Mercier & Cie (p. 69-83).

VI

CONSEIL COSMOPOLITE


Dolbret ne dormit pas beaucoup. Disons — chose qu’il ne s’avouait peut-être pas à lui-même — que le joli visage de Miss Mortimer passait assez souvent dans les demi-rêves de son demi-sommeil, plus souvent même que les visages de ses adversaires supposés, de ce Dean dont la barbe cachait probablement son persécuteur, de son compagnon, le révérend Charles Bilman et d’Ascot, celui de qui le Dean avait dit : « Qu’il soit béni. » Pourquoi le sieur Ascot devait-il être béni ? pourquoi surtout l’était-il par ce Dean et par ce Bilman ? pourquoi le Dean avait-il été le rencontrer à Québec ! qu’était-ce que cet Ascot ? Voilà les questions, entre mille autres, que se posa Pierre Dolbret, la nuit qui suivit l’entretien des deux ministres sur le pont. Pierre était jeune, la vie ne lui avait pas encore dévoilé toutes ses laideurs, il avait des illusions, et cette situation l’intéressait énormément. Il se disait : « Il y a au fond de tout cela quelque roman où j’ai un rôle à jouer. Heureusement ou malheureusement, je suis amoureux fou — ou je me trompe fort — de la plus jolie fille qui soit au monde ; cet amour doit me rendre capable de toutes les belles actions des héros de romans passés ou à venir, ou bien les héros de romans ne serviraient à rien, ce que je ne crois pas. Il tient à moi maintenant de démêler l’intrigue de cette affaire ou de la faire naître, si c’est nécessaire, car, il faut bien me l’avouer, ma fortune n’est pas considérable, et si j’en crois ce qu’on dit, celle de Miss Mortimer est colossale. Je ne peux pas songer à devenir son mari, à moins de lui apporter une somme égale à celle qu’elle possède. Je n’ai pas cette somme ; il me la faut. Je ne puis pas la gagner, je ne puis pas non plus la voler, il faut donc que je la remplace par quelque chose d’équivalent. Et ce quelque chose, c’est une action d’éclat. Il faut que je fasse une action d’éclat. J’aurais dû m’engager comme soldat. D’un autre côté, je n’aurais jamais rencontré Miss Mortimer et elle n’aurait même jamais su que j’existe. Tout cela me tourmente fort et je vois bien que je ne dormirai pas. Je ne puis pourtant pas me lever, je serais tout seul.

La nuit passa lentement à son gré, mais elle lui porta conseil. Il avait résolu de confier son embarras à ceux qui lui avaient montré le plus de sympathie. Parmi ceux-là, il fallait faire un choix, et Dolbret, perdu dans la foule joyeuse et bruyante, retournait pour la millième fois dans sa pensée la phrase par où commencerait sa confidence. Miss Mortimer, jolie à ravir dans un capuchon de gros drap bleu, lui avait souhaité le bonjour d’un air mystérieux qui l’avait rempli de joie : être de connivence avec quelqu’un, ça donne des droits à sa considération, et le peu de considération que la jeune fille pouvait avoir pour lui lui était très agréable. Il lui avait souri en disant :

— Je songe ; dans deux heures au plus, j’aurai du nouveau.

L’évêque passa ensuite à côté de lui, avec le Dean et les deux ministres. Ils avaient leur mine habituelle, la mine de gens posés, aimables pour tout le monde et aimés de tout le monde. Ils avaient vite conquis tous les cœurs ; même Miss Alberta Block, la compagne habituelle de Wigelius, ne parlait jamais de l’évêque sans l’appeler « the dear man », