La théorie chimique, telle qu’elle s’enseignait au xviie siècle

CHAPITRE PREMIER

La théorie chimique, telle qu’elle s’enseignait au xviie siècle



A. — L’évolution de la chimie pendant la longue et obscure période de sa formation ne saurait être dominée d’un coup d’œil ! À notre grand regret, nous ne pourrons tracer de son développement et de ses progrès la route royale que notre esprit désirerait contempler et que la science humaine aurait suivie depuis le mystique chercheur du moyen âge jusqu’aux admirables découvertes de Lavoisier.

La chimie, en effet, ne se présente pas à nous, au cours des vicissitudes de son histoire, comme une science homogène dont nous pourrions enregistrer, dans la suite des temps, les acquisitions nouvelles, mais comme une résultante inattendue d’un grand nombre de travaux disparates qui se sont réunis pour des causes diverses et ont formé l’admirable monument qui semble au premier regard de construction si moderne.

Le plan, comme les matériaux de cet édifice ont singulièrement varié durant la période de sa formation. Les piliers qui en supportaient tout le poids ont pu être renversés sans que l’ensemble se soit démoli ; parfois les murailles de la bâtisse croulèrent et les pierres dont elles étaient formées, transportées sur des fondations nouvelles ou liées par un ciment plus solide, furent utilisées pour les reconstruire. D’autres fois, un mortier nouvellement apporté vint boucher les fissures apparentes de la construction et l’empêcher de branler sur ses fondements ; quelques ouvriers par leur labeur assidu s’attachèrent à polir quelque ornement spécial sans se soucier de l’ensemble ; d’autres voulurent deviner quelle serait l’architecture du monument achevé et tentèrent de lui donner immédiatement sa forme définitive et parfaite ; d’autres encore crurent que la chimie se présenterait comme l’image ou l’aboutissant sensible du système du monde qu’ils avaient adopté et ils la transportèrent tout entière dans le domaine de la métaphysique ; pendant que de nombreux travailleurs redescendus sur la terre, lui demandèrent des remèdes pour guérir les corps souffrants ou des procédés pour améliorer le sort de l’humanité.

La chimie, synthèse d’efforts variés tentés sur des lieux différents, dans les directions les plus diverses, a singulièrement changé d’aspect au cours des siècles. Il est en dehors de notre sujet de plonger nos regards dans l’antiquité et le moyen âge ; mais pour comprendre véritablement comment elle s’est présentée à l’époque que nous étudions, il nous faudra cependant jeter un coup d’œil en arrière. Nous demanderons au grand savant Boerhave, qui a su joindre l’érudition, le respect de la tradition et une grande liberté d’esprit à une science très sûre, de nous retracer dans ses grandes lignes la série des transformations de la chimie. — Quelles étaient les principales préoccupations de ceux qui s’adonnèrent autrefois à des recherches chimiques ? Il semble, d’après l’opinion de Boerhave et de ses contemporains, que deux ordres différents de travaux se seraient réunis pour former une science unique ; la chimie provient de la fusion de la métallurgie et de la pharmacie. Entre ces deux branches de recherche très éloignées l’une de l’autre en apparence, il y avait des liens réels : métallurgistes et apothicaires travaillaient sur les mêmes matières, quoique avec des buts industriels différents ; dans quelques cas donc, les découvertes des uns pouvaient projeter leur clarté sur les recherches des autres et ils ne pouvaient mutuellement s’ignorer… Cependant, ce n’est point par ce qu’il y avait de commun dans les propriétés de corps qu’étudiaient simultanément médecins et métallurgistes que l’unité de la chimie se forma ; les deux sortes de travailleurs poursuivaient la solution de problèmes différents entre lesquels on remarqua bientôt une similitude dans les données ; les médecins espérèrent découvrir un remède universel qui guérit toutes les maladies et rendit la vigueur au corps affaibli. Les métallurgistes, de leur côté, cherchèrent à réaliser expérimentalement la transmutation des métaux, ou plutôt la transformation des métaux corruptibles en or, symbole de la santé, de la richesse et de là perfection. Sous l’influence du langage métaphorique des Arabes, et guidés aussi bien par les harmonies astrologiques que la science antique avait établies dans la théorie des formations métalliques ou dans l’explication des remèdes, que par l’éternel instinct de l’homogénéité des recherches humaines, ces deux problèmes ne tardèrent pas à se confondre. Et les alchimistes proposèrent de découvrir sous le nom de « pierre philosophale » la panacée universelle qui, non seulement rendrait la santé aux malades, mais encore perfectionnerait la nature des métaux en les transmuant en or !

De cet espoir qui avait animé les vieux âges presque rien ne persistait vers la fin du xviie siècle. Personne, — à l’exception de quelques rares illuminés, — n’aspirait à réaliser la pierre philosophale ; aucun médecin n’espérait découvrir la panacée universelle, et la transmutation des métaux était discutée par les savants plutôt à titre de possibilité théorique que comme problème technique ou industriel de chimie.

Mais si, par rapport au but primitivement poursuivi, la tentative des alchimistes aboutit à un échec, elle eut du moins ce mérite d’intéresser aux recherches de laboratoire un grand nombre de savants d’origine et d’éducation différentes, qui se communiquèrent aussi bien les résultats de leurs expériences que les questions spéciales ou générales qu’ils posèrent a la nature. Les médecins tout d’abord, malgré une violente opposition, furent obligés de connaître, sinon de tenir compte, des progrès de la nouvelle science ; les pharmaciens se préoccupèrent de l’appliquer en préparant leurs remèdes. Les métallurgistes relièrent les pratiques de leur art par une théorie chimique, et quelques philosophes voulurent montrer que le monde extérieur, prolongement sensible d’une métaphysique abstraite, était bien tel que leurs spéculations l’avaient laissé pressentir !

La diffusion de la chimie s’accentua, sans discontinuer ; les ouvrages la concernant se firent de plus en plus nombreux et eurent un nombre sans cesse accru de lecteurs. À l’époque du « renouvellement des sciences », sous l’influence de cet esprit géométrique et critique dont la philosophie cartésienne est restée comme le symbole, les dogmes traditionnels de la science furent soumis à une sévère révision et chacun, avant de les adopter, tenta de les justifier ou de peser leur valeur. Cette liberté d’interprétation de la nature modifia les théories anciennes et en créa de nouvelles ; elle n’alla pas sans engendrer quelque anarchie dans l’aspect même de la science ; nous assisterons à l’éclosion de systèmes divers qui se combattirent âprement et, outre les disputes, provoquèrent un grand nombre de recherches ! D’un point de départ suggéré par quelque expérience particulière, le savant, aidé par sa seule logique, déroulait un système du monde sans rencontrer aucun obstacle ; mais les bases étaient arbitraires et variaient, cela se conçoit, d’un individu à l’autre ! Un seul fait, habilement généralisé, conduisait à la connaissance complète de l’Univers. — « Quand les chimistes, — dit Boerhave, qui s’élève avec force contre les séductions de cette orgueilleuse illusion[1], — quand les chimistes eurent découvert l’action qui était propre à un corps particulier, ils regardèrent cette propriété comme universelle et avancèrent hardiment qu’elle était la même dans tous les corps, enfermant ainsi toutes les actions de la nature dans les limites étroites de cette manière d’agir. » — Ils imitèrent en cela les philosophes qui, voyant l’aimant attirer le fer, imaginèrent partout des attractions.

Les considérations précédentes nous font comprendre les causes de la constatation suivante ; vers le milieu, du xviie siècle, la science chimique ne comportait aucune doctrine établie à laquelle le savant, sans discussion aucune, accordait son adhésion ; le chimiste (ne se proposait pas alors de rectifier sur quelque point ou de modifier légèrement un corps de doctrine admis par tous ; bien souvent il affectait d’ignorer les travaux de ses prédécesseurs ; même s’il se montrait respectueux de quelque tradition ancienne, il lui fallait reprendre pour son propre compte la justification de cette théorie ; l’antiquité d’une opinion n’était plus une autorité qui fortifiât son consentement et l’esprit de chacun était juge en dernier ressort de l’œuvre de l’humanité !

À cette époque, l’individu, par le seul effort de sa raison, croyait parvenir immédiatement à la connaissance des vérités universelles accessibles à l’esprit humain ; chaque chimiste présentait au public un système complet et fermé sans se soucier de ses confrères, car il pensait que l’œuvre d’un homme sans collaboration sociale peut satisfaire complète ment la raison humaine.

L’ensemble donc des œuvres chimiques, dont les auteurs remettaient constamment en question les principes comme les méthodes, ne se laisse dominer par aucune classification ; le tableau des courants de pensée dont il nous faut esquisser les grands traits paraîtra forcément incomplet et quelque peu arbitraire ; nous nous en excusons d’avance. N’exagérons rien cependant. Si les théories chimiques que nous étudierons semblent au premier regard indépendantes les unes des autres et se présentent à l’historien chacune comme un tout isolé, un examen plus approfondi nous dévoilerait les traits communs qui permettent de préciser l’activité intellectuelle d’une époque ; en sondant plus loin encore dans la pensée de chaque savant nous mettrions en évidence les quelques idées générales qui ont constamment guidé ou séduit l’esprit humain dans ses recherches scientifiques, comme dans ses spéculations métaphysiques.

Et d’abord, chez le plus grand nombre des chimistes du XVIIe siècle, une croyance instinctive, assurée, que l’on ne songe pas même à exprimer, à l’unité du monde, et aussi à l’unité de la science ! La plupart des savants se proposèrent, en effet, de découvrir, sous la diversité infinie des apparences sensibles qui nous sont seules accessibles, la loi universelle dont la connaissance fournirait la clef du système du monde ! Pour parvenir à ce résultat si ardemment souhaité, ils ne dédaignèrent certes pas les expériences de laboratoire, qu’ils firent avec le plus grand soin et dont ils tentèrent de donner une interprétation cohérente ! Nous devons le reconnaître nettement. Cependant, ce n’est pas le caractère expérimental de cette science qui frappe, au premier abord ; le lecteur attentif de leurs œuvres ! Entre les résultats de leurs recherches et la systématisation de ces recherches, les chimistes introduisaient une série de conceptions philosophiques ou théologiques qu’une tradition, morte aujourd’hui, rendait alors accessible à tous et qui, par contre, rend la compréhension, de leur science bien difficile au lecteur moderne !

Ces traditions, dès le xviie siècle, étaient très librement discutées ; leur autorité ne les soutient pas quand elles sont privées de l’appui de la logique et de l’expérience ; peu d’auteurs sont disposés à leur accorder une confiance illimitée, et leur puissance déjà fort ébranlée ne put tenir contre les assauts de la philosophie corpusculaire et mécanique, dont le succès en chimie fut marqué en France par le triomphe éclatant du traité de Lémery, paru en 1675, et qui éclipsa tous les ouvrages précédemment publiés.



B. — L’admiration du public pour l’œuvre de Lémery qui révélait une science nouvelle à ceux qui désiraient s’instruire, se trouve naïvement exprimée par Fontenelle.

« La chimie, dit-il dans l’éloge de Lémery, avait été jusque-là une science, où pour emprunter ses propres termes, un peu de vrai était tellement dissous dans une grande quantité de faux qu’il en était devenu invisible, et tous deux presque inséparables. Au peu de propriétés naturelles que l’on connaissait dans les mixtes, on en avait ajouté, tant qu’on avait voulu, d’imaginaires, qui brillaient beaucoup davantage. Les métaux sympathisaient avec les planètes et avec les principales parties du corps humain ; un alcaest, que l’on n’avait jamais vu, dissolvait tout ; les plus grandes absurdités étaient révérées à la faveur d’une obscurité mystérieuse dont elles s’enveloppaient, où elles se retranchaient contre la raison. On se faisait honneur de ne parler qu’une langue barbare, semblable à la langue sacrée de l’ancienne théologie d’Égypte, entendue des seuls prêtres, et assurément assez vide de sens. Les opérations chimiques étaient décrites dans les livres d’une manière énigmatique, et souvent chargées à dessein de tant de circonstances impossibles ou inutiles, qu’on voyait que les auteurs n’avaient voulu que s’assurer la gloire de les savoir, et jeter les autres dans le désespoir d’y réussir. Encore n’était-il pas fort rare que ces auteurs mêmes n’en sussent pas tant, ou n’en eussent pas tant fait qu’ils le voulaient faire accroire. Lémery fut le premier qui dissipa les ténèbres naturelles ou affectées de la chimie, qui la réduisit à des idées plus nettes et plus simples, qui abolit la barbarie inutile de son langage, qui ne promit de sa part que ce qu’elle pouvait, et ce qu’il la connaissait capable d’exécuter : de là vint le grand succès. Il n’y a pas seulement de la droiture D’esprit, il y a une sorte de grandeur d’âme à dépouiller ainsi d’une fausse dignité la science qu’on professe.

Pour rendre sa science encore plus populaire, il imprima en 1675 son Cours de chimie. La gloire qui se tire de la promptitude du débit n’est pas pour les livres savants ; mais celui-là fut excepté. Il se vendit comme un ouvrage de galanterie ou de satire. Les éditions se suivirent les unes les autres presque d’année en année, sans compter un grand nombres d’éditions contrefaites, honorables et pernicieuses pour l’auteur. C’était une science toute nouvelle qui paraissait au jour, et qui remuait la curiosité de tous les esprits[2]. »

Cet enthousiasme, dont Fontenelle se fait l’écho, pour l’admirable chimie de Lémery est-il entièrement justifié ? Les connaissances expérimentales de ce savant sont-elles véritablement neuves ? Sa théorie plus assurée que celle de ces prédécesseurs ? d’où lui vient sa puissance de vulgarisation ? Afin de pouvoir faire à ces questions une réponse assurée, il nous faudra examiner quelques-uns des livres que les étudiants avaient à leur disposition pour apprendre la science chimique dans la seconde moitié du xviie siècle.

Les cours de chimie s’étaient beaucoup multipliés depuis qu’il y avait à Paris une chaire officielle de cette science. Davidson, premier professeur, publia le sien en 1635 ; Étienne de Glave en 1646 ; Arnaud en 1656 ; Barlet en 1657 ; Lefèvre en 1660 ; Glaser en 1663 ; Thibaut en 1667 ; Malbec de Tressée en 1671. Plus anciens que tous ces livres, les « Éléments de chimie » de Jean Béguin, parus vers le commencement du siècle, restèrent longtemps, et malgré les œuvres nouvelles, le guide classique du praticien ; cet ouvrage eut de nombreuses éditions et son autorité semble n’avoir pas été contestée. En dehors de ces ensembles, que les chimistes communiquaient au public désireux de s’instruire sur la théorie ou la pratique de leur art, il existait à cette époque une ample littérature d’ouvrages concernant de près ou de loin la chimie ! Et d’abord un grand nombre de personnes ne se lassèrent pas de relire les travaux des anciens adeptes qui, d’après une opinion sans cesse renaissante, auraient connu le secret de la pierre philosophale ; ce secret, quelques illuminés crurent le découvrir à nouveau et publièrent d’admirables expériences sur les transmutations métalliques, sur la panacée universelle, ou sur l’astrologie chimique ! Par réaction contre cet excès de crédulité ou d’hypocrisie, bon nombre de savants traitèrent ouvertement les alchimistes de charlatans, et tentèrent de dévoiler les supercheries cachées sous les mystères de leur prétendue science. La véritable chimie fut parfois enveloppée dans les condamnations qui frappaient les rêves ambitieux et décevants de ceux qui cherchaient à réaliser le Grand-Œuvre. De nombreux médecins la dédaignèrent, d’autres la vantèrent ; tous discutèrent la valeur des remèdes qu’elle leur fournit, comparèrent la nouvelle pharmacie chimique avec l’ancienne pharmacie galénique et par là contribuèrent sinon à faire progresser, du moins à répandre la nouvelle science.

Il n’entre pas dans le plan de cette étude d’étudier à fond les ouvrages qui ont paru avant le cours de Lémery ; ce que nous en dirons ne sera qu’une introduction à l’analyse de cette œuvre et de celles qui l’ont suivie ; nous n’essayerons pas de dégager quelles furent les découvertes des savants du xviie siècle, ni comment leur labeur contribua à perfectionner leur science ; nous ne cherchons qu’à entrevoir quelles étaient les pensées des chimistes, et comment leur esprit était disposé à recevoir les enseignements de l’expérience au moment de l’apparition du livre de Lémery. Il faudra donc que notre vue d’en semble soit assez complète .pour nous faire connaître quelles étaient les traditions chimiques d’alors, quelles divergences d’opinions se manifestaient entre les partisans des différentes écoles, comment ces divergences s’atténuaient ou s’aggravaient ; bref, pour pouvoir sainement apprécier la chimie d’une époque, nous la replacerons dans le milieu où elle a pris naissance et où elle s’est développée.

Si nous examinons sans parti pris la plupart des « Cours de chimie » que le public possédait vers 1675, nous constaterons facilement qu’ils ne sont nullement écrits dans ce style mystérieux et obscur que Fontenelle leur reprochait. Quelques auteurs certes, tels Davidson et Barlet, considérèrent leur science comme le prolongement d’une métaphysique que l’érudition de l’un, et l’imagination de l’autre rendent difficilement accessible au lecteur non initié. D’autres, tel Étienne de Clave, voulurent justifier leur théorie chimique par des arguments philosophiques, mais ces arguments se comprennent avec quelque attention et ils ne semblent à aucun moment énigmatiques. Beaucoup d’ouvrages cependant nous sembleront seulement techniques. Écrits spécialement pour des médecins et des pharmaciens, leur influence ne dépassera pas le cercle restreint de praticiens auxquels ils s’adressent, et nous verrons que l’« honnête homme » dédaignera d’appliquer son esprit à des choses si particulières. Les expériences lui sembleront faites sans motif théorique ; le chimiste paraîtra plus curieux que philosophe et plus commerçant que curieux ; de plus, comme les instruments dont le chimiste fait usage ne sont pas des instruments de précision, comme son langage est rempli de termes vagues difficiles à définir, la chimie admirée en principe trouvera quelques censeurs sévères parmi les hommes de science mêmes ; écoutons le jugement de Malebranche[3].

« Il semble à propos de dire quelque chose des chimistes et généralement de tous ceux qui emploient leur temps à faire des expériences. Ce sont des gens qui cherchent la vérité ; on suit ordinairement leurs opinions sans les examiner. Ainsi leurs erreurs sont d’autant plus dangereuses qu’ils les communiquent aux autres avec plus de facilité.

Il vaut mieux sans doute étudier la nature que les livres ; les expériences visibles et sensibles prouvent certainement beaucoup plus que les raisonnements des hommes, et on ne peut trouver à redire que ceux qui sont engagés par leur condition l’étude de la physique tâchent de s’y rendre habiles par des expériences continuelles, pourvu qu’ils s’appliquent encore davantage aux sciences qui leur sont plus nécessaires. On ne blâme donc pas la philosophie expérimentale ni ceux qui la cultivent, mais seulement leurs défauts.

Le premier est que, pour l’ordinaire, ce n’est point la lumière de la raison qui les conduit dans l’ordre de leurs expériences : ce n’est que le hasard ; ce qui fait qu’ils n’en deviennent guère plus éclairés ni plus savants après y avoir employé beaucoup de temps et de bien. Le deuxième est qu’ils s’arrêtent plutôt à des expériences curieuses et extraordinaires qu’à celles qui sont les plus communes. Cependant il est visible que les plus communes étant les plus simples, il faut s’y arrêter d’abord avant que de s’appliquer à celles qui sont plus composées et qui dépendent d’un plus grand nombre de principes.

Le troisième est qu’ils cherchent avec ardeur et avec assez de soin les expériences qui rapportent du profit et qu’ils négligent celles qui ne servent qu’à éclairer l’esprit.

Le quatrième est qu’ils ne remarquent pas avec assez d’exactitude toutes les circonstances particulières, comme du temps, du lieu, de la qualité des drogues dont ils se servent, quoique la moindre de ces circonstances soit quelquefois capable d’empocher l’effet qu’on en espère. Car il faut observer que tous les termes dont les physiciens se servent sont équivoques, et que le mot de vin, par exemple, signifie autant de choses différentes qu’il y a de différents terrains, de différentes saisons, de différentes manières de faire le vin et de le garder ; de sorte qu’on peut même dire en général qu’il n’y a pas deux tonneaux tout à fait semblables ; et qu’ainsi quand un physicien dit : pour faire telle expérience prenez du vin, on ne sait que très confusément ce qu’il veut dire. C’est pourquoi il faut user d’une très grande circonspection dans les expériences et ne descendre aux composés que lorsqu’on a bien connu la raison des plus simples et des plus ordinaires.

Le cinquième est que d’une seule expérience ils en tirent trop de conséquences. Il faut au contraire presque toujours plusieurs expériences pour bien conclure une seule chose, quoiqu’une, seule expérience puisse aider à tirer plusieurs conclusions.

Enfin la plupart des physiciens et des chimistes ne considèrent que les effets particuliers de la nature ; ils ne remontent jamais aux premières notions des choses qui composent les corps. Cependant il est indubitable qu’on ne peut connaitre clairement et distinctement les choses particulières de la physique si on ne possède bien ce qu’il y a de plus général et si on ne s’élève jusqu’au métaphysique. Enfin ils manquent souvent de courage et de constance ; ils se lassent à cause de la fatigue et de la dépense ; il y a encore beaucoup d’autres défauts dans les personnes dont nous venons de parler, mais on ne prétend pas tout dire. »



C. — Que les chimistes aient eu quelques-uns des défauts dont Malebranche les gratifie si libéralement dans son sévère réquisitoire, que ces défauts, ou d’autres que Malebranche néglige d’énumérer, aient nui à la vulgarisation de leur science chez ces beaux esprits raisonneurs qui, au xviie siècle, formaient le public cultivé, c’est ce qui apparaît clairement à la lecture de leurs ouvrages ; peut-être cependant faudrait-il attribuer le peu de succès d’un grand nombre de chimistes consciencieux à la difficulté de leur art, à la complexité des phénomènes qu’ils observaient, à l’emploi de termes techniques qui ne sont pas immédiatement accessibles à qui les ignore.

Les cours de chimie qui apparaissent successivement sont très différents les uns des autres ; lisons-les rapidement dans l’ordre de leur apparition, afin d’apercevoir d’abord les difficultés inhérentes à cette science, puis de nous mettre en état de comprendre les ouvrages spéciaux.

Voici pour commencer les « Éléments de chimie » du sieur Jean Béguin[4] avec des remarques et éclaircissements écrits par Jean Lucas Le Roy ; dès l’introduction, nous sommes avertis que cet ouvrage apprendra aux médecins tous les avantages qu’ils peuvent tirer des remèdes chimiques sur lesquels un préjugé absurde avait jeté le discrédit. Les auteurs, bien entendu, exècrent Paracelse et sa secte qui, dans leur ignorance, avaient abusé des préparations spagyriques ; la Faculté les ajustement condamnés ; mais condamner l’abus n’est pas attaquer l’usage ; et les remèdes chimiques, l’expérience l’a montré, ont assuré un grand nombre de guérisons, alors que ceux de l’ancienne pharmacie étaient demeurés impuissants.

Qu’est-ce donc que cette chimie, auxiliaire indispensable du bon docteur ? C’est, dit Béguin, « un art qui enseigne à dissoudre les mixtes naturels et à les coaguler, étant dissous, pour faire des médicaments plus agréables, salubres et assurés »[5]. C’est une science expérimentale et pratique que l’on apprend par le travail.

« Son objet est le corps mixte et composé, non en tant que mobile, car en cette considération il appartient à la physique, mais en tant qu’il est soluble et coagulable ; or tout mixte est mixte imparfaitement comme la rosée, la grêle, la neige : ou parfaitement comme les plantes, pierres, métaux et animaux de toutes espèces : et par telle latitude d’objet, on voit complètement que se trompent ceux qui, ayant le nom d’alchimistes, soudain s’imaginent un homme qui se mêle de la transmutation des métaux et ne songe qu’au mystère admirable de la pierre des philosophes[6]. » La science du véritable chimiste étant nettement délimitée, séparée de la mécanique et de la recherche du grand-œuvre nous demandons quel est son but ? Que se proposé-t-il ? La fin de la chimie, et Béguin insiste longuement là-dessus, est la préparation des remèdes, leur purification, et aussi leur justification contre ceux qui croient que les opérations chimiques les rendent vénéneux, malfaisants ou seulement inefficaces[7].

Après avoir courageusement défendu l’efficacité et la bienfaisance des remèdes spagyriques, Béguin aborde la théorie chimique. « Le principal point de tout art et de toute science est de connaître les principes[8]. » Quels sont donc, demandons-nous, les principes de la chimie ? La réponse de Béguin est certes ferme, mais il prend des précautions contre toute interprétation erronée de sa pensée ; il nous laisse entrevoir qu’entre les diverses écoles, l’accord n’était pas facile, et c’est seulement après avoir tenté d’apaiser les présumés adversaires qu’il s’exprimera pour son compte ; écoutons en le lisant un écho des disputes qui agitaient alors le monde savant : « Avant que de passer outre, dit-il, je désire que les physiciens et les médecins entendent que les chimistes ne font rien contre eux quand ils constituent d’autres principes que les leurs. Car puisque Aristote avec toute la philosophie enseigne que deux arts ou sciences peuvent bien avoir pour objet une même matière, ou un même objet matériel, mais non pas le considérer selon les mêmes principes propres et intrinsèques et sous une même formalité, et qu’eux avouent que la chimie est un art différent de la physique et de la médecine : il faut par conséquent qu’ils tiennent avec nous qu’elle doit avoir d’autres principes propres et intrinsèques, formellement constitutifs de son objet. Et pour faire voir par exemple cette théorie, je dirai que le physicien, le médecin et le chimiste peuvent bien traiter d’un même corps mais diversement considéré et selon divers principes. Car le physicien le contemplera comme naturel, et capable de mouvement et de repos à raison des principes constitutifs du corps naturel en tant que naturels, qui sont la matière et la forme, parce qu’en cette manière il est son objet. Le médecin considérera le même corps autant qu’il est capable de recevoir la santé ou de la causer, examinant icelui par les quatre premières qualités froid, chaud, sec et humide qui constituent le tempérament du corps d’où résultent la santé et la maladie. Et le chimiste le considérera encore à sa façon, savoir en tant qu’il peut se résoudre et se coaguler ; et qu’il y a plusieurs vertus en son intérieur qui peuvent être manifestées par art et rendues plus utiles. Et d’autant que le mercure, le soufre et le sel sont les principes qui rendent le corps mixte soluble et coagulable et les racines de ses vertus internes, ou les vraies substances chimiques, c’est-à-dire les principes qui soutiennent et substantent toutes les vertus et accidents internes du composé, le chimiste doit procéder en tous ses examens, théories et opérations par ces trois principes[9]. »

Nous sommes maintenant avertis ; les substances étudiées par les médecins, les physiciens et les chimistes sont les mêmes ; pour établir leurs principes ces divers savants ont fait usage de la méthode expérimentale ; si donc, leurs doctrines hétérogènes sont contradictoires en apparence, nous ne les déclarerons pas pour cela incompatibles. Partis, il est vrai, du même point mais marchant sur des routes différentes et poursuivant des buts différents, les travaux de ces chercheurs ne sauraient aboutir au même résultat, et nous serions naïfs de nous en étonner.

