. Les liens du sang et les bienfaits leur donnent même encore plus d’autorité ; car la nature a préparé pour ainsi dire les enfants à chérir la puissance paternelle et à s’y rendre dociles[16]. » Il va même jusqu’à signaler les inconvénients d’une éducation réglée par les lois de l’État, et les avantages de celle qu’on reçoit en particulier : l’une est trop générale, eu égard aux différences individuelles que présentent les esprits et les caractères ; elle ressemble à la médecine quand celle-ci prescrit d’après des règles générales, sans tenir compte des dispositions spéciales à chaque tempérament ; l’autre au contraire s’applique mieux au caractère particulier de chaque individu[17]. Aristote voit fort bien qu’en pédagogie, comme en politique et en médecine, l’habileté parfaite consiste dans l’application simultanée de règles communes et de procédés particuliers. Par une heureuse contradiction, il reconnaît donc implicitement, à côté du droit de l’État, le droit de la famille et du maître.

Mais il est temps de sortir des considérations préliminaires. Ce qui nous intéresse le plus, c’est de connaître dans le détail la méthode pédagogique recommandée par Aristote. On la trouve, comme nous l’avons dit, à la fin du septième et dans tout le huitième livre, malheureusement incomplet, de la Politique. L’auteur vient d’instituer une république parfaite, d’après les principes qu’il a posés. Il a fixé le nombre de ses citoyens, qui sera suffisant pour qu’elle puisse pourvoir abondamment à ses besoins ; il lui a donné un territoire fertile, facile à défendre, une ville capitale favorablement située pour le commerce maritime et pour toutes les communications qu’elle doit entretenir avec ses voisins, sans qu’elle devienne toutefois un vaste marché où afflueraient les étrangers, parce que l’avidité du gain, l’amour du luxe, la variété des mœurs auraient une influence funeste sur la constitution. Il a réparti entre les citoyens les différentes fonctions : la défense de l’État, la délibération sur les intérêts publics, la justice appartiendront à tous, mais à des âges différents ; les jeunes gens seront guerriers, les hommes mûrs magistrats, les vieillards prêtres. Il à exclu du droit de cité ceux qui ne possèdent pas de propriétés immobilières, les mercenaires et les artisans.

Mais cette république ne sera vertueuse, c’est-à-dire heureuse, qu’autant que les citoyens qui ont part au gouvernement, seront eux-mêmes vertueux ; et dans le système adopté par Aristote, presque tous les citoyens ont part au gouvernement. Or trois choses contribuent à rendre les hommes vertueux : la nature, l’habitude et La raison. Il faut qu’il y ait entre ces trois éléments une constante harmonie. On cultivera donc soigneusement la raison des citoyens, en surveillant les conditions de leur naissance et la formation de leurs habitudes.

L’éducation de l’enfant commence avant qu’il soit né, avant même qu’il soit conçu. Elle se divise en trois périodes, répondant à la double nature de l’homme, qui est à la fois corps et âme, et à la double faculté de l’âme, qui possède à la fois la sensibilité et l’intelligence. « L’homme étant composé de deux parties, l’âme et le corps, nous observons que l’âme comprend pareillement deux parties, celle qui possède la raison, et celle qui en est privée, et que chacune de ces deux parties a ses dispositions ou manières d’être, l’une l’appétit, l’autre l’intelligence. Mais comme, dans l’ordre de la génération, le corps est avant l’âme, ainsi la partie irraisonnable est avant la partie raisonnable. Cela est d’ailleurs évident : car la colère, la volonté, les désirs se manifestent chez les enfants dès les premiers moments de leur existence ; tandis que le raisonnement et l’intelligence ne se montrent qu’à la suite d’un certain développement. Voilà pourquoi le corps doit nécessairement être, avant l’âme, l’objet des premiers soins ; et ensuite, la partie de l’âme qui est le siége des désirs, en ayant toutefois en vue l’intelligence, dans les soins que l’on donne à cette partie, et l’âme, dans ceux que l’on donne au corps[18]. » Cette division s’accorde avec celle que nous. avons admise dans notre introduction ; elle est indiscutable, parce qu’elle repose sur la nature. De plus Aristote marque bien, dans les dernières lignes du passage que nous venons de citer, quelle doit être la tendance générale de l’œuvre pédagogique : c’est, pour ainsi dire, une ascension qui part des bas-fonds de la nature humaine pour s’élever jusqu’au sommet, qu’il ne faut jamais perdre de vue.

Le tempérament de l’enfant est déterminé par celui des parents qui le mettent au monde, et par les conditions dans lesquelles s’est produite la génération même. « Si c’est au législateur à pourvoir, dès le principe, à ce que les enfants apportent en naissant des corps parfaitement bien disposés, il faut d’abord qu’il donne son attention aux mariages, qu’il détermine quand il convient d’autoriser les citoyens à contracter ce lien, et quelles qualités chacun des deux époux doit y apporter… Il y a de l’inconvénient à ce que l’âge des pères soit trop avancé par rapport à celui des enfants, qui ne sont pas encore à même de se rendre utiles à leurs pères, lorsque ceux-ci sont très-vieux, et qui, par la même raison, ne peuvent trouver en eux des défenseurs et des soutiens. Il ne faut pas non plus que l’âge des pères soit trop rapproché de celui des enfants. En effet, une trop grande proximité d’âge est propre à diminuer le respect que les enfants doivent à leurs parents, et l’administration domestique donne lieu à plus de plaintes réciproques. Enfin, cette attention a pour but de donner aux enfants une constitution physique plus appropriée aux vues du législateur[19]. » L’autorité d’Aristote est assez grande en ces matières ; car nous savons que fils d’un médecin célèbre, il fut lui-même profondément versé dans les connaissances médicales de son époque, que la nôtre n’a guère dépassée pour tout ce qui tient aux règles d’hygiène dictées par le bon sens et la simple observation. Comme nos médecins, il condamne les unions précoces et les unions tardives ; il fixe avec raison à dix-huit ans l’âge du mariage pour les femmes ; en le reculant jusqu’à trente-sept pour les hommes[20], il se montre plus scrupuleux qu’on ne l’est aujourd’hui. Il souhaite pour les deux sexes une constitution moyenne, ni trop forte ni trop délicate. Enfin il prescrit pendant la grossesse une nourriture substantielle, l’activité modérée du corps, la tranquillité de l’âme[21].

Aristote admet avec Platon et toute l’antiquité la coutume d’exposer les nouveau-nés quand ils apportent quelque difformité ou imperfection corporelle ; il la recommande même et veut qu’elle soit l’objet d’une loi. C'est à ses yeux un excellent moyen, non-seulement d’épargner à la république les charges d’une éducation improductive, mais encore d’obvier à l’inconvénient d’une population trop nombreuse. Car, bien longtemps avant Malthus, Aristote a professé une opinion tout à fait semblable a celle du célèbre économiste, et conseillé les mêmes précautions que lui[22]. Il a été, ce que n’aurait jamais osé faire un moderne, jusqu’à prescrire la coupable pratique de l’avortement, qu’il trouve parfaitement légitime : « Car, dit-il, c’est sur la condition d’avoir le sentiment et la vie qu’est fondée la distinction entre ce qui est criminel et ce qui ne l’est pas[23]. » Il est inutile de réfuter ici une pareille théorie. L’opposition complète de notre sentiment avec celui de l’antiquité sur ces deux points, l’exposition des nouveau-nés et l’avortement, montre assez quels progrès la morale peut accomplir à travers les siècles.

Aussitôt que les enfants sont nés, il faut songer à les nourrir. La qualité des aliments qu’on leur donne produit de grandes différences dans la vigueur de leurs corps. La nature indique elle-même le lait ; Aristote est d’avis, comme Hippocrate[24], qu’on y joigne le vin très-étendu d’eau. Il est à ses yeux fort important de leur laisser la liberté de tous les mouvements qu’ils peuvent faire dans les premiers temps de leur vie. « Mais, ajoute-t-il sans autre réflexion, pour empêcher que leurs membres encore tendres ne contractent quelque difformité, il y a des peuples chez lesquels on se sert de certaines machines qui sont destinées à conserver au corps une attitude régulière[25]. » L’habitude anglaise de soumettre les enfants au régime de l’eau froide[26] n’est pas une invention de ce peuple, puisqu’elle est déjà recommandée par Aristote, qui lui-même constate que chez plusieurs nations barbares on a coutume de plonger les enfants, aussitôt après leur naissance, : dans quelque rivière dont les eaux sont froides. C'est donc à l’antiquité la plus reculée qu’il faut faire remonter l’origine de l’hydrothérapie, cette médication si. fort en honneur aujourd’hui, dont l’inventeur, Priesnitz, et ceux qui l’ont suivi, n’ont fait que profiter habilement, en faisant beaucoup de bruit autour d’elle, d’une idée presque aussi vieille que le monde.

