Les doctrines chimiques en France du début du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle/Avant-propos

AVANT-PROPOS


Nous présentons aujourd’hui au public la première partie d’une vaste enquête qui portera, quand elle sera complète, sur l’évolution des doctrines chimiques depuis le début du xviie jusqu’à la fin du xviiie siècle. Comme ce travail diffère grandement des autres ouvrages consacrés à l’histoire de la chimie, nous croyons utile de donner immédiatement quelques explications sur son contenu et sur son but.


A. — Comme l’indique le titre de ce livre, nous ne prétendons étudier qu’en France la succession des théories chimiques. Une telle restriction pourrait sembler arbitraire si nous ne précisions tout de suite la signification que nous lui donnons. Nous n’ignorons pas qu’au 17e siècle, et davantage au 18e siècle, les chercheurs de tous les pays ont collaboré, aussi bien par leurs publications que par leurs correspondances, à former et a modifier l’ensemble des doctrines scientifiques ; nous savons que les travaux des chimistes français, comme ceux des chimistes anglais ou allemands ne formeraient pas un ensemble si l’on tentait de les isoler des travaux des autres chimistes européens ; et, loin de chercher à séparer, par une sorte de violence, les savants appartenant à une nation de tous les chercheurs étrangers, nous avons tenté au contraire de replacer dans leur milieu intellectuel les méditations de ceux dont nous avons analysé l’œuvre.

En bornant donc notre curiosité à la France seule, nous avons simplement voulu limiter le champ trop vaste que nous nous étions proposé tout d’abord de défricher. Dans ce domaine mal connu et plus étroit, nous avons tenté de déterminer tous les courants de pensée qui l’ont traversé, et qui ont contribué à en modifier l’aspect… En agissant ainsi, nous avons réintégré dans notre ouvrage les travaux de maints savants qui en semblaient tout d’abord exclus ! Ceux, tout d’abord, qui ont été traduits en français et qui par suite ont exercé dans notre pays la même influence que dans le leur ; c’est ainsi que nous avons analysé les écrits de Van Helmont qui jouissaient en leur temps d’un universel prestige : que nous avons cité Barba, Ettmuller, Glauber, Borrichius, Hensig, Scheuchzer, ainsi que d’autres savants étrangers… Ce n’est pas tout ; quelques ouvrages très importants n’ont jamais été édités en notre langue et ont cependant été passionnément discutés, commentés ou attaqués par des chimistes français. Tel est, par exemple, le cas des écrits de Robert Boyle auxquels nous avons bien souvent fait des emprunts. Nous aurons dans notre prochain volume l’occasion d’examiner l’œuvre immense de Bêcher et de Stahl que notre 18e siècle a reconnus pour ses maîtres, en ne connaissant de cette œuvre que les exposés systématiques qu’ont fournis les élèves de ces travailleurs. Il est donc bien entendu que nous avons laissé aux grands chimistes étrangers, comme aux grands chimistes français, la place éminente que nos prédécesseurs leur ont à juste raison donnée ; et que d’ailleurs, si nous avons plus spécialement noté quelle fut en France la répercussion de leur pensée, l’influence qu’ils ont eue sur le développement de la science n’en est point pour cela amoindrie.

Mais nous ne nous sommes pas contenté de contempler la succession des révolutions brusques qui ont altéré l’aspect de la théorie chimique ; nous avons tenté de suivre l’évolution lente qu’elle a subie dans la majorité des esprits. Pour cela nous avons reconstitué l’opinion moyenne des professionnels et des amateurs de la chimie sur chaque partie de leur doctrine ; et là, c’est à peu près uniquement à des ouvrages français que nous nous sommes adressé. Nous avons montré que cette opinion était sous la dépendance d’un grand nombre de faits en apparence hétérogènes à la chimie ; qu’elle s’exprimait en fonction de théories médicales ou philosophiques ; des analyses paracelsistes, du mécanisme cartésien ou encore de l’atomisme ! Le nombre des ouvrages écrits en latin, en anglais, en allemand, en italien ou en espagnol sur ce sujet est si grand qu’il nous aurait fallu faire parmi eux une sélection arbitraire ; et nous avons cru qu’en choisissant plutôt les livres écrits en notre langue, nous éviterions des contre-sens, si faciles quand on aborde un sujet presque inconnu ; il nous semble d’ailleurs que l’accord des savants était si unanime qu’un historien d’un autre pays serait parvenu à peu près à nos conclusions.