Cet essai de conciliation d’opinions intransigeantes et rivales nous montre que les savants du xviie siècle n’étaient pas, comme on l’a prétendu souvent, les esclaves d’une tradition définitivement fixée, et qu’ils discutaient très librement les opinions qui leur étaient présentées comme assurées. Béguin nous dira pourtant que c’est faute d’avoir pénétré la signification des principes que Ramus et bien d’autres ont attaqué la philosophie péripatéticienne dont la médecine, la chimie et la physique se réclamaient également et qui renfermerait d’après eux des illogismes et des contradictions. Un examen plus approfondi de ce problème dévoile pourtant que les médecins, les physiciens et les chimistes peuvent à juste titre se réclamer de la grande autorité d’Aristote.

Revenons aux principes chimiques et demandons à la Nature de bien vouloir les découvrir à nos regards ; que sont-ils et combien sont ils ? « Maintenant, dit Béguin, pour savoir le nombre de tels principes en chaque corps, puisque la seule expérience le peut faire paraître : elle seule en doit être crue en ses opérations. Si donc nous parlons des principes en général, sous lesquels sont compris, et les premiers principes et ceux qui en dépendent, le nombre en sera aussi grand que la chimie pourra faire d’extractions différentes, de quintessences, d’huiles, d’eaux et de magistères et semblables opérations en chacun corps : mais si nous parlons seulement des premiers principes qui ne dépendent d’autres premiers et desquels tous les autres dépendent. L’expérience nous les réduit à trois : le mercure, le soufre et le sel[10]. »

Que sont ces trois principes derniers termes de la décomposition chimique de chaque mixte naturel ? Béguin nous représente plutôt chacun d’eux comme symbole d’une classe de corps, que comme corps toujours et partout semblable ; les propriétés sont générales et les définitions manquent de précision.

« Le mercure est cette liqueur acide, perméable, pénétrante, éthérée et très pure, de laquelle provient la nourriture des corps, le sentiment et mouvement, les forces et couleurs et le retardement de la vieillesse ; on le compare à l’air parce qu’aisément il s’altère à la moindre chaleur et s’envole, et à l’eau parce qu’il ne peut être facilement contenu en ses propres termes[11] mais seulement par d’autres[12]. »

« Le soufre est ce baume doux, oléagineux et visqueux, qui conserve la chaleur naturelle des parties, et qui est l’instrument de toute végétation, accroissement et transmutation, l’origine et la source de toutes odeurs tant bonnes que mauvaises. On le compare au feu à cause qu’il s’enflamme aisément comme tout corps huileux et résineux. Il a, de propre, la vertu d’adoucir et de conjoindre les extrémités contraires. Car tout ainsi qu’on ne peut faire de bon lut avec de l’eau et du sable si on ne mêle de la chaux ou quelque autre matière glutineuse : de même le mercure volatil et le sel fixe ne se peuvent joindre et lier en une même substance que par le moyen du soufre, lequel participe de l’un et de l’autre, et tempère par sa viscosité la sécheresse du sel et la liquidité du mercure par sa fluidité molle la densité du sel et la perméabilité du mercure, et par sa douceur l’amertume du sel et l’acidité du mercure.

Le sel est ce corps sec et salé qui empêche la corruption du mixte, qui a des admirables facultés de dissoudre, coaguler, nettoyer et évacuer, duquel dépend la solidité en toute chose, la détermination, la saveur et une infinité d’autres vertus. Il a quelque analogie avec la terre, non pas en ce qu’elle est sèche et froide, mais en ce que cet élément est ferme et fixe, et le sujet de la génération ordinaire des corps. »

Tout corps mixte peut par l’expérience se résoudre en ses trois principes ; si nous brûlons du bois vert nous en verrons tout d’abord sortir une vapeur aqueuse qui ne peut s’enflammer, mais qui se condense en eau et qui représente le mercure ; ensuite une vapeur inflammable, qui peut se changer en huile et qui représente le soufre ; enfin des cendres, l’on peut extraire un sel facilement reconnaissable ; dans l’œuf le blanc représente le mercure, le jaune le soufre et la coque le sel ; il en est ainsi de la plupart des mixtes animaux, végétaux ou minéraux et Béguin pourrait multiplier les exemples.

Une des grandes difficultés que rencontre l’analyse chimique est que le sel, le soufre et le mercure, que l’opérateur obtient en résolvant un mixte en ses principes, ne sont jamais purs, et contiennent toujours quelque trace des autres principes dont nous voudrions les séparer. Notre science est impuissante à faire l’extraction complète ; par suite notre théorie n’est pas absolument assurée. Enfin les savants rencontrent souvent des corps comme le phlegme, liqueur insipide, ou la tête morte, terre inerte, dans les mixtes qu’ils analysent ; Béguin les avertit qu’ils ne les doivent pas prendre pour des véritables principes ; la tête morte et le phlegme n’étant doués d’aucune propriété active.

Le terrain théorique une fois déblayé, Béguin nous parle longuement des opérations chimiques et des instruments qu’elles nécessitent ; ne nous attardons pas à l’écouter sur ce point ; le laboratoire chimique semble avoir vraiment peu varié dans le cours du xviie siècle et nous aurons occasion de le décrire brièvement tout à l’heure. Notons seulement que les expériences d’alors étaient très simples, qu’elles se réduisaient à des calcinations, à des distillations, à des dissolutions et à des coagulations ! Les modes opératoires ressemblent par leur imprécision, par leur langage, et souvent par le travail exigé, à des recettes de cuisine, dont on ne peut faire bon usage que si l’on est maître du tour de main. Les expériences conseillées par Béguin ne visent d’ailleurs ni l’instruction de l’élève, ni la découverte de quelque fait encore inconnu, mais seulement la confection de médicaments.

Nous n’en finirions pas si nous voulions donner une idée exacte des connaissances chimiques précises que l’on avait à l’époque de Béguin ; une foule de faits, bien observés et sagement étudiés se poursuivent presque sans méthode dans la seconde partie de son ouvrage ; il est facile de constater que l’auteur avait des notions nettes sur les différents corps qu’il étudie ; une grande place est faite dans son livre à la chimie des métaux ; la médecine, en conseillant depuis Paracelse, des remèdes d’origine métallique n’avait peut-être pas soulagé les malades qui escomptaient une guérison rapide ? En tout cas, elle avait ouvert à la pharmacie une voie encore inexplorée, hors de cette chimie organique, compliquée et difficile qui s’attardait à différencier les huiles les unes des autres, ou s’obstinait à analyser les animaux et les plantes.

D. — L’ouvrage du professeur Davidson : « Les éléments de la philosophie de l’art du feu ou chimie contenant les plus belles observations qui se rencontrent dans la résolution, préparation et exhibition des végétaux, animaux et minéraux, et les remèdes contre les maladies du corps humain, comme aussi la métallique appliquée à la théorie par une vérité fondée sur une nécessité géométrique, et démontrée à la manière d’Euclide, » forme, avec le cours que nous venons d’analyser, le plus parfait contraste. Béguin nous présentait la chimie comme auxiliaire précieux du médecin ; elle était, pensait-il, susceptible de rendre de grands services aux hommes malades en rétablissant leur santé, et par là son étude était vivement recommandée ; mais il ne songeait guère à faire de sa science préférée un éloge dépassant le but bienfaisant qu’il lui avait assigné. Davidson, comme Béguin, vante l’excellence des remèdes spagyriques ; mais les applications techniques de la chimie à la médecine tiennent une très petite place dans son œuvre. La chimie est solidement encastrée dans une métaphysique savante qui semble bizarre au lecteur moderne, et que les partisans de la philosophie cartésienne auraient pris pour une rêverie incohérente s’ils avaient eu le courage de lire l’ouvrage. Le monde sensible, que l’expérience nous révèle, est une image de copies et d’arrière-copies du monde intellectuel et éternel créé par Dieu ; par l’image, nous devinons les êtres originaux dont nous n’avons pas de connaissance directe, et il y a une harmonie universelle entre toutes les parties de l’univers.

Il est impossible, sans dépasser le cadre que nous nous sommes fixés, de donner une vue d’ensemble de cette doctrine érudite, survivance du moyen âge et qui n’a d’ailleurs pas exercé d’influence dans la suite ; l’auteur rappelle et discute l’opinion de toutes les écoles philosophiques, grecques, arabes, scolastiques, et même celle de ses contemporains. Nous saisissons là, sur le vif, l’activité ambitieuse de l’esprit des anciens chimistes qui, grâce à cette harmonieuse correspondance des phénomènes intellectuels et sensibles, célestes et terrestres, physiques et moraux, croyaient pouvoir déduire de leur art la connaissance des mystères les plus cachés de la nature, de même que l’Écriture sainte les guidait dans la préparation et l’interprétation de leurs expériences. Car, nous devons le constater, leur chimie est expérimentale, et les travaux de laboratoire y tiennent une grande place ; elle est, certes, pour l’intelligence l’aboutissant sensible d’une métaphysique abstraite ; mais pour l’homme elle est le premier échelon de la connaissance de cette métaphysique qui ne se manifeste à nous qu’à travers nos sens corporels. Sans nous attarder donc à scruter les origines et la structure de la doctrine de Davidson, remarquons quelques points sur lesquels sa pensée a été en harmonie ou en désaccord avec celle de ses contemporains. Et d’abord quels sont pour lui les corps principaux dont tous les autres sont dérivés ? Sont-ce les trois principes chimiques le sel, le soufre, et le mercure, ou les quatre éléments d’Aristote : le feu, l’air, l’eau et la terre ? Bien que Davidson déclare à plusieurs reprises, que la philosophie spagyrique est supérieure dans sa profondeur à la philosophie péripatéticienne qui reste à la surface des problèmes, il additionne les quatre éléments aux trois principes et fait de leurs réactions mutuelles la cause de la multiplicité des matières corporelles que nous observons. Ailleurs, il nous révèle qu’il croit que la transmutation des métaux est non seulement possible mais réelle, qu’elle a été partiellement réalisée dans des expériences et que le travail des siècles finira peut-être par satisfaire et convaincre ceux qui jusqu’à présent sont restés incrédules, mais il néglige de nous dévoiler les raisons qui ont entraîné l’adhésion de sa raison. Pour nous donner une idée de sa méthode, voyons ce qu’il nous enseignera sur la dissolution des métaux par les acides ou eaux-fortes. « L’eau-forte, dit-il, est ainsi nommée pour deux raisons. Premièrement à cause de sa puissance externe qui consiste dans la force de dissoudre, soutenir, cacher et engloutir dans son sein la matière que nous voulons dissoudre et ce atome pour atome sans qu’il paraisse autre chose que le dissolvant. Par exemple, une once de vif argent se laisse entièrement corroder et soutenir par une once de bonne eau-forte, sans qu’il paraisse aucun grain de vif-argent tomber par sa pesanteur : mais tout étant dissous en telle sorte que le dissolvant et la chose dissoute ne sont qu’un de deux qu’ils étaient auparavant, et cette qualité est attribuée à tous les dissolvants, comme sont tous sucs aigres et salés, selon qu’ils sont forts ou faibles.

La deuxième est à cause de la puissance interne qui est dans le dissolvant, n’étant pas indifférente dans la dissolution de tous les mixtes, mais ayant une science certaine et connaissance du corps sur lequel elle doit faire son action. La raison de la force dépend de l’esprit, car toute action dépend du centre qui est incorporel, et si les corps ou le corps incorporel, ou l’incorporel corps qui sont les degrés plus éloignés ou plus proches du centre agissant, ce n’est que par participation de l’incorporel au centre[13] ».