Jusqu’à l’âge de cinq ans, Aristote interdit d’appliquer les enfants à aucune sorte d’instruction, à aucun travail obligé, pour ne pas arrêter leur croissance[27]. Cette prescription, en lui enlevant ce qu’elle a de trop absolu, est fort raisonnable, car l’intelligence des jeunes enfants, abandonnée à elle-même, est, comme nous l’avons dit, loin de rester inactive ; elle acquiert alors, sans effort apparent, une prodigieuse quantité de connaissances. Mais le travail du cerveau, pour n’être pas visible, n’en est pas moins considérable, et il serait imprudent de l’augmenter encore ; on troublerait ainsi l’équilibre que la nature maintient dans le développement simultané de tous les organes. L’étude proprement dite, c’est-à-dire l’effort volontaire de l’homme pour acquérir les connaissances que la nature lui refuse, ne doit intervenir que lorsqu’il a épuisé les autres. Aussi doit-on garder une juste mesure dans ces leçons de choses qui sont depuis longtemps en usage dans les écoles de l’Allemagne et des États-Unis. On risque de mettre la confusion dans l’esprit de l’enfant et de le fatiguer, lorsqu’on veut avant l’heure y faire entrer, même par les procédés les plus familiers, les notions les plus simples des sciences et des arts industriels. Nous aimerions mieux entreprendre de former une intelligence de cinq ans tout à fait inculte, mais logée dans un corps sain, qu’une intelligence soumise aux procédés décevants d’une culture prématurée quia contrarié, par réaction, le développement naturel du corps aussi bien que celui de l’esprit. Cependant il n’est pas absolument nécessaire que l’on assiste en spectateur passif à la première évolution mentale ; mais on ne doit y intervenir qu’avec une grande réserve, sans oublier que l’homme se compose, comme le dit Aristote, d’un double élément, dont le premier, le corps, réclame notre attention avant l’autre.

C’est le corps dont il faut surtout provoquer le mouvement par de petits exercices, par les jeux qui plaisent à l’enfance. Laissez même l’enfant pleurer et crier : il y a là encore un mouvement salutaire. « Ceux qui, dans leur système de législation, dit Aristote faisant allusion à un passage de Platon, prétendent interdire aux enfants les cris et les pleurs, ont tort ; cela sert à leur développement, et c’est en quelque sorte une manière d’exercer leurs organes ; car l’action de contenir l’air dans la poitrine donne des forces pour supporter la fatigue, et c’est ce qui arrive aux enfants quand ils crient[28]. »

L’éducation du premier âge, dont l’auteur de la Politique trace les règles d’une manière encore bien incomplète, se donne nécessairement, à son avis, dans la maison paternelle[29] ; le philosophe qui connut par expérience les affections de la famille et qui éleva lui-même la Sienne, ne pouvait, comme l’a fait son maître, condamner les enfants dès leur naissance à la vie commune de ce que Platon appelle le bercail. Mais nous avons vu aussi qu’il était trop imbu des préjugés de son temps pour refuser à l’État tout droit d’intervention dans la vie domestique. Quoiqu’il ne s’explique pas à cet égard avec une netteté parfaite, il indique assez clairement que les enfants, en grandissant près du foyer, n’échapperont pas à l’inspection des pédonomes. Ces magistrats surveilleront avec soin les conversations et les fables qu’on leur fera entendre, ainsi que l’emploi de leurs moments de récréation et du reste de leur temps, et empêcheront qu’ils ne soient trop souvent avec les esclaves, parce que cette compagnie est dangereuse pour les mœurs d’un homme libre[30].