B. — L’histoire des doctrines chimiques, telle que nous avons tenté de la retracer, est indépendante de l’histoire de la vie des savants. Pour ne pas allonger inutilement notre texte, nous avons éliminé de ce travail toute notice biographique, de même que toute appréciation sur la psychologie des auteurs étudiés ; ce travail a souvent été tenté par les historiens de la chimie ; nous indiquerons, quand il y aura lieu ; quels ouvrages le lecteur désireux de se renseigner sur ce point aurait intérêt à consulter.


C. — Il est pour le moment impossible de déterminer par quel rapport l’évolution des doctrines, les découvertes expérimentales et les inventions techniques de la chimie sont liées à une même époque ; la nature de ce rapport actuellement inconnu ne pourra être d’ailleurs dégagée que quand l’histoire des doctrines aura été véritablement exposée. C’est donc, tout d’abord, à établir cette histoire, presque indépendamment de celle des faits remarquables, que nos efforts ont tendu. Sans doute avons-nous essayé de prévoir vers quels sujets, vers quelle interprétation des phénomènes, telle doctrine ou telle manière de penser orientera l’esprit du savant ; sans doute avons-nous à l’occasion tenté de saisir par quels moyens les travaux de laboratoire ont réagi sur la théorie. Mais c’est principalement à la formation des bases mêmes de la théorie, à leurs modifications sous la pression de sa logique interne, ou sous la pression d’influences extérieures, sociales ou scientifiques, que nous nous sommes arrêté. Il nous a semblé que, de cette façon, nous contribuerions à combler une grave lacune qui existe encore aujourd’hui dans l’histoire de la chimie.

La plupart de nos prédécesseurs en effet ont réduit leur travail à établir quels ont été les artisans des découvertes dont la science peut s’enorgueillir[1] ; ils ont surtout voulu savoir quelle part revient à chaque savant dans l’explication où même dans la constatation de quelque réaction chimique qui était autrefois méconnue ! ils ont implicitement supposé que là s’arrêtait leur rôle. Ils n’ont donc accompli qu’une partie de la tâche que l’historien doit remplir.

En limitant ainsi le plan de leurs recherches ces historiens ont été, par l’effet même de leur méthode, amenés à négliger les théories anciennes, à les amoindrir de plus en plus, à leur refuser toute valeur. Récemment encore[2] M. Delacre ne les poursuivait-il pas, au nom de l’histoire, d’un implacable anathème et ne déclarait-il pas avoir démontré grâce à elle que Seule la constatation positive des faits pouvait intervenir dans la formation de la science ? Et au nom de ces conclusions ne condamnait-il pas toute doctrine, toute systématisation théorique ? Sans discuter ici le fonds même de ses opinions, proclamées à diverses, reprises dans son « Histoire de la Chimie », opinions sur lesquelles nous aurons à revenir dans la conclusion de cet ouvrage, nous avouons qu’elle nous paraissent partiellement basées sur une méconnaissance volontaire des doctrines d’autrefois. Pour résoudre le problème posé, pour déterminer le degré d’utilité des théories, il semble tout d’abord qu’il faille reconstituer celles qui ont disparu de la science après avoir contribué — ou assisté — à ses progrès ! Tel est le but que nous nous sommes tout d’abord fixé ; nous espérons rendre, par là, service au philosophe soucieux de savoir par quels procédés l’esprit humain parvient à la connaissance des phénomènes et des lois de la nature.


D. — Nous proposant surtout d’établir l’ordre et la succession des différentes doctrines chimiques, nous n’avons pu éviter l’usage d’un certain appareil d’érudition dans le cours de ce travail : toutefois, nous tenons à le déclarer, l’érudition n’a jamais été pour nous un but, mais un moyen et un instrument de travail. Nous avons cherché avant tout à connaître les courants de pensée, plutôt qu’à exhumer des textes qu’aujourd’hui personne ne lit plus ! Nous nous sommes soucié de voir clair avant de songer à être complet, et nous avons en général réduit nos citations au minimum ! C’est dire que tout en espérant avoir saisi les points fondamentaux des controverses entre les savants, comme aussi la structure de chaque théorie, nous ne prétendons aucunement voir épuisé le sujet. Si quelque curieux voulait compléter sur bien des points les résultats de notre enquête, nous le remercierions sincèrement. Nous ne serions d’ailleurs satisfait de notre travail que si les documents que nous avons ignorés ou négligés et que les futurs historiens de la chimie utiliseront, loin de troubler l’ordre ou les conclusions de cet ouvrage venaient au contraire les corroborer en se rangeant tout naturellement à la place que nous leur aurions assignée.


Paris, 1er juin 1922.



  1. À l’exception cependant de Duhem qui n’a malheureusement touché qu’accidentellement à l’histoire de la chimie. Voir le mixte, Paris 1902.
  2. 1919.