Il faut faire grâce au lecteur de cette dissertation sur l’attraction incorporelle exercée par le centre de l’univers ou soleil qui attire les choses incorporelles, le centre de la terre vers lequel tendent toutes les choses terrestres et encore, le centre particulier à chaque chose qui est spécifique de chaque matière chimiquement définie ! L’auteur essaye d’harmoniser le système de Copernic avec le système du monde des anciens, et la diversité très grande des corps que nous observons… Écoutons la suite qui est plus facilement accessible :

« Pour venir à la deuxième raison que les dissolvants ne sont pas indifférents dans l’action de la dissolution, mais qu’ils ont une science certaine et une connaissance arrêtée du corps sur lequel ils doivent faire leurs actions, je réponds que… cette connaissance se fait par similitude et affinité de substance ; car là où il y a quelque chose de substance hétérogène, lors la dissolution ne se peut faire, comme il se voit clairement dans l’action de l’eau chaude jetée sur de la cire et sur les choses inflammables non fermentées, car l’eau chaude ne se peut pas incorporer avec telles substances. Il en est de même des dissolvants corrosifs eaux fortes. Car si vous mettez les eaux-fortes sur de la cire ou sur du bois, quoique mille fois plus mois que les métaux, jamais le dissolvant ne mordra, à cause qu’il n’a point assez d’affinité avec la chose qui doit être dissoute ; mais si vous mettez les eaux-fortes sur les métaux qui sont de même substance que ces eaux, quoi qu’ils soient de diverses circonstances, vous verrez aussitôt que le dissolvant mordra sur le métal, se corrodera et s’insinuera atome par atome, rendant le métal coulant comme soi-même ; et cette vérité est manifeste par la composition des eaux-fortes : car étant faite des esprits de vitriol et nitre (le vitriol n’étant autre chose qu’un suc métallique épaissi plus ou moins fixe dans les métaux et le nitre étant un esprit universel en toutes choses) se doivent laisser insinuer à une substance qui leur est plus ou moins homogène. L’on peut dire de même des autres dissolvants : mais après il reste une difficulté pourquoi c’est que les eaux-fortes n’ont pas de force sur le soleil[14]. À quoi je réponds que c’est à cause de la disproportion et disconvenance qu’il y a entre le dissolvant et le corps à dissoudre. Car dans l’or il y a un sel armoniac, ou esprit de sel, lequel a en soi un soufre métallique, qui ne se trouve pas dans les eaux-fortes : c’est pourquoi ce sel se mêlant à l’eau-forte la fait devenir régale. Par même raison, l’eau régale ne dissous jamais l’argent à cause qu’elle a de ce sel armoniac qui n’est pas en l’argent[15]. » L’eau régale et l’eau-forte permettent donc au chimiste de pouvoir séparer l’or et l’argent précédemment alliés ensemble ; la métaphysique permet de prévoir et d’interpréter l’expérience utile du praticien ; elle forme avec l’art un tout dont les parties sont inséparables ! La théorie de la dissolution esquissée par Davidson sur les bases que lui avait fournies la philosophie du moyen âge présente un grand intérêt, bien qu’elle n’ait pas exercé d’influence immédiate ; elle fut complètement oubliée à la fin du xviie siècle alors que toutes les réactions chimiques étaient expliquées par le combat des corps en présence, par l’intrusion violente, par exemple, des pointes acides dans la gaine des alcalis. Mais quand l’imagination se fut lassée de ces théories faciles qui donnaient une illustration mécanique de tous les phénomènes chimiques sans permettre de prévoir un fait encore inconnu, une doctrine analogue à celle de Davidson eut pendant quelque temps la faveur de plaire aux savants. Certes, ils n’attribuèrent pas aux dissolvants une intelligence incorporelle qui leur permit de choisir leur soluble, mais ils pensèrent qu’entre les corps qui réagissent pour former un nouveau composé il n’y a ni lutte ni opposition ; qu’au contraire une similitude de composition devait être cause de leur affinité. Par là, ils retrouvèrent et continuèrent une tradition ancienne, dont beaucoup ignorèrent l’origine, et qui exerça son influence sur toute l’histoire de la chimie moderne.


E. — Lisons maintenant les œuvres d’Étienne de Clave, son cours de chimie[16], comme ses explications et discussions sur « les vrais principes et éléments de la Nature et qualités d’iceux[17] ». Ces ouvrages forment avec ceux que nous avons analysés précédemment le plus étrange contraste, et, en dehors d’une certaine similitude d’expressions ou de descriptions d’expériences, l’on aurait quelque peine à croire que les auteurs parlent d’une même science.

Certes, l’œuvre d’Étienne de Clave, n’est pas immédiatement accessible au lecteur moderne ; elle nous fait pénétrer au milieu des conversations et des disputes qui, vers le milieu du xviie siècle, intéressaient les savants ; notre chimiste ne fait pas table rase de la tradition et ne prétend pas construire avec l’aide de sa seule logique une science définitive et parfaite qui entraînerait l’adhésion de tous ; il ne néglige pas de citer les avis d’Aristote, des philosophes arabes, des philosophes du moyen âge, de Paracelse qui jouissait alors d’une grande notoriété et de certains contemporains. Mais s’il a assez d’érudition pour connaître les opinions de ceux qui ont traité le même sujet que lui, il ne les respecte pas assez pour subir servilement leur autorité et il discute très librement leurs paroles ; il argumente pour eux et contre eux, prenant dans l’expérience sensible la source de ses objections comme de ses affirmations, et il présente les unes et les autres avec la plus tranquille assurance.

Essayons de donner rapidement une idée de sa méthode et suivons-le dans la question qui semble l’intéresser le plus, l’examen des éléments et la détermination de leurs propriétés. « L’élément, dit-il, est un corps simple qui entre actuellement dans la mixtion des corps composés et auquel ils se peuvent finalement résoudre[18]. » « Les éléments, explique-t-il ailleurs, étant les corps les plus simples qui entrent en la composition des mixtes sont ceux qui se doivent trouver pareillement en leur résolution[19]. » Seule l’expérience pourra enseigner au chimiste leur nombre et leurs qualités spécifiques ; mais avant que d’aborder l’étude de chacun d’eux, Clave énumère les propriétés communes qui les caractérisent tous : « Nous soutenons que ces substances homogènes, éléments, principes ou corps simples sont incorruptibles et ne se peuvent convertir entre eux contre l’opinion d’Aristote ; et que quoi qu’il dise que la nature se serve des raréfractions et condensations qu’il dit être la cause de la conversion des éléments entre eux, cela ne fait rien contre nous, vu que la substance ne se change jamais : d’ailleurs les résolutions des mixtes sont si manifestes qu’on ne peut les nier. Mais nos principes ou éléments sont corps complets et toutefois simples par l’union desquels, se font divers mixtes selon les diverses compositions[20]. »

Remarquons en passant que cette définition du corps simple est étrangement moderne, que le chimiste d’aujourd’hui ne trouverait rien à y changer, bien que l’expérience le force à admettre un plus grand nombre d’éléments qu’Étienne de Clave l’avait prévu. Les principes de la chimie que nous le voyons développer restent strictement dans le domaine de cette science et ne se rattachent plus, comme chez Davidson, à un système métaphysique englobant la totalité de l’univers. Mais aussi il ne réduit pas leur connaissance, comme l’avait fait Béguin, à une valeur purement technique et pratique, et il écoutera les péripatéticiens et les spagyriques dont il n’essayera pas de concilier les opinions disparates avant de nous faire suivre le cours de ses méditations.

Aristote, dit-il, a cru que les corps étaient composés de quatre éléments : le feu, l’air, la terre et l’eau. Examinons chacun d’eux pour voir si nous pouvons partager son opinion ; le feu, nous fait-il observer, est un terme bien vague auquel on peut donner plusieurs significations, le rapprocher de la lumière, de la chaleur ou de la combustion ; or, ces choses sont des phénomènes et non des principes matériels ; la flamme à laquelle certains ont voulu réduire le feu est un accident dû certainement à un principe élémentaire, elle ne peut être un élément.

L’air, au contraire du feu, est certainement un corps simple qui joue un grand rôle dans la nature ; mais il n’est pas un élément, puisqu’il ne peut entrer dans la composition des mixtes, bien qu’il les avoisine, que sans sa pression toute combustion est impossible, et qu’enfin il s’insinue entre les pores des différents corps. C’est une substance qui remplit tous les milieux et que De Clave nous présente comme un physicien nous présenterait l’éther. Ce corps simple ne peut se combiner avec les autres corps simples, il n’est pas une substance chimique. Restent donc la terre et l’eau que le chimiste a réellement découvert en faisant ses analyses et qu’il veut bien ranger au nombre des éléments ; mais ce ne sont pas les seuls éléments que l’analyse nous révèle. L’expérience donc, à l’aide du « feu agissant contre les mixtes artificieusement disposés, les résoud si heureusement qu’il en sort cinq éléments ou premiers principes qui étaient actuellement inclus et cachés dans iceux, à savoir l’eau ou phlegme, l’esprit ou mercure, le soufre ou huile, le sel et la terre[21] ».

Outre donc deux des éléments d’Aristote, Étienne de Clave admet les trois principes spagyriques dont les chimistes composaient tous les corps ; nous écouterons tout à l’heure comment il définit chacun de ces corps simples.

Voyons-le d’abord discuter avec les sectes chimiques comme il a discuté avec les péripatéticiens, et d’abord avec les paracelsistes qui ont répandu dans la science la croyance aux principes spagiriques, et qui pensaient que sous ces principes l’on pourrait atteindre les quatre éléments de l’école.

« Pour répondre à Paracelse et à ses sectateurs, nous disons que le mercure principe ou esprit, le soufre ou l’huile, et le sel ne peuvent être éléments s’ils ne sont éléments ou la matière d’iceux ; de dire que ce soit leur matière, ce serait ridicule puisqu’il veut que les principes soient composés des éléments ; que s’ils en sont composés ils ne peuvent être principes, car principe physique ou naturel est une substance, laquelle étant toute simple et homogène ne peut être composée ; autrement elle ne serait pas principe[22]. »

Un chimiste, Pierre Séverin, Danois, a essayé de concilier autrement la théorie chimique et celle d’Aristote ; il a approuvé les quatre éléments de l’école, composés de matière et de forme, « puis il a proposé quasi infini principes enclos en ces quatre éléments comme en des téguments ou écorces » et il les range en trois genres : le sel, le soufre et le mercure.

Pourquoi introduire tant de principes ? Pourquoi les ranger en trois genres ? Visiblement, comme Béguin, Séverin n’a voulu donner au chimiste qu’une classification commode, non atteindre un corps simple et homogène. « Son erreur, dit Étienne de Clave, vient de ce qu’il voyait en ces séparations grossières qu’autre était l’huile de cannelle par exemple, autre était celle d’anis ou de girofle ou de quelque animal, le défaut procédant seulement de ce qu’il a ignoré la dernière résolution ou dépuration des mixtes en leurs principes purs, simples et homogènes. »

« Quant, ajoute Clave, à la troisième secte des chimistes, qui n’admettent autres principes ou éléments, que mercure, soufre et sel, desquels ils veulent que l’eau ou le flegme soient les excréments on peut dire qu’ils sont tout à fait ignorants, car s’ils étaient tant soit peu versés en la science naturelle, ils n’ignoreraient pas qu’élément est une substance pure, simple et homogène, qui fait partie de la mixtion, et que ce qui est tel ne peut avoir aucun excrément, loin que nous disons que l’eau insipide qu’ils appellent, et la terre ne sont pas moins utiles en la composition et mixtion que les autres. »

Ayant ainsi écarté les opinions erronées de ses adversaires, Étienne de Clave va nous enseigner la vérité sur les principes qui entrent dans la composition des mixtes. « Nous disons donc qu’il y a cinq corps simples que nous appelons éléments, non pas à cause qu’ils sont simples ; autrement le ciel et l’air seraient éléments, mais seulement parce qu’ils composent tous les mixtes comme nous avons dit ci-dessus ; savoir est l’eau que nous définissons ou décrivons un élément congelable, et lequel outre cette propriété spécifique de congélabilité est purement insipide et qui sert de véhicule à tous les autres. L’esprit ou mercure est un élément fermentable, toujours acide, le plus pénétrant et le plus pesant de tous les corps.

L’huile ou le soufre est un élément ou principe inflammable très subtil et le moins pesant de tous. Le sel est un principe ou élément coagulable, salé, visqueux, fixe de sa nature, donnant liaison et compaction à tous les autres en la mixtion.

La terre est un principe ou élément discontinuable ou friable avec quelque petite acerbité[23]. »

Ces corps simples ont des propriétés spécifiques caractéristiques de chacun d’eux qui peuvent s’exprimer par un mot, et que l’expérience chimique nous a révélées ; au contraire des qualités d’Aristote, la chaleur ou la froideur, l’humidité et la sécheresse qui varient constamment, elles ne sont pas susceptibles du plus et du moins, elles n’augmentent ni ne diminuent et elles sont constantes dans chaque corps : celui-ci, par exemple peut être un peu chaud ou très chaud ; il faut qu’il soit ou qu’il ne soit pas combustible.

L’erreur donc des péripatéticiens provient de ce qu’ils ont pris pour qualités premières des qualités manifestes ou sensibles au lieu d’atteindre les qualités occultes qui sont les derniers termes auxquels peut parvenir notre analyse ; de là provient une seconde erreur ; ils ont cru que les cléments ou corps simples se transmuaient les uns dans les autres, puisque ces qualités manifestes se transportent d’un corps à l’autre.

Avant de quitter Étienne de Clave demandons-lui de nous définir ces qualités occultes qu’il place résolument à la base de toute théorie chimique et dont le nom seul fera horreur aux savants du siècle suivant. « Les qualités occultes sont celles qui ne se reconnaissent que par la seule expérience, c’est-à-dire par leurs effets dont les causes sont fort cachées et qui ne parviennent jusqu’à notre connaissance. C’est pourquoi quelques-uns les appellent insensibles et celles-ci peuvent trouver place en nos éléments, à cause qu’elles dépendent de la forme de chaque élément qui nous est inconnue, et ce sont celles que nous avons appelées spécifiques et premières, savoir la congélabilité et la friabilité ou discontinuité : de sorte que nous pouvons dire qu’il y a plusieurs espèces de qualité, aux éléments : les premières que nous venons de nommer, les secondes chaleur, humidité et sécheresse parce qu’elles marchent en ordre après les premières, et non pas à cause qu’elles dépendent des premières, mais parce qu’elles conviennent chacune à plus d’un élément comme nous l’avons déjà montré[24]. »

Nous dépasserions le cadre de cet ouvrage si nous exposions plus abondamment les opinions fort intéressantes d’Étienne de Clave sur la philosophie de la matière dans ses rapports avec la science chimique ; d’ailleurs, il ne nous indique que très brièvement les opérations faites au laboratoire et comment elles coïncidèrent avec sa théorie ; souvent il argumente contre des adversaires dont nous ignorons la réplique. Contentons-nous d’avoir pénétré avec lui dans les transformations que les écoles de son époque faisaient subir à la philosophie traditionnelle, sans rompre ouvertement avec elle.