Aristote ne se contente pas de recommander aux parents une extrême réserve dans leurs propos et dans leurs actes en présence des enfants : il la leur fait imposer par le législateur, et il veut que l’on punisse par un blâme public, ou par une peine plus sévère encore, si c’est un homme avancé en âge, celui qui aura enfreint la loi portée à ce sujet[31]. Cependant, en dehors de ces propos et de ces actes, la vie des anciens présentait aux yeux des enfants bien des spectacles dangereux. Les représentations obscènes de la peinture et de la sculpture ne manquaient ni dans les maisons particulières, n1 dans les rues. Aristophane faisait jouer par les acteurs sur le théâtre de Dionysos des scènes d’une impudeur qui nous révolte, et que notre civilisation n’admettrait plus dans toute leur crudité. Il y avait des temples consacrés à des divinités infâmes, auxquelles la loi elle-même attribuait un culte. Le législateur, il est vrai, interdisait aux enfants d’y pénétrer, et n’autorisait, dit Aristote, «que les hommes d’un âge plus avancé à faire des sacrifices à ces dieux, soit pour eux-mêmes, soit pour leurs enfants et leurs femmes[32]. » Notre auteur veut qu’il défende aussi aux jeunes gens d’assister aux représentations des lambes et des comédies avant qu’ils aient atteint l’âge où ils pourront être admis aux festins des hommes et faire usage de vin pur ; car alors leur éducation les aura rendus moins susceptibles de ressentir les mauvais effets de cette sorte de spectacles. « Le comédien Théodore avait raison de dire qu’il ne consentirait jamais qu’un acteur, même le plus médiocre, parût avant lui sur la scène, parce que les spectateurs se familiarisent avec la manière de jouer et de déclamer qu’ils ont d’abord entendue. Or la même chose a lieu dans les relations que les hommes ont entre eux : les premières impressions sont toujours celles qui ont pour nous le plus d’attrait. Voilà pourquoi il faut rendre étrangères aux jeunes gens toutes les choses viles et méprisables, celles qui sont propres à inspirer le vice et la grossièreté[33]. »

Malgré les excellents conseils que nous avons recueillis jusqu’à présent, Aristote n’a pas, on le voit, traité bien à fond ce sujet si délicat et si complexe de l’éducation physique et morale des premières années. Cependant il n’y reviendra plus guère ; car le huitième livre de la Politique est surtout consacré à l’instruction que doivent recevoir ceux qui sont entrés dans Ja seconde période de la vie, celle de l’adolescence. La distinction qu’on y trouve dès le début entre les connaissances libérales et celles qui sont indignes d’un homme libre, d’un citoyen, n’a rien qui puisse nous surprendre : nous connaissons les-préjugés des anciens contre les professions manuelles, leur mépris de cette position sociale que les économistes modernes ont désignée par le nom un peu barbare de salariat. « Il ne faudra, dit Aristote, communiquer à la jeunesse, parmi les choses utiles, que celles qui ne lui feront pas contracter un genre de vie sordide et mécanique. Or on doit regarder comme appartenant à ce genre tout travail, tout art, toute instruction qui rend le corps, ou l’âme, ou l’intelligence des hommes libres incapable d’acquérir la vertu et d’en pratiquer les actes. Voilà pourquoi nous appelons mécaniques les arts qui tendent à altérer les bonnes dispositions du corps, et tous les travaux dont on reçoit un salaire ; car ils ne laissent à la pensée ni liberté ni élévation[34]. » Les sciences libérales quant à leur objet peuvent elles-mêmes, dans l’opinion d’Aristote, devenir illibérales, si on les étudie avec l’intention de s’en faire un moyen d’existence. Comment le fils du médecin Nicomaque a-t-il pu penser ainsi ? Mais il est probable que les clients de Nicomaque rémunéraient ses soins comme ceux de Cicéron payaient les plaidoiries de leur avocat, et que leur reconnaissance, suivant l’expression d’un savant et spirituel historien du grand orateur latin[35], savait trouver quelque forme ingénieuse qui ne blessât pas les préjugés de l’époque. Il n’appartient pas à notre sujet de démontrer l’absurdité du mépris dans lequel l’antiquité tenait les professions salariées ; si le préjugé n’a pas disparu autant qu’on pourrait le croire dans les opinions et dans les mœurs, du moins la philosophie ne l’avoue plus comme une doctrine, et elle l’a définitivement condamné.

D’après la remarque d’Aristote, les objets que l’on enseignait alors à la jeunesse pouvaient se réduire aux quatre suivants : les lettres, la gymnastique, la musique, et enfin la peinture, que quelques-uns joignaient aux trois autres[36]. Térence, imitateur des comiques contemporains d’Aristote, et qui n’a fait souvent que les traduire, nous le confirme dans ces vers de l’Eunuque[37] :

Fac periclum in litteris,
Fac in palœstra, in musicis : quæ liberum
Scire æquom’st adolescentem, solertem dabo
.

