La théorie chimique, telle qu’elle s’enseignait au xviie siècle/A

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A. — L’évolution de la chimie pendant la longue et obscure période de sa formation ne saurait être dominée d’un coup d’œil ! À notre grand regret, nous ne pourrons tracer de son développement et de ses progrès la route royale que notre esprit désirerait contempler et que la science humaine aurait suivie depuis le mystique chercheur du moyen âge jusqu’aux admirables découvertes de Lavoisier.

La chimie, en effet, ne se présente pas à nous, au cours des vicissitudes de son histoire, comme une science homogène dont nous pourrions enregistrer, dans la suite des temps, les acquisitions nouvelles, mais comme une résultante inattendue d’un grand nombre de travaux disparates qui se sont réunis pour des causes diverses et ont formé l’admirable monument qui semble au premier regard de construction si moderne.

Le plan, comme les matériaux de cet édifice ont singulièrement varié durant la période de sa formation. Les piliers qui en supportaient tout le poids ont pu être renversés sans que l’ensemble se soit démoli ; parfois les murailles de la bâtisse croulèrent et les pierres dont elles étaient formées, transportées sur des fondations nouvelles ou liées par un ciment plus solide, furent utilisées pour les reconstruire. D’autres fois, un mortier nouvellement apporté vint boucher les fissures apparentes de la construction et l’empêcher de branler sur ses fondements ; quelques ouvriers par leur labeur assidu s’attachèrent à polir quelque ornement spécial sans se soucier de l’ensemble ; d’autres voulurent deviner quelle serait l’architecture du monument achevé et tentèrent de lui donner immédiatement sa forme définitive et parfaite ; d’autres encore crurent que la chimie se présenterait comme l’image ou l’aboutissant sensible du système du monde qu’ils avaient adopté et ils la transportèrent tout entière dans le domaine de la métaphysique ; pendant que de nombreux travailleurs redescendus sur la terre, lui demandèrent des remèdes pour guérir les corps souffrants ou des procédés pour améliorer le sort de l’humanité.

La chimie, synthèse d’efforts variés tentés sur des lieux différents, dans les directions les plus diverses, a singulièrement changé d’aspect au cours des siècles. Il est en dehors de notre sujet de plonger nos regards dans l’antiquité et le moyen âge ; mais pour comprendre véritablement comment elle s’est présentée à l’époque que nous étudions, il nous faudra cependant jeter un coup d’œil en arrière. Nous demanderons au grand savant Boerhave, qui a su joindre l’érudition, le respect de la tradition et une grande liberté d’esprit à une science très sûre, de nous retracer dans ses grandes lignes la série des transformations de la chimie. — Quelles étaient les principales préoccupations de ceux qui s’adonnèrent autrefois à des recherches chimiques ? Il semble, d’après l’opinion de Boerhave et de ses contemporains, que deux ordres différents de travaux se seraient réunis pour former une science unique ; la chimie provient de la fusion de la métallurgie et de la pharmacie. Entre ces deux branches de recherche très éloignées l’une de l’autre en apparence, il y avait des liens réels : métallurgistes et apothicaires travaillaient sur les mêmes matières, quoique avec des buts industriels différents ; dans quelques cas donc, les découvertes des uns pouvaient projeter leur clarté sur les recherches des autres et ils ne pouvaient mutuellement s’ignorer… Cependant, ce n’est point par ce qu’il y avait de commun dans les propriétés de corps qu’étudiaient simultanément médecins et métallurgistes que l’unité de la chimie se forma ; les deux sortes de travailleurs poursuivaient la solution de problèmes différents entre lesquels on remarqua bientôt une similitude dans les données ; les médecins espérèrent découvrir un remède universel qui guérit toutes les maladies et rendit la vigueur au corps affaibli. Les métallurgistes, de leur côté, cherchèrent à réaliser expérimentalement la transmutation des métaux, ou plutôt la transformation des métaux corruptibles en or, symbole de la santé, de la richesse et de là perfection. Sous l’influence du langage métaphorique des Arabes, et guidés aussi bien par les harmonies astrologiques que la science antique avait établies dans la théorie des formations métalliques ou dans l’explication des remèdes, que par l’éternel instinct de l’homogénéité des recherches humaines, ces deux problèmes ne tardèrent pas à se confondre. Et les alchimistes proposèrent de découvrir sous le nom de « pierre philosophale » la panacée universelle qui, non seulement rendrait la santé aux malades, mais encore perfectionnerait la nature des métaux en les transmuant en or !

De cet espoir qui avait animé les vieux âges presque rien ne persistait vers la fin du xviie siècle. Personne, — à l’exception de quelques rares illuminés, — n’aspirait à réaliser la pierre philosophale ; aucun médecin n’espérait découvrir la panacée universelle, et la transmutation des métaux était discutée par les savants plutôt à titre de possibilité théorique que comme problème technique ou industriel de chimie.

Mais si, par rapport au but primitivement poursuivi, la tentative des alchimistes aboutit à un échec, elle eut du moins ce mérite d’intéresser aux recherches de laboratoire un grand nombre de savants d’origine et d’éducation différentes, qui se communiquèrent aussi bien les résultats de leurs expériences que les questions spéciales ou générales qu’ils posèrent a la nature. Les médecins tout d’abord, malgré une violente opposition, furent obligés de connaître, sinon de tenir compte, des progrès de la nouvelle science ; les pharmaciens se préoccupèrent de l’appliquer en préparant leurs remèdes. Les métallurgistes relièrent les pratiques de leur art par une théorie chimique, et quelques philosophes voulurent montrer que le monde extérieur, prolongement sensible d’une métaphysique abstraite, était bien tel que leurs spéculations l’avaient laissé pressentir !