F. — Nous ne nous attarderons pas à examiner l’« Introduction à la chimie ou à la vraie physique[25] » ; Arnaud veut faire pénétrer le médecin dans le laboratoire du pharmacien, lui montrer que les expériences chimiques procurent parfois des remèdes bienfaisants et agréables, que c’est un préjugé absurde, qui mutile aussi bien l’art du chimiste que la médecine, que de proscrire les préparations spagyriques, et que les sciences, loin de se combattre, doivent essayer de s’éclairer mutuellement.

Il se propose donc de nous apprendre à expérimenter de nos mains ; mais avant de nous faire travailler pratiquement, il nous explique la théorie, c’est-à-dire la définition, l’objet, le but et l’histoire de la chimie.

Qu’est-ce que la chimie ? « C’est, dit Arnaud, un art physique qui enseigne à séparer le pur d’avec l’impur par le moyen du feu pour faire des remèdes plus agréables et efficacieux, tant pour guérir les maladies du corps humain que pour acheminer les métaux à leur dernière perfection. » — Telle est, du moins, la fin ambitieuse que le chimiste ne désespère pas de réaliser ; mais ce n’est pas là son objet et son but immédiat. Il se propose de bien connaître les propriétés internes du mixte ; il faut qu’il puisse le purifier, le dissoudre, le coaguler, etc ; ensuite il se servira des propriétés externes du mixte, il observera son action afin de pouvoir rendre la santé aux malades et peut être obtenir la transmutation des métaux. Arnaud se contente d’ailleurs de nous expliquer les détails des opérations de laboratoire que le chimiste doit exécuter tous les jours sans prévoir les applications éventuelles à l’alchimie ou à la médecine : il nous promène à travers ses fourneaux dont il nous apprend le maniement, et même le mode de construction : il nous présente ses instruments, vaisseaux de verre, alambics, cornues, récipiens, spatules, et nous enseigne l’art de les utiliser habilement.

Nous n’avons rien à dire de ces définitions des termes chimiques, purement expérimentales et pratiques, mais dont seule une longue analyse donne la traduction moderne ; remarquons pourtant qu’il ne souffle mot des éléments ou principes qui, d’après la plupart des philosophes, formeraient par leur mixtion les corps complexes que nous observons.

Comme tout amateur de pharmacie, il a broyé les corps durs dans un mortier ; et il croit que toutes les opérations de chimie ont quelque rapport avec celle-là, qu’elles sont plus fines ou plus grossières, mais enfin que tout l’art du chimiste se ramène en dernière analyse à la mécanique de la pulvérisation !

La calcination de l’avis de tous « est une solution de choses coagulées en chaux ». Qu’est-ce que la chaux ? « Une poudre réduite en parties très subtiles ou comme impalpables, » — l’alcool est encore plus subtil et plus impalpable que la chaux, etc. Aussi il appelle calcination chez les métaux toute opération qui les corrode et leur enlève l’éclat métallique ; l’action du feu par exemple ou l’action des acides sont capables de calciner l’étain…, chaque expérience chimique rend la poudre plus fine ou la coagule ! Et l’exemple que nous avons cité suffit pour donner une idée de l’ensemble.

N’allons pas suivre Barlet dans l’explication mystérieuse de ses figures qui représentent « la théotechnie ergocosmique ou l’art de Dieu en l’ouvrage de l’univers »[26]. Visiblement l’auteur a voulu séduire notre imagination par ses assemblages de dessins géométriques, dont il part pour atteindre le phénomène chimique observé au laboratoire ; la décomposition du corps en ses éléments, l’astrologie chimique, la matière et la forme des différentes substances y sont représentées par un rêveur et un artiste qui, enchanté des différents jeux et combinaisons que font entre elles ses conjectures, oublie de convaincre notre raison par quelque argument logique. Il y avait au xviie siècle, comme à toutes les époques, quelques esprits superficiels qui croyaient avoir démontré quelque nouveau système de métaphysique, quand ils avaient seulement développé les conséquences de leurs rêveries incohérentes et fugitives. La chimie encore peu avancée se trouvait tout naturellement être leur science de prédilection. Ils n’ont pourtant exercé aucune influence sur son développement ?


G. — Le « cours de chimie » de Nicolas Lefèvre[27] vaut la peine d’être sérieusement étudié ; nous nous y arrêterons plus longuement ; ce professeur nous guidera dans les arcanes d’une métaphysique spiritualiste et séduisante, qui semble au lecteur moderne quelque peu mystérieuse ou étrange, et dont le succès a été brisé net par le brillant développement de la philosophie corpusculaire. L’auteur a visiblement subi l’influence des iatrochimistes, de Paracelse et Van Helmont[28] surtout, dont les systèmes, oubliés aujourd’hui, ont exercé sur des générations de médecins, de pharmaciens, de savants de tout ordre une domination presque exclusive. Ce n’est pas que Lefèvre se soit servilement assujetti à l’autorité de ces maîtres célèbres ; comme tous les savants de son époque, il discute très librement les opinions des prédécesseurs anciens et modernes : il nous fait connaître les doctrines plus ou moins disparates des péripatéticiens, des galénistes, des différentes sectes de chimistes, essaye parfois d’atténuer leurs divergences ou de les concilier : à d’autres moments, il prend parti soit pour les uns soit pour les autres, ou tente de donner des solutions inédites aux problèmes qui ont occasionné leurs disputes ; mais il faudrait connaître bien à fond la philosophie chimique de son époque pour démêler dans son œuvre ce qui lui appartient en propre de ce qu’il a acquis par une tradition à laquelle sa pensée s’est adaptée et qu’il ne songe aucunement à renverser ; — nous négligerons d’examiner cette question en analysant la structure de sa théorie chimique.

Après nous avoir appris que la chimie remonte à la plus haute antiquité, que les problèmes auxquels elle veut tenter de donner une solution ont, de tout temps et à juste titre, exercé la curiosité des hommes, Nicolas Lefèvre essaye de préciser la place qu’elle occupe dans l’activité humaine et demande si elle doit être considérée soit comme une science, soit comme un art. Le lecteur se souvient certainement que la science a la contemplation pour but. « Sa fin n’est que la connaissance dont elle se nourrit et contente »[29] : l’art ne tend qu’à l’opération, c’est-à-dire à exercer notre action sur la nature afin de la mieux dominer ; en résumé « la science n’est proprement que l’examen des choses qui ne sont pas en notre pouvoir : au lieu que l’art s’occupe sur ce qui est en notre pouvoir »[30]. Or la chimie est à la fois spéculative, expérimentale et pratique ; elle présente au savant trois aspects différents : tout d’abord la chimie philosophique « qui n’a pour but que la contemplation et la connaissance de la nature et de ses effets parce qu’elle prend pour objet des choses qui ne sont aucunement en notre puissance. Ainsi cette chimie philosophique se contente de savoir la nature des cieux et de leurs astres, la source des éléments, la cause des météores, l’origine des minéraux et la nourriture des plantes et des animaux »[31], toutes choses sur lesquelles notre volonté n’a aucun pouvoir. La seconde forme sous laquelle la chimie est étudiée est l’ iatrochimie ou médecine chimique, qui se propose d’appliquer la théorie à l’opération chimique, d’expliquer et de diriger cette dernière afin d’en prévoir les résultats et connaître aussi bien les propriétés que les vertus des remèdes. En dernier lieu, la chimie pharmaceutique que l’on peut confier à des apprentis n’a pour but que la réalisation de l’opération et se trouve sous la dépendance de l’iatrochimie, comme celle-ci présuppose la chimie philosophique. « On peut conclure de tout cela que la chimie peut être dite Science et Art à la fois, ou encore on peut l’appeler une science pratique[32]. »

Quel est l’objet de la chimie ? Les différents auteurs qui ont traité ce sujet délicat ont émis là-dessus des opinions bien différentes ; quelques-uns, en effet, ont dit qu’elle est l’art des transmutations ; d’autres croient qu’elle se réduit à l’art des séparations ; d’autres encore l’ont définie : « L’art des transmutations et des séparations. » Mais qui ne voit que les transmutations, comme d’ailleurs les séparations, sont les résultats pratiques de l’opération de laboratoire et ne sauraient renfermer l’objet d’une science qui dirige ses opérations ? Quelques savants croient mieux dire en spécifiant qu’elle étudie les corps mixtes, mais ils sont incomplets car la chimie s’occupe aussi des corps simples qu’elle sait extraire des corps complexes. D’autres pensent que son objet est le corps naturel, mais ils oublient que la chimie parle et traite de l’Esprit Universel qui est dépouillé de toute corporéité et dont tous les corps dépendent. Pour s’exprimer correctement, observe Lefèvre, il faut spécifier « que la chimie a pour objet toutes les choses naturelles que Dieu a tirées du chaos par la création », que ces choses soient corporelles ou qu’elles soient privées de tout corps. Seules les choses surnaturelles sont, par essence, en dehors de sa compétence !

Le domaine de la philosophie chimique est donc très vaste puisqu’il renferme toute la Nature ? Par quels procédés le savant s’en rendra-t-il maître ? Quels moyens emploiera-t-il pour pénétrer les propriétés des choses qu’il a pour mission de connaître ? À ce problème méthodologique, Lefèvre répond que les physiciens se sont engagés sur deux voies pour atteindre la réalité ; une de ces voies aboutit a une impasse : c’est la philosophie spéculative, ou exercice absolument libre de la faculté de raisonner ; mais, sur cette route, les chimistes ont été vite arrêtés ; la pensée livrée à elle-même ne découvre aucun terrain stable sur lequel elle puisse, avec assurance, bâtir l’édifice solide de la science. En raisonnant à perte de vue, sans faire appel à l’expérience, notre esprit aboutit à des contradictions insolubles que la logique ne peut détruire. « Si vous demandez au physicien de spéculation de quoi un corps est composé, il vous répondra que cela n’est pas encore déterminé dans l’école ; que s’il est corps, il a de la quantité, et que par conséquent il doit être divisible ; qu’il faut donc que le corps soit composé de choses divisibles ou indivisibles, c’est-à-dire de points ou de parties. Or, il ne peut être composé de points, puisque le point est indivisible et n’a aucune quantité, et que par conséquent il ne peut communiquer la quantité au corps puisqu’il ne l’a pas lui-même, d’où l’on conclut qu’il doit être composé de parties divisibles. Mais on lui objectera que si cela est, qu’il ait à marquer si la plus petite partie de ce corps est divisible ou non ; si elle est divisible, ce n’est pas encore la plus petite partie, puisqu’elle peut être divisée en d’autres plus petites ; et si cette plus petite partie est indivisible ; ce sera toujours la même difficulté parce qu’elle sera sans quantité, et qu’ainsi elle ne pourra la communiquer au corps ne l’ayant pas elle-même. On sait que la divisibilité est la propriété essentielle de la quantité[33]. »

Contre qui la discussion précédente est-elle dirigée ? Il est difficile de le dire ; Lefèvre ne nomme personne. L’on serait tenté de croire qu’il a visé la philosophie corpusculaire que certaines personnes appliquaient alors à toute la nature, et qui aurait donné une explication inédite de tous les phénomènes chimiques ; rien dans le texte n’indique que cette supposition soit exacte. Quoi qu’il en soit, la méthode expérimentale, dont il prétend se servir, n’a pas besoin de s’inquiéter des difficultés inhérentes au concept de quantité. Ses opérations de laboratoire extrairont les corps simples des mixtes ; nous toucherons, sentirons, goûterons et verrons ces corps simples, et notre esprit satisfait ne songera pas même à remonter au delà de ces notions sensibles dont l’art du chimiste nous a dévoilé la claire connaissance.

Les physiciens spéculatifs, qui passent leur vie à disputer, craignant probablement de se noircir de charbon, n’ont pas travaillé par eux-mêmes ; les chimistes l’ont fait ! « Ils ont cru qu’il fallait joindre l’opération (à la contemplation) afin d’avoir un contentement entier et de trouver des fondements stables et fermes pour soutenir leurs raisonnements, ne voulant pas bâtir sur des opinions vaines, frivoles et fantastiques. Ce qui leur a fait prendre en gré les frais, la peine et le travail, et qu’ils ne sont pas rebutés par les veilles et par la mauvaise odeur[34]. » Mais Lefèvre insiste là-dessus, ces expériences ne sont pas les bases de la science chimique ; cette science est déductive, une fois que ses fondations sont posées, et ceux qui lui appliquent l’épithète grossière « d’empirique » se trompent fort.

Nous sommes pressés, maintenant que nous connaissons la méthodologie de Lefèvre, de visiter son laboratoire, d’apprendre à manier ses appareils, de faire sous sa direction les quelques expériences principales de la chimie, et de déduire de ce que nous aurons vu les bases d’une philosophie de la Nature ! Tel n’est pourtant pas le plan que notre professeur a choisi ; il nous dévoile tout de suite les résultats de ses méditations, sans nous dire comment l’expérimentation les a inspirées ou modifiées ; s’il cite parfois des faits découverts par le moyen de la chimie pratique, c’est à titre d’illustration non d’argument ! Si sa métaphysique est due en partie à l’habitude de travailler, de dissoudre, de distiller, de calciner, de coaguler, de brûler les corps que fournit la nature, ce n’est pourtant pas l’observation incessante et soigneuse qui a fourni les matériaux de sa construction, mais chaque opération particulière peut s’exprimer dans le langage de la théorie générale. Bref, l’intelligence du système de la nature projettera sa lueur sur les résolutions des mixtes animaux, végétaux ou minéraux.