Le huitième livre de La Politique ne dit à peu près rien de l’enseignement des lettres. Quelques lignes seulement sont accordées à l’art du dessin et de la peinture. « Cet art, dit l’auteur, ne servira pas seulement à garantir de toute méprise dans les acquisitions que l’on fait, et à n’être pas trompé dans les ventes et les achats de mobilier, mais il contribuera surtout à donner un sentiment plus exact de la beauté des corps[38]. » On ne trouve plus ici ce vif amour de l’art qui éclate dans Platon, cette intelligence profonde des rapports qui unissent le bien moral à la beauté d’une statue ou d’un tableau, par l’impression salutaire de grâce et d’harmonie que les yeux transmettent à la raison. C’est qu’Aristote n’avait pas les hautes facultés poétiques de son maître : l’Hymne à la vertu n’est que l’inspiration sublime d’un moraliste ; nous ne pouvons y voir, comme certains critiques, la révélation d’un nouvel aspect de ce vaste génie. Aristote assurément comprenait les arts, mais surtout en métaphysicien et en analyste ; rien ne prouve qu’il eût pour eux la sympathie qui se manifeste en mille endroits des dialogues de Platon.

Pour la gymnastique, il n’avait pas à exciter chez ses contemporains le goût des exercices du corps, ni même à les éclairer beaucoup sur les procédés qui conviennent à cet art. Ils le connaissaient à fond, et l’avaient poussé jusqu’au raffinement. Aristote tend plutôt à leur en défendre l’excès. Ayant particulièrement en vue les Béotiens, qui abusaient de la palestre, il interdit de s’appliquer à donner aux jeunes gens une constitution athlétique, parce qu’on dégrade ainsi les formes du corps, et qu’on donne une direction vicieuse à son développement[39]. Les Lacédémoniens étaient tombés dans une autre extrémité : à force d’endurcir la jeunesse aux fatigues, pour lui donner un courage indomptable, ils la rendirent féroce. « Or, dans les autres animaux, pas plus que dans l’homme, on ne voit point que le courage soit uni à la férocité ; mais il se trouve plutôt chez ceux qui à des mœurs douces joignent les qualités du lion[40]. » Pour s’en tenir à une juste mesure, il ne faut appliquer les enfants qu’à des exercices peu fatigants, leur interdire les travaux excessifs et l’alimentation trop substantielle qui nuisent à leur développement normal, et les font ressembler à ces athlètes proclamés vainqueurs avant l’âge, mais surmenés et frappés d’incapacité pour le reste de la vie.

La musique est une des récréations les plus agréables et les plus propres à délasser l’esprit ; mais elle peut devenir un excellent moyen d’éducation par l’influence qu’elle exerce sur les mœurs. « On produit par le rythme et par la mélodie des imitations de la colère, de la douceur, du courage et de la tempérance qui ont la plus grande analogie avec la véritable nature de ces passions. Les faits mêmes en sont la preuve, puisque notre âme est modifiée de diverses manières quand nous les entendons. Or, l’habitude d’éprouver de la peine ou du plaisir à l’occasion des choses qui ressemblent à ces affections tient de bien près à la disposition à éprouver de pareils sentiments en face de la réalité même… Il y a des différences essentielles dans la nature des divers accords, de sorte que ceux qui les entendent sont affectés d’une manière toute différente par chacun d’eux. Il y en a, comme le mode mixolydien, qui disposent à un sentiment de mélancolie et de tristesse concentrée ; d’autres inspirent la mollesse et la nonchalance, comme les modes plus relâchés ; telle autre harmonie inspire un sentiment de modération et de calme, c’est l’effet que produit le mode Dorien, tandis que le Phrygien excite l’enthousiasme… Il en est de même pour ce qui concerne les rythmes : les uns indiquent des mœurs plus calmes, plus paisibles, et les autres plus de trouble et de mobilité dans les habitudes ; parmi ceux-ci, les uns marquent des mouvements plus grossiers, les autres des mouvements plus généreux. Il est donc manifeste d’après cela que la musique peut donner aux habitudes de l’âme un caractère déterminé. Si elle peut avoir une telle influence, il est évident aussi qu’il faut y avoir recours et la faire apprendre aux jeunes gens[41]. »