La diffusion de la chimie s’accentua, sans discontinuer ; les ouvrages la concernant se firent de plus en plus nombreux et eurent un nombre sans cesse accru de lecteurs. À l’époque du « renouvellement des sciences », sous l’influence de cet esprit géométrique et critique dont la philosophie cartésienne est restée comme le symbole, les dogmes traditionnels de la science furent soumis à une sévère révision et chacun, avant de les adopter, tenta de les justifier ou de peser leur valeur. Cette liberté d’interprétation de la nature modifia les théories anciennes et en créa de nouvelles ; elle n’alla pas sans engendrer quelque anarchie dans l’aspect même de la science ; nous assisterons à l’éclosion de systèmes divers qui se combattirent âprement et, outre les disputes, provoquèrent un grand nombre de recherches ! D’un point de départ suggéré par quelque expérience particulière, le savant, aidé par sa seule logique, déroulait un système du monde sans rencontrer aucun obstacle ; mais les bases étaient arbitraires et variaient, cela se conçoit, d’un individu à l’autre ! Un seul fait, habilement généralisé, conduisait à la connaissance complète de l’Univers. — « Quand les chimistes, — dit Boerhave, qui s’élève avec force contre les séductions de cette orgueilleuse illusion[1], — quand les chimistes eurent découvert l’action qui était propre à un corps particulier, ils regardèrent cette propriété comme universelle et avancèrent hardiment qu’elle était la même dans tous les corps, enfermant ainsi toutes les actions de la nature dans les limites étroites de cette manière d’agir. » — Ils imitèrent en cela les philosophes qui, voyant l’aimant attirer le fer, imaginèrent partout des attractions.

Les considérations précédentes nous font comprendre les causes de la constatation suivante ; vers le milieu, du xviie siècle, la science chimique ne comportait aucune doctrine établie à laquelle le savant, sans discussion aucune, accordait son adhésion ; le chimiste (ne se proposait pas alors de rectifier sur quelque point ou de modifier légèrement un corps de doctrine admis par tous ; bien souvent il affectait d’ignorer les travaux de ses prédécesseurs ; même s’il se montrait respectueux de quelque tradition ancienne, il lui fallait reprendre pour son propre compte la justification de cette théorie ; l’antiquité d’une opinion n’était plus une autorité qui fortifiât son consentement et l’esprit de chacun était juge en dernier ressort de l’œuvre de l’humanité !

À cette époque, l’individu, par le seul effort de sa raison, croyait parvenir immédiatement à la connaissance des vérités universelles accessibles à l’esprit humain ; chaque chimiste présentait au public un système complet et fermé sans se soucier de ses confrères, car il pensait que l’œuvre d’un homme sans collaboration sociale peut satisfaire complète ment la raison humaine.

L’ensemble donc des œuvres chimiques, dont les auteurs remettaient constamment en question les principes comme les méthodes, ne se laisse dominer par aucune classification ; le tableau des courants de pensée dont il nous faut esquisser les grands traits paraîtra forcément incomplet et quelque peu arbitraire ; nous nous en excusons d’avance. N’exagérons rien cependant. Si les théories chimiques que nous étudierons semblent au premier regard indépendantes les unes des autres et se présentent à l’historien chacune comme un tout isolé, un examen plus approfondi nous dévoilerait les traits communs qui permettent de préciser l’activité intellectuelle d’une époque ; en sondant plus loin encore dans la pensée de chaque savant nous mettrions en évidence les quelques idées générales qui ont constamment guidé ou séduit l’esprit humain dans ses recherches scientifiques, comme dans ses spéculations métaphysiques.

Et d’abord, chez le plus grand nombre des chimistes du XVIIe siècle, une croyance instinctive, assurée, que l’on ne songe pas même à exprimer, à l’unité du monde, et aussi à l’unité de la science ! La plupart des savants se proposèrent, en effet, de découvrir, sous la diversité infinie des apparences sensibles qui nous sont seules accessibles, la loi universelle dont la connaissance fournirait la clef du système du monde ! Pour parvenir à ce résultat si ardemment souhaité, ils ne dédaignèrent certes pas les expériences de laboratoire, qu’ils firent avec le plus grand soin et dont ils tentèrent de donner une interprétation cohérente ! Nous devons le reconnaître nettement. Cependant, ce n’est pas le caractère expérimental de cette science qui frappe, au premier abord ; le lecteur attentif de leurs œuvres ! Entre les résultats de leurs recherches et la systématisation de ces recherches, les chimistes introduisaient une série de conceptions philosophiques ou théologiques qu’une tradition, morte aujourd’hui, rendait alors accessible à tous et qui, par contre, rend la compréhension, de leur science bien difficile au lecteur moderne !

Ces traditions, dès le xviie siècle, étaient très librement discutées ; leur autorité ne les soutient pas quand elles sont privées de l’appui de la logique et de l’expérience ; peu d’auteurs sont disposés à leur accorder une confiance illimitée, et leur puissance déjà fort ébranlée ne put tenir contre les assauts de la philosophie corpusculaire et mécanique, dont le succès en chimie fut marqué en France par le triomphe éclatant du traité de Lémery, paru en 1675, et qui éclipsa tous les ouvrages précédemment publiés.


  1. Chimie, 1re leçon, voir l’édition de 1754.