« Après avoir fouillé et pénétré jusque dans son centre, la chimie a trouvé que la source et la racine de toutes choses était une substance spirituelle homogène et semblable à soi-même que les philosophes anciens et modernes ont appelée de plusieurs noms différents, substance vitale, esprit de vie, baume de vie, lumière, âme du monde, entélechie, nature, mercure de vie, etc.[35]. » Lefèvre la nomme de préférence Esprit Universel, nous faisant remarquer que cette substance est dépouillée de toute corporéité, qu’elle ne tombe pas sous nos sens quand elle est entièrement indéterminée et absolument privée de ferment. C’est le premier principe dont tous les autres sont principiés, et ce sont ses modifications qui produisent les différents corps simples qui se dégagent des mixtes par l’action du feu.

« Cette substance spirituelle qui est la première et l’unique semence de toutes choses, a trois substances distinctes et non pas différentes en soi-même, car elle est homogène comme nous avons dit ; mais parce qu’il se trouve en elle un chaud, un humide et un sec et que tous trois sont distincts et non pas différents. Nous dirons que les trois ne sont qu’une essence et même substance radicale : autrement comme la nature est simple et homogène et que, dans ce cas, les principes séminaux de ces substances seraient hétérogènes, ce qui ne peut être à cause des grands inconvénients qui s’ensuivraient[36]. » Si ces principes séminaux étaient différents, si le chaud, par exemple, différait essentiellement de l’humide, comment pourrait-il s’en nourrir comme cela a lieu chez les animaux et les végétaux ? De plus si ces principes n’avaient rien de commun, ils se combattraient au lieu de se réunir ! « Concluons donc que cette substance radicale et fondamentale de toutes choses est véritablement unique en son essence, mais qu’elle est triple en nomination ; car à raison.de son feu naturel elle est appelée soufre ; à raison de son humide qui est le propre aliment du feu, elle est nommée mercure ; et enfin à raison du sec radical qui est la liaison de cet humide et de ce feu, on l’appelle sel. » Voici les trois principes fondamentaux de Paracelse, le soufre, le mercure et le sel, réduits aux rôles d’accidents possibles de l’esprit universel ; nous le verrons prendre une de ces modifications quand il deviendra corporel, et nous prévoyons immédiatement que les principes de la chimie ne seront pas absolument fixes et pourront se transmuer les uns dans les autres.

Si le chimiste demande quelle est l’origine de cet Esprit universel et incorporel, nous lui répondrons qu’il a été « créé par la toute-puissance de la première cause quand elle fit éclore le monde du néant », qu’elle le logea partout, et que c’est grâce à ces transformations que tous les corps naturels doivent leur existence. Mais nous sommes pourtant étonnés d’observer tant de substances distinctes. « Comme cet esprit est universel, dit Lefèvre, aussi ne peut-il être spécifié que par les moyens des ferments particuliers qui impriment en lui le caractère et l’idée des mixtes pour être faits tels ou tels êtres déterminés, selon la diversité des matières qui reçoivent cet esprit pour le corporifier. Ainsi dans une matière vitriolique, il devient vitriol dans une matière arsenicale, il devient arsenic ; la matière végétale le fait être plante et ainsi de toutes les autres. »

Ces ferments spécificateurs sont-ils corporels ou spirituels ? Cette question, qui s’impose à nous, n’est pas discutée par Lefèvre qui néglige même de la mentionner ; par cet oubli volontaire ou inaperçu de l’auteur, une grande partie de la théorie demeure quelque peu obscure ; nous savons que l’esprit est corporifié par la matière en tel ou tel composé ; mais nous ignorons comment cette matière imprime au corps spécifié tel caractère particulier. À la vérité, ces caractères peuvent disparaître et l’art essayera de rapprocher tout mixte de l’universalité de ce premier principe — « cet esprit cependant ne peut retourner à sa première indifférence ou à sa première universalité qu’il n’ait perdu totalement l’idée qu’il a reçue de la matière dans laquelle il a été corporifié » — s’il en retient une idée affaiblie il se corporifie de nouveau, mais autrement qu’il l’était auparavant.

Résumons cette théorie qui, réduite à ses termes essentiels, se présentera avec plus de netteté. « Nous avons dit ci-dessus que l’esprit universel, qui contient radicalement en soi les trois premières substances, était indifférent à être fait toutes sortes de choses, et qu’il était spécifié et corporifié selon l’idée qu’il prenait de la matière où il était reçu ; qu’avec les minéraux il devenait minéral ; qu’avec les végétaux il devenait végétal ; et qu’enfin avec les animaux il devenait animal ! » Voici tout du moins quelles sont ces possibilités avant que le mixte ne se compose — comment se forme-t-il ? — « Pendant la composition du mixte, répond Lefèvre, cet esprit retient la nature et l’idée qu’il a prise de la matrice. Ainsi, lorsqu’il a pris la nature du soufre et qu’il est empreint de son idée, il communique au composé toutes les vertus et toutes les qualités du soufre ; je dis la même chose du sel et du mercure : car s’il est spécifié ou s’il est seulement identifié en quelqu’un de ces principes, il le fait incontinent paraitre par ses actions : ainsi les choses sont en leur composition fixes ou volatiles, liquides ou solides, pures ou impures, dissoutes ou coagulées, et ainsi des autres, selon que cet esprit tient plus ou moins de sel, de soufre ou de mercure et selon qu’il tient plus ou moins du mélange de la terrestréité et de la grossièreté des matrices ?[37] »

Nous avons dit ce qu’étaient l’esprit universel et les ferments avant la composition du mixte, et pendant cette même composition ; abordons maintenant la résolution des mixtes en leur principe par le moyen de la chimie. La chimie, dit Lefèvre, ne reçoit pour principe des choses sensibles, que ce qui se peut apercevoir par les sens ; elle croit que la résolution des mixtes montre et fait voir les corps simples qui les constituent ; elle anatomise la nature avec des procédés qui lui sont propres et qui diffèrent évidemment de ceux du naturaliste disséquant les organes animaux à l’aide d’un scalpel, mais qui donnent au savant le même degré de certitude !

« Après, donc, que la chimie a travaillé sur le composé, elle trouve dans sa dernière résolution cinq, substances qu’elle admet pour principes ou pour éléments ; sur quoi elle établit sa doctrine, parce qu’elle ne trouve aucune hétérogénéité dans ces cinq substances, qui sont le phlegme ou eau, l’esprit ou mercure, le soufre ou huile, le sel et la terre[38]. »

Trois de ces substances se présentent en forme de liqueur, ce sont : le phlegme, l’esprit et l’huile ; les deux autres en forme de solide, ce sont : le sel et la terre.

Avant d’étudier chacun de ces principes en particulier, nous ferons observer que leurs propriétés ne sont pas strictement immuables, que dans certaines conditions, ils peuvent se transformer les uns dans les autres, mais que cela n’arrive que rarement et dans des cas exceptionnels ; nous savons que la matière tend constamment vers l’indifférence de l’esprit universel ; l’action du ferment spécificateur cesse quand son idée disparaît de cet esprit qui peut alors être empreint de l’idée d’un autre ferment ! La chimie risque donc de spiritualiser les corps qu’elle veut analyser ; de séparer l’esprit universel des matrices qui le corporifient. Arrivé à ce point, l’art du chimiste découvrirait ses propres limites qu’il ne saurait outrepasser, puisqu’il ne peut maîtriser l’Esprit Universel.

Le plus souvent d’ailleurs qu’un corps disparaît à nos sens il s’en produit un nouveau ; l’Esprit Universel demeuré libre prend l’idée d’un autre ferment et se corporifie sous une autre forme que la précédente ; il n’y a là ni destruction, ni création, mais seulement transformation. Et « cela se fait parce que la nature n’est jamais oisive, qu’elle agit perpétuellement, et que comme c’est une essence finie, aussi ne peut-elle pas créer, non plus que détruire aucun être, à cause que ces deux choses requièrent une puissance infinie[39] ».

Mais, si comme nous venons de le dire, les différents corps simples peuvent se modifier complètement, se transformer les uns dans les autres, nous sommes amené à poser à la chimie une grave question : « À savoir si les cinq principes qui demeurent après la résolution du mixte sont naturels ou artificiels ? » Ces substances, l’expérience les a-t-elle séparées les unes des autres, ou les a-t-elle produites par transmutation en altérant le mixte qu’elle a tenté de résoudre ? Une claire vue de l’opération chimique nous rassure à ce sujet : tout ce que le chimiste fournit, ce sont des « vaisseaux propres à recevoir » les matières qui se dégagent des corps soumis à l’action du feu ; ses opérations sont de même ordre, quoique plus simples que celles qui se produisent dans la Nature et qui, elles, sont trop complexes pour que nous puissions en donner une interprétation rationnelle. « C’est pourquoi nous concluons que ces principes, quoique rendus manifestes et sensibles par les seules opérations de la chimie, néanmoins cela n’empêche qu’ils ne soient naturels. Parce que si la nature ne les avait pas logés en toute chose, on ne les pourrait pas tirer indifféremment de tous les corps comme on le peut faire. D’où nous tirons cette conséquence que ce n’est point par transmutation que ces substances sortent du mixte ; mais par une pure séparation naturelle aidée de la chaleur des vaisseaux et des mains de l’artiste[40]. »

Quelles sont les propriétés spécifiques des cinq principes ? Lefèvre les développe assez longuement, mais ces explications nous paraissent vagues et il semble difficile aujourd’hui d’en saisir entièrement le sens expérimental : le phlegme est l’eau insipide qui se dégage sous forme de vapeur ou de liquide quand on chauffe un mixte organique et que l’on peut recueillir très facilement ; c’est un excellent dissolvant qui retient l’harmonie du mixte et sans lequel tout mixte (organisé) se corromprait[41].L’Esprit que l’on appelle aussi « mercure ou humide radical » est une « substance aérée subtile agissante que nous retirons du mixte par le moyen du feu[42] ». C’est, dit Lefèvre, un véritable Prothée qui se présente à nos regards sous un grand nombre d’aspects ; nous ne savons pas grand’ chose de lui, sinon qu’il est un principe d’activité et de légèreté toujours acide ! Le soufre, huile ou feu naturel, « est une substance oléagineuse qui s’enflamme facilement à cause qu’elle est d’une nature combustible et c’est par son moyen que les mixtes sont rendus tels ». On peut l’obtenir séparé, mais il est quelquefois difficile de l’isoler du sel et de la terre ; il a d’ailleurs une sympathie avec l’esprit et reste souvent uni avec lui[43].

Le sel est un solide, soluble dans l’eau, fixe et incombustible. Tel est du moins celui que nous observons ; mais les chimistes emploient parfois le mot sel dans un sens un peu différent ; pour quelques-uns d’entre eux le sel principe est la source de vie, le principe radical de toute chose, la première modification que subit l’Esprit Universel quand il se corporifie : il suffit d’être averti pour ne pas faire de confusion entre ces deux significations d’un même terme[44]. La terre est une substance simple, solide, insoluble et dénuée de qualités sauf la sécheresse ; elle donne, comme le sel, de la solidité au mixte. Est-elle, comme les péripatéticiens le prétendent, un principe de pesanteur ? Il semble que oui parce qu’elle est dense quand elle est pure, mais par contre le liège qui est un bois très léger en contient beaucoup. Pour lever cette incertitude, Lefèvre conclut qu’il y a deux sortes de pesanteur : « L’une, due à l’action des principes, l’autre, à leur arrangement dans le mixte ![45] »

Si les chimistes trouvent cinq composants dans chaque mixte, les péripatéticiens n’en découvrent que quatre ; confrontons ces deux conceptions qui sont basées sur l’expérience. On brûle du bois. « La flamme représente le feu, la fumée représente l’air, l’humidité qui sort par les extrémités du bois représente l’eau, et la cendre n’est autre que la terre[46]. »

La fumée que les péripatéticiens nomment air, les chimistes la nomment mercure ; mais personne ne croit qu’elle soit véritablement de l’air ; il n’y a là qu’une dispute de mots sur laquelle il est inutile d’insister. Pour le feu, la question est un peu délicate ; les chimistes le considèrent non comme un élément mais comme un phénomène de destruction ; ce que les chimistes nomment soufre, c’est seulement le feu en puissance des péripatéticiens ; là aussi on peut arrêter la dispute. Dans les cendres, les péripatéticiens ne voient que la terre ; mais elles contiennent aussi du sel ainsi que les chimistes l’ont avec raison assuré.

Les éléments d’Aristote sont considérés par ces sectateurs à deux points de vue différents : ou ils entrent dans la composition des mixtes, ou ce sont des grandes masses qui forment à elles seules l’univers. Nous voyons que la chimie vers le milieu du xviie siècle était reliée étroitement aux théories cosmogoniques dans lesquelles nous n’avons pas à pénétrer ; il nous faudra pourtant faire à ce sujet quelques remarques.