Nous avons déjà vu dans Platon la même opinion sur l’influence morale et pédagogique de la musique, et nous croyons que les deux philosophes l’ont un peu exagérée. La musique, il est vrai, était assez intimement mêlée aux actes de la vie des anciens ; mais, dans notre société actuelle, c’est de tous les arts celui qui s’est le plus répandu en dehors d’un cercle restreint d’amateurs, et qui a pénétré le plus profondément dans le vulgaire, de sorte qu’on peut dire que nous sommes aussi familiers que les anciens avec lui. Dans toutes les fêtes religieuses de la Grèce, la lyre et la flûte accompagnaient les hymnes chantés en l’honneur des dieux ; de nos jours un fidèle qui assiste régulièrement aux cérémonies de l’Église, a aussi souvent l’occasion d’entendre des chants sacrés accompagnés par l’orgue, cet instrument si varié et si puissant. Les Argiens allaient combattre au son des flûtes, les Crétois au son de la cithare : mais la musique militaire qui précède nos bataillons en marche fait retentir aux oreilles des soldats des accents aussi entraînants et plus soutenus. Nos chants patriotiques valent bien l’Io Pœan, et les Embateria de Tyrtée. Nos concours de musique, où affluent les sociétés chorales, les orphéons, les harmonies, tiennent autant de place dans notre vie que les luttes de chant et d’instruments chez les anciens. Les chœurs des tragédies et des comédies qui se faisaient entendre dans l’orchestre du théâtre de Bacchus sont de faibles essais en comparaison de nos opéras.

Or, nous doutons qu’aujourd’hui, en traitant de la pédagogie, aucun auteur songeât à mettre la musique sur le même rang que les lettres, comme moyen d’éducation morale, et consacrât à cet art plusieurs chapitres, ainsi que l’ont fait Platon et Aristote. L’influence de la littérature sur les mœurs est certainement bien plus considérable ; et cependant la littérature elle-même, en comparaison des affaires et des plaisirs, n’occupe dans l’existence de la plupart des hommes qu’une place tout à fait secondaire ; aussi, peut-on dire que, si elle agit sur les mœurs, les mœurs agissent bien plus puissamment sur elle. Nous ne croyons même pas qu’à l’école son action, en apparence beaucoup plus exclusive et moins contrariée, soit tellement intime ; car la majorité des enfants ne voit dans l’étude des lettres qu’une tâche imposée, dont les meilleurs souvent s’acquittent avec conscience, mais sans une sympathie profonde. Leur esprit, aussitôt qu’il échappe à la direction des maîtres, se porte presque toujours ailleurs, et les leçons héroïques de Corneille, les séductions passionnées de Racine, l’éloquence de Cicéron, le patriotisme de Démosthène, après avoir obtenu un moment leur attention, la cèdent bien vite aux récits des condisciples, aux souvenirs de la famille, aux réalités de la vie pratique ; les conversations des écoliers entre eux en sont la meilleure preuve. Toutes ces observations s’appliquent bien mieux encore à la musique : les impressions morales que font naître dans l’âme des enfants les productions de cet art sont variées, comme le dit Aristote, et parfois très-vives, mais aussi très-passagères ; pour qu’elles fussent durables, il faudrait que la musique occupât toute leur vie.

On l’a remarqué souvent et avec beaucoup de justesse : l’homme, en présence des œuvres de la littérature et des arts, peut se transformer et revêtir, mais pour quelques instants seulement, un caractère tout à fait différent de celui qu’il a dans la vie réelle. Tel qu’ont profondément ému les plus nobles passions que le poëte a exprimées dans ses vers, le musicien dans ses harmonies, une fois sorti d’un spectacle ou d’une lecture, se laisse presque aussitôt reprendre par des passions tout opposées. Admirer la vertu au théâtre n’est pas toujours une raison pour la pratiquer dans le monde. Cependant il faut reconnaître que le goût des spectacles grossiers et corrompus, de la musique vulgaire et sensuelle, indique de regrettables habitudes morales, s’il ne les produit pas. En somme, l’action est réciproque, quoique inégale de chaque côté. C’est pourquoi cette question de la musique doit occuper la pédagogie, sans réclamer toutefois autant d’attention qu’Aristote lui en accorde.