Le feu, dit Lefèvre, tend vers le ciel[47] ; « cette vertu ne peut être autre chose que la faculté magnétique que chaque élément possède d’attirer son semblable et de repousser son contraire ». Le feu est la matière du ciel. « Le grand nombre de diverses étoiles que nous voyons qui se promènent dans ce vaste élément ne sont rien autre chose que des matrices particulières où l’esprit universel prend une très parfaite idée avant que de se corporifier dans les matrices des autres éléments. » C’est à cette influence assez vague que Lefèvre réduit l’action des astres sur les phénomènes chimiques ; nous ne verrons dans son œuvre aucune trace de cette astrologie chimique qui avait autrefois séduit tant de chercheurs.

Les péripatéticiens et les chimistes reconnaissent l’existence de l’air ; mais les chimistes ne croient pas que l’air fasse partie du mixte ; il est pour eux la matrice de l’Esprit universel qui se corporifie dans son sein. Les péripatéticiens croient qu’il est un aliment du feu, qu’il se transforme en feu lors de toute combustion ; les chimistes ne le pensent pas ; l’air écarte du feu la matière fuléagineuse qui l’étoufferait, et c’est à cela que son rôle se borne[48].

L’eau, d’après quelques anciens, était le principe de toute chose[49] ; les modernes ont découvert que cette conception était erronée. « L’eau peut être considérée soit comme un constituant des mixtes »[50], soit comme un « vaste élément qui contient en soi une grande quantité de matrices particulières, qui produisent une belle et agréable quantité de fruits » , les poissons et les algues, par exemple ; « elle est la deuxième matrice générale où l’Esprit, universel prend l’idée de sel, qui lui est envoyée de l’air, qui l’a reçue de la lumière et des cieux pour la production de toutes les choses sublunaires ».

Nous avons déjà étudié la terre principe. Considérons-la maintenant comme un élément, le principal constituant du monde pour lequel les autres éléments semblent avoir été créés. Le ciel court incessamment pour lui fournir l’esprit de vie, l’air s’agite constamment autour d’elle, et l’eau fait sentir son action bienfaisante aux êtres qui en font leur demeure[51].

Là s’arrête la métaphysique chimique de Lefèvre ! Nous avons voulu en donner une idée d’ensemble parce qu’elle est très surprenante pour les lecteurs modernes et qu’elle les met en contact d’une forme de pensée aussi séduisante que fragile qui a disparu aujourd’hui. Nous voyons que certains de nos ancêtres se préoccupaient moins de peser avec précision, de connaître exactement les propriétés des principes qu’ils n’obtenaient jamais purs, que de faire rentrer chacune de leurs expériences dans le cadre imposé par leur système du monde. N’oublions pas avant de les critiquer de nous rendre compte du peu de moyens que les savants avaient à leur disposition pour opérer ; les expériences étaient coûteuses et les appareils de laboratoire étaient fabriqués dans des conditions défectueuses par les chimistes eux-mêmes ; d’autre part, les corps sur lesquels ces chercheurs travaillaient étaient mélangés d’impuretés ; et les substances organiques, dont la composition est si variable, formaient la plus grande partie des matières qu’ils cherchaient à décomposer ; l’analyse des mixtes végétaux et animaux tient une grande place dans la chimie de Lefèvre ; celle des minéraux porte aussi bien sur les pierres, à composition variable, que sur les métaux et combinaisons métalliques. Dans la partie pratique de son ouvrage, Lefèvre n’oublie jamais qu’il s’adresse à des pharmaciens et à des médecins ; il s’arrête a des considérations sur la fabrication des vertus et l’usage des remèdes, qui sont en dehors de notre sujet. Comme il admet la transmutation des corps dans certaines conditions, il croit le Grand Œuvre possible en principe, mais il ne voit pas pourquoi les expérimentateurs tomberaient par hasard sur ce merveilleux secrets ; il n’y a aucune raison pour que les alchimistes parviennent à transmuer les métaux imparfaits en or. L’art du chimiste se réduisait encore à la distillation, la combustion, la calcination, la précipitation et les pulvérisations de toutes sortes. Les progrès de la méthode scientifique apparaîtront clairement à mesure que les recherches successives entreprises par des générations de savants se dérouleront à notre esprit.

H. — Voyons maintenant l’œuvre du successeur de Lefèvre, qui insiste beaucoup moins que la sienne sur les fondements métaphysiques de la chimie, mais qui a dû utilement renseigner les pharmaciens sur la pratique de leur art. « Le traité de la chimie enseignant par une brève et facile méthode toutes ses plus nécessaires préparation, par Christofle Glaser, apothicaire ordinaire du roi[52] », n’a aucune prétention dépassant l’énoncé de son titre ; il parle très brièvement de la théorie chimique, déjà, dit-il, fort bien exposée ; il admet, comme Lefèvre et un grand nombre de savants, que les mixtes sont composés de cinq principes dont trois actifs, le sel, le soufre et le mercure, et deux passifs, le phlegme et la terre.

Chacun de ces mots symbolise visiblement une classe de corps ayant des propriétés communes, non une entité métaphysique ou un corps pur indécomposable. Mais il est parfois bien difficile de reconnaître si une substance appartient à l’une ou à l’autre de ces catégories ; l’on a donné par erreur le nom d’esprit (où mercure) à des corps volatils tels que l’alcool de vin ou la térébenthine qui sont combustibles et doivent rentrer dans la catégorie des huiles (ou soufres) ; de même on a appelé huile de vitriol ou soufre, de véritables esprits (ou mercures). Il y avait dans l’application de la nomenclature aux corps, que le chimiste étudie dans le laboratoire, des difficultés insurmontables qui ont d’abord produit un malaise et ont abouti ensuite à la destruction de la théorie ; Glaser nous a signalé quelques confusions inextricables créées par le langage des chimistes de son époque. Sans insister sur ce point délicat, il aborde l’étude des moyens dont l’apothicaire fait usage pour réduire les mixtes en leurs principes ; ces moyens sont soit spéciaux à la chimie, soit empruntés à l’ancienne pharmacie galénique, soit encore copiés des arts mécaniques ; il s’agit de combustions, calcinations, distillations diverses, infusions, solutions, coagulations, amalgamations , précipitations et pulvérisations de toutes sortes. Les définitions de ces procédés, d’usage courant chez les pharmaciens, sont purement expérimentales et ne sont accompagnées d’aucune interprétation théorique.

Après cela nous allons faire un tour au laboratoire ; nous nous promenons au milieu des instruments et fourneaux divers dont nous apprenons le maniement et même le montage ; nous regardons les récipients, les alambics, les vaisseaux, les spatules et tous les objets dont le chimiste fait usage.

Glaser aborde ensuite l’objet propre de son cours de chimie : l’étude des préparations chimiques, de leurs propriétés, de leur fabrication et de leurs usages. D’abord les corps métalliques, la purification de l’or, de l’argent, du plomb, du cuivre, du fer, du mercure et de l’étain ; il examine s’ils forment entre eux des alliages ou des amalgames ; il étudie l’action qu’ont sur eux les acides ou les autres substances.

Voyons à titre d’exemple comment il sait fabriquer le cinabre artificiel. Pour obtenir ce sulfure, il verse le vif argent sur le soufre ; si maintenant nous cherchons à revivifier le mercure, il suffira de chauffer un mélange de ce cinabre et de fer jusqu’à ce que les vapeurs mercurielles se distillent ; on les recueille alors dans un récipient approprié. Que reste-t-il après cette expérience dans la cornue où nous avions effectué le mélange ? » La limaille de fer, dit Glaser, « laquelle reste dans la cornue, sera fort raréfiée et augmentée de poids, parce qu’elle contient tout le soufre qui a été dans la composition du cinabre, lequel soufre a quitté le mercure pour s’attacher au fer[53]. »

Comment peut-on obtenir les précipités mercuriels qui ont joué un grand rôle à l’époque de Glaser dans la préparation des médicaments ? Tout d’abord, nous dissoudrons le vif-argent dans l’eau-forte et jusqu’à obtention d’un liquide homogène ; si, à ce liquide étendu d’eau, nous ajoutons du sel marin, un précipité blanc [que nous appelons aujourd’hui calomel (Hgcl)] se formera immédiatement ; si à la liqueur primitive nous ajoutons de l’huile de tartre par défaillance [potasse dans notre nomenclature], nous verrons se déposer un précipité rouge [Hg(OH)² ou hydrate mercurique][54]. N’insistons pas ; il nous faudrait, pour montrer comment la connaissance des phénomènes chimiques concernant les métaux était développée à l’époque de Glaser, répéter toutes ces expériences. Nous nous rendrions compte alors que la chimie n’est pas une science moderne, que de nombreuses générations ont dû fournir un labeur acharné avant de connaître ou même d’apercevoir tous les « petits faits significatifs » avec lesquels l’école de Lavoisier a fondé une théorie nouvelle ; nous verrions que nos prédécesseurs savaient relier par des raisonnements les apparences, au premier abord incohérentes que nous fournit l’étude des corps naturels, et, loin de mépriser leurs obscures tentatives, nous aurions pour leurs efforts une très grande reconnaissance.

Glaser étudie ensuite le sel marin dont il sait extraire l’acide ; puis le nitre qu’il fait réagir avec l’acide vitriolique afin d’obtenir l’eau forte ! Enfin l’ammoniac qu’il sait fabriquer par la distillation des urines en présence du sel de tartre. « Dès que la matière commencera à s’échauffer, dit-il, les sels agiront l’un dans l’autre, et la partie du sel marin (Hcl), qui se trouvait dans le sel ammoniac, se joindra avec le sel de tartre (KOH) et, comme ils sont tous deux fixes, ils demeureront au fond de la cucurbite ; et les esprits volatils, urineux et fuligineux se détacheront de leurs liens et monteront par l’alambic dans le récipient ![55] »

L’étude détaillée des préparations organiques nous entraînerait certainement trop loin ; cette partie de la science était d’ailleurs trop peu précise pour que Glaser ait pu apprendre là autre chose que des connaissances pratiques ; elle était de nature à troubler plutôt qu’à éclaircir l’ensemble de la chimie, puisqu’elle s’accordait avec n’importe quelle théorie, et admettait, restant dans le vague, n’importe quelle interprétation.


I. — Le « cours de chimie » publié par Jacques Thibaut est encore plus éloigné que celui de Glaser de toute spéculation théorique ; on chercherait vainement dans ce livre quels sont les principes philosophiques que nous devons placer à la base de la science chimique ; l’auteur n’essaye pas de relier la cosmologie générale à ces recherches particulières ; il ne nous parle ni des quatre éléments péripatéticiens, ni des cinq principes spagyriques qui avaient occasionné tant de discussions ; il ne fait aucune allusion à la philosophie mécanique qui dominait alors les réflexions des Savants, il déclare expressément « qu’il se contient dans les termes de la chimie sans s’amuser hors de propos à débiter ici d’autres raisonnements que sur la chimie même ; et à retrancher toutes les obscurités, difficultés et longueurs que l’expérience a fait voir être inutiles ou nuisibles à cette opération »[56].

Aussi le professeur amène tout de suite l’élève dans une pièce spacieuse, bien aérée, claire, où il établira son laboratoire ; il faut que cette pièce ait une cheminée pour que les fumées du fourneau puissent se dégager. Une fois en possession de notre local, comment allons-nous le meubler ? quels sont les outils indispensables à la profession de chimiste ? Laissons la parole à Thibaut :

« Les instruments chimiques dont notre laboratoire doit être garni pour y opérer commodément, sont de deux sortes en général. Les uns sont principaux, les autres moins principaux. Les principaux instruments de la chimie sont ceux qui servent à toutes les opérations et sans lesquels on ne saurait faire ou du moins parfaire aucune. Ces instruments principaux sont quatre : le lut, les fourneaux, les vaisseaux, le feu.

« Les moins principaux instruments de la chimie sont en grand nombre ; j’en propose seulement trente qui me paraissent être les plus nécessaires et usuels : une spatule de fer, une verge de fer, un grand bâton de bois, une spatule de bois, un mortier et pilon de bronze, un mortier de marbre et un pilon de bois, un plat creux de faïence ou de verre, une ou deux balances et des poids, une médiocre pierre de marbre en table, de la ficelle, du papier blanc et du gris, de la colle ou de l’empois, un tamis, des bandelettes de vieux linge, des cendres, du sable, des tuyaux, de l’eau, un moule de clinquant en forme de canule, un moule de fer pour balles à pistolet, un moule de cuivre pour un gobelet, un petit trépied, une cuiller de bois, un entonnoir de fer-blanc, des boulets de paille ou carton en bois mince, un moule à briques, sans oublier la pelle à feu, les pincettes et le soufflet[57]. »

Les instruments accessoires du laboratoire, au nombre desquels figurent la balance et les poids, peuvent tous être achetés au bazar voisin, et il n’y a rien à noter de spécial les concernant. Encore faut-il que le chimiste soit assez habile pour pouvoir, dans la majorité des cas, se dispenser d’en faire usage.

Parmi les instruments principaux, nous avons nommé les fourneaux que tout le monde connaît et dont il existe différentes sortes ; les vaisseaux, cornues, alambics, tuyaux en terre, en verre ou en métal, qui contiennent les différents corps sur lesquels le chimiste travaille.

Qu’est-ce que le lut dont les savants d’alors faisaient si grand usage ? C’est une pâte composée de terre grasse ou terre à potier, de sable, de crottes ou fientes de cheval en quantités égales ; ces matières étaient pétries avec une quantité suffisante d’eau jusqu’à ce qu’elles forment une masse homogène, que l’on pouvait rendre plus solide avec des blancs d’œufs[58].