Notre philosophe se demande s’il faut que les jeunes gens apprennent la musique en s’exerçant à chanter eux-mêmes et à jouer des instruments. « Il est, dit-il, aisé de voir que, pour acquérir les qualités que donne un art quelconque, il importe beaucoup de le pratiquer ; car c’est une chose impossible, ou du moins fort difficile, que d’être bon juge dans cet art quand on ne le pratique pas soi-même[42]. » Mais les exercices musicaux ne doivent pas faire contracter aux jeunes gens des goûts qui seraient un obstacle pour les occupations auxquelles ils auraient à se livrer dans la suite, ni donner à leur corps des habitudes qui le rendraient impropre à des travaux plus sérieux. Ils ne chercheront donc en ce genre d’étude « ni à acquérir le degré de talent qui est nécessaire pour figurer dans les concours, ni à exécuter ces tours de force qui étonnent et sont une pure superfluité[43]. » Ils n’étudieront que les instruments capables de les rendre auditeurs intelligents. La flûte, en particulier, doit être écartée ; elle n’est propre qu’à exciter dans l’âme des sentiments violents[44] ; elle exige des efforts qui rendent le visage difforme ; aussi Minerve, à qui l’invention en est due, la brisa et la rejeta elle-même, (comme Alcibiade le fit plus tard, suivant le récit de Plutarque) ; enfin, elle ne contribue en rien à perfectionner l’intelligence ni le cœur, pas plus que ces instruments autrefois en vogue, maintenant dédaignés, les pectides, les barbites, les sambyques, qui réclament une pratique assidue de la main, et ne procurent que des sensations de plaisir assez méprisables[45].

Une lacune, jusqu’à présent irréparable, met fin au der dernier livre de la Politique et à l’enseignement pédagogique d’Aristote, au moment où le philosophe entre dans des détails peu intéressants et assez diffus au sujet des diverses harmonies. Il serait difficile de trouver dans ses autres ouvrages des documents précis, grâce auxquels on pût compléter l’exposition de la doctrine péripatéticienne en ce qui touche l’éducation des enfants. Ce n’est pas sans une certaine déception que nous avons achevé le résumé qu’on vient de lire ; car nous attendions d’Aristote un enseignement plus abondant et plus fructueux. La nécessité de former avec le plus grand soin les habitudes morales dans le premier âge semble le préoccuper avant tout : mais lui devons-nous des conseils pratiques qui puissent nous être d’un secours efficace dans cette partie si délicate de la pédagogie ? Tout ce qui regarde l’instruction est à peine effleuré, à l’exception de la musique, qui prend une place trop considérable, lorsque les lettres n’obtiennent qu’une simple mention. L’impression générale qui résulte pour nous de la lecture attentive de ces pages est qu’Aristote a traité de la pédagogie avec quelque négligence, soit que son esprit ait considéré avec moins d’attention ce côté, plus modeste en apparence, de la morale et de la politique, soit que le temps lui ait manqué pour en faire une étude plus approfondie.

  1. Voir le testament d’Aristote, rapporté par Diogène Laërce.
  2. Ibid.
  3. Polit., édit. Tauchnitz, p. 32 et 33.
  4. Ethic. Nicomach, édit. Tauchnitz, p. 182 et. 183.
  5. Ethic., p. 181.
  6. Vie d’Alexandre, ch. ix.
  7. Ethic., p. 231.
  8. Ethic., p. 25.
  9. Ethic., p. 26.
  10. Ethic., p. 25.
  11. Éthic., p. 26.
  12. Éthic., p. 28.
  13. Polit. p. 256,
  14. Ibid.
  15. Éthic., p. 232.
  16. Éthic., p. 233.
  17. Éthic., p. 238.
  18. Polit., p. 249.
  19. Polit., p 249 et 250.
  20. Polit., p. 250.
  21. Polit., p. 251.
  22. Polit., p. 252.
  23. Ibid.
  24. De aer., loc. et aq., 56.
  25. Polit., p. 253.
  26. Voir Locke, Éduc. des enfants, ch. Ier.
  27. Polit., p. 253.
  28. Polit., p. 254.
  29. Ibid.
  30. Polit., p, 254.
  31. Ibid.
  32. Ibid.
  33. Polit., p. 255.
  34. Polit., p. 257.
  35. Boissier, Cicéron et ses amis, p. 87.
  36. Polit., p. 257.
  37. Acte 3, sc. 2.
  38. Polit., p. 260.
  39. Polit., p. 260.
  40. Ibid.
  41. Polit., p. 265 et 266.
  42. Polit., p. 266.
  43. Ibid., p. 268.
  44. Ibid.
  45. Ibid., p. 269.