Ce lut ainsi préparé était « destiné à six usages : i° pour en former des briques, 2° pour luter et cimenter les briques en la structure des fourneaux, 3° pour boucher les fentes des fourneaux, 4° pour en former des culottes ou salières (qui faisaient le fond des cornues), 5° pour luter les cornues, matras et autres vaisseaux de verre ou de grès, 6° pour réparer les fentes ou crevasses des vaisseaux[59] ».

Ce lut servait donc de terre à briques ou de ciment ; c’était l’instrument principal qu’utilisait le praticien pour fabriquer toutes sortes d’instruments ; le plus souvent le chimiste devait construire ou réparer ses fourneaux, ses vaisseaux, ses alambics, ses cornues, etc.

Il nous faut dire aussi quelques mots du feu, terme bien vague, qui éveille en notre esprit plusieurs idées différentes. Comment l’obtient-on ou’ comme dit Thibaut, quelle en est la matière ? Il nous parle d’abord des corps combustibles, tels que le charbon et le bois ; puis de la chaleur du soleil dont les rayons peuvent être concentrés par un miroir ardent ! enfin du ventre de cheval ou fumier qui maintient les corps à une température constante et assez élevée.

Nous savons aussi que les corps peuvent être exposés à la flamme de diverses manières ; ils sont soit grillés, soit cuits dans des vaisseaux ouverts ou fermés, etc., enfin le feu peut être plus ou moins violent, et un des grands soucis du chimiste consiste à le régler convenablement !

Une fois que nous saurons manier les appareils de laboratoire, nous tenterons d’effectuer plusieurs opérations chimiques. Tout d’abord la fabrication des acides minéraux, de l’esprit de sel, de l’esprit de nitre, du vitriol ; en ce qui concerne ces corps, Thibaut se contente de nous donner la technique ou cuisine habituelle de leur préparation que Glaser et bien d’autres avaient déjà indiquées ; mais ses recettes sont plus claires que celles de ses prédécesseurs et notre professeur est un excellent guide pour le futur praticien !… Il est impossible de résumer brièvement le contenu de son livre ; à titre d’exemple, voyons comment il obtient le précipité blanc mercuriel ou calomel !

« Faites d’abord, conseille-t-il, une bonne dissolution de vif argent dans l’eau-forte et, par-dessus vous verserez de l’eau marine filtrée et froide, chargée et imprégnée de sel commun non décrépité autant qu’elle a pu en tirer[60] », le précipité se déposera immédiatement et nous n’aurons qu’à le recueillir. La suite du discours montre que Thibaut avait sérieusement réfléchi à la théorie de son art ; il essaye de nous expliquer pourquoi le sel provoque l’insolubilité du mercure ; malheureusement il ne nous livre que l’application d’une doctrine générale à un cas particulier, de sorte qu’il nous est à peu près impossible de la saisir dans ses grandes lignes. « Notez, dit-il, que, si vous n’aviez employé que de l’eau commune (non chargée de sel) à cet effet, vous n’auriez pas précipité le mercure, parce que l’eau commune n’étant chargée d’aucun sel ne peut livrer aucun combat aux sels de l’eau-forte ; mais, si elle est chargée abondamment d’un sel contraire à ceux de l’eau-forte, sitôt qu’ils se sentent joints ensemble ils se combattent, et se combattant l’un contre l’autre, le mercure s’échappe et se déchaîne d’une bonne partie de ces sels et, partant, tombe et précipite au fond du vaisseau. »

Pour Thibaut donc toute réaction est le résultat d’un combat produit par l’antagonisme de deux corps ; il ne nous précise ni les causes de cet antagonisme, ni pourquoi après la bataille il s’établit un nouvel équilibre ; nous n’essayerons pas d’entrer plus profondément dans la doctrine que nous ignorons, mais dont les applications sont tout à fait conformes à celles de la philosophie nouvelle qui avait fait tout d’abord, de l’opposition des alcalis aux acides la source de tout phénomène chimique : puis qui avait tenté de ramener cette théorie à la pure mécanique, les pointes supposées des acides s’insinuant violemment dans les pores des alcalis jusqu’à ce que le corps formé obtienne le maximum de solidité ; il nous faudra dire tout à l’heure quelques mots de ces théories, qui ont, contre son aveu, influé sur les idées du professeur empirique.

Nous ne suivrons pas Thibaut dans ses nombreuses expériences ; nous constaterons seulement que les préparations organiques, huileuses, graisseuses, etc., les distillations de plantes, la préparation de remèdes d’origine animale ou végétale tiennent une grande place dans les préoccupations de l’apothicaire consciencieux, qui n’oublie jamais le but principal de la pharmacie : la fabrication des médicaments en satisfaisant à la fois le médecin et le malade.


J. — Nous ne dirons qu’un mot de l’« abrégé de la théorie et des véritables principes de l’art appelé chimie », ouvrage de polémique écrit par Malbec de Tressel pour défendre les doctrines traditionnelles de la science contre la nouvelle philosophie que nous verrons triompher avec Lémery ! Les anciennes théories branlaient décidément sur leurs fondements mal assurés et les raisonnements de leurs partisans n’étaient pas suffisamment convaincants pour rétablir leur domination ; peut-être même la faible argumentation de ceux qui voulaient maintenir les opinions respectables et surannées des chimistes péripatéticiens ou spagyriques contribuèrent-ils à la destruction des écoles qui avaient longtemps été rivales.

Le cours de Malbec de Tressel contient aussi bien la théorie de la chimie, que la pratique de cet art et les applications pharmaceutiques et médicinales des expériences de laboratoire, courantes vers le milieu du xviie siècle ! L’auteur admet aussi bien les quatre éléments d’Aristote que les trois principes de Paracelse ; il résume tellement ses idées qu’un lecteur moderne désespère d’en découvrir la suite, et qu’il est impossible de dire si elles sont présentées autrement que par les autres professeurs.

La description des opérations se réduit aux dissolutions, distillations, sublimations, calcinations et pulvérisations dont les chimistes parlaient alors ; bref, nous ne voyons ni argument, ni fait nouveau, surgir dans la science d’alors pour soutenir la chimie contre les assauts redoutables et bientôt victorieux de la philosophie corpusculaire et mécanique dont nous n’avons pas encore parlé.

C’est que les cours de chimie dont nous avons analysé le contenu, ne nous donnent pas l’aspect d’ensemble que présentait, vers la fin du xviie siècle, la philosophie de cette science. En dehors donc des professeurs guidant leurs élèves vers les pratiques du laboratoire, — soit qu’ils enseignassent d’une manière purement empirique la préparation des produits pharmaceutiques, soit qu’ils donnassent une interprétation métaphysique plus ou moins traditionnelle des phénomènes de la Nature, — il y avait de nombreux savants dont nous devons brièvement examiner les travaux ! Que ces amateurs de chimie aient dirigé leurs recherches vers la découverte de cette inaccessible pierre philosophale, source d’espoirs constamment déçus, ou qu’ils aient essayé de se lancer à la suite des médecins ou des penseurs dans des sentiers inexplorés, remplis d’embuches où ils trébuchèrent à chaque pas, soit encore qu’ils aient déployé toute l’activité de leur esprit à résoudre quelque difficile problème de technique, ils contribuèrent par leur labeur assidu à répandre leur science préférée.

La chimie de Lémery semble pourtant, au premier abord, être une œuvre absolument originale qui ne doit rien aux travaux antérieurs ; elle est entièrement dominée par des considérations corpusculaires et signale que la nouvelle philosophie mécanique triomphait même chez les spécialistes, d’abord rebelles à son action. Le succès de ce cours s’étendit rapidement au delà du petit cercle restreint de lecteurs auquel il semblait tout d’abord destiné. Ayant subi l’influence de la méthode cartésienne, qui prétendait tirer des évidences et de la déduction la connaissance du monde entier, Lémery se rencontrait dans le plan comme dans l’exposé de ses travaux avec l’aspiration des « honnêtes hommes » raisonneurs qui formaient alors le public cultivé, et qui lurent avec intérêt une œuvre immédiatement compréhensible au profane. L’historien pourrait s’y tromper ; si nous abordions la chimie de Lémery sans rien connaître des essais de ses prédécesseurs, nous penserions que cette œuvre d’apparence classique est née toute formée dans le cerveau d’un seul homme ; nous n’y trouverions par exemple aucune allusion à la métaphysique savante et délicate que Lefèvre avait pu construire en modifiant, par ses réflexions personnelles, les systèmes de Paracelse et de Van Helmont, dérivant eux-mêmes du néoplatonisme arabe : aucune allusion non plus aux travaux des anciens ou des alchimistes du moyen âge, dont les doctrines jusqu’alors étaient sinon admises par tous, du moins discutées sérieusement ; à l’exception de Robert Boyle, son contemporain Lémery semble ignorer que la chimie était cultivée par un grand nombre de chercheurs ; il nous livre une science complète qui se suffit à elle-même et qui n’a besoin d’aucun appui !

En dehors donc des quelques termes techniques, dont le savant est bien obligé de faire usage, termes qui s’apprennent fort rapidement, le cours de chimie par Lémery sera accessible, sans éducation préalable, à tout homme intelligent qui aura l’habitude de suivre les travaux de laboratoire ; les expériences y sont non seulement décrites d’une manière empirique, comme l’avait fait Thibaut, mais rationnellement expliquées, d’après les principes d’une philosophie corpusculaire qui a peut-être quelque parenté avec la philosophie mécanique de Descartes, mais qui se rapproche encore plus des théories de Gassendi. Les propriétés les plus diverses des différents corps seraient dues, d’après cette manière de voir, à la figuration des particules élémentaires qui réagissent violemment les unes contre les autres, les pointes caractéristiques des acides s’introduisant brutalement dans les gaines des alcalis pour produire des effervescences ! Les dissolutions seraient causées par le mouvement des molécules liquides séparant les unes des autres les particules solides de forme déterminée !

Tout cela se présente immédiatement et simplement, et demande à notre imagination un effort constamment dirigé dans le même sens. Comme cette théorie est plus facile et semble moins éloignée des faits que la doctrine spiritualiste d’un Lefèvre ou d’un Davidson ! Pensez-y ! À une époque où les philosophes refusaient aux animaux, non seulement toute connaissance réfléchie, mais aussi tout sentiment instinctif, où ils réduisaient les phénomènes vitaux à un problème de pure mécanique, ne devait-il pas sembler absurde que les principes matériels soient spécifiés pour des idées incorporelles, ou que les dissolvants tels que l’ eau-forte aient une connaissance intellectuelle des corps métalliques sur lesquels ils exercent leur action !

Le cours de chimie dû à Lémery nous signale donc la prise de possession de cette science par la victorieuse philosophie corpusculaire. Ce triomphe un beau jour apparent, a pourtant été préparé de longue date par des physiciens, des médecins ou des pharmaciens. Le vainqueur s’était d’abord trouvé aux prises avec d’autres systèmes très différents dont quelques-uns disparurent à son contact pour renaître plus tard transformés et méconnaissables ; d’autres furent détruits en apparence. Souvent l’hypothèse corpusculaire en a assimilé une traduction et se trouve historiquement dans le prolongement de théories n’ayant aucun rapport avec elle !

Avant donc d’aborder la chimie de Lémery, dont nous avons essayé de donner un aperçu, et pour connaître, non le mécanisme de sa structure qui est immédiatement visible, mais celui de sa formation qui se dérobe à nos regards, nous allons résumer brièvement les idées qu’avaient alors les savants sur plusieurs chapitres importants de leur science.


  1. Chimie, 1re leçon, voir l’édition de 1754.
  2. Éloge de Lémery.
  3. Recherche de la vérité. Ed. de 1712, vol. I, p. 44.
  4. 1610.
  5. P. 1.
  6. P. 2.
  7. P. 3 à 26.
  8. P. 26.
  9. Pages 27-28.
  10. P. 34.
  11. C’est-à-dire en ses propres limites.
  12. P. 35 et suiv.
  13. Page 365.
  14. C’est-à-dire l’or.
  15. Page 376.
  16. 1646 nous le désignons par a.
  17. 1641 nous le désignons par b.
  18. b 260.
  19. b 41.
  20. a 4.
  21. a page 4.
  22. b page 144.
  23. b 159.
  24. b 225.
  25. 1656
  26. 1660. Nous en dirons encore un mot au chapitre II, à propos des analogies paracelsistes.
  27. 1660.
  28. Nous exposerons brièvement au chapitre iii la doctrine de Van Helmont qui, n’ayant pas écrit de cours systématique de chimie, ne peut être analysé ici.
  29. P. 8.
  30. P. 8.
  31. P. 9.
  32. P. 11.
  33. P. 10.
  34. P. 14.
  35. Page 18.
  36. Page 20.
  37. Page 25.
  38. Page 25.
  39. Page 40.
  40. Page 33.
  41. Page 34.
  42. Page 38.
  43. Page 40.
  44. Page 43.
  45. Page 46.
  46. Page 52.
  47. Page 51. Cette conception n’a rien à voir avec celle d’Aristote, elle est nettement paracelsiste.
  48. Page 63.
  49. Telle était encore la conception de {{Van Helmont, de Borrichius, etc. Voir chap. 3 , page 165.
  50. Page 67.
  51. Page 68.
  52. 1668
  53. Page 154.
  54. Page 160 et suiv.
  55. Page 216.
  56. Page I.
  57. Page 2.
  58. Page 3.
  59. Page 4.
  60. Page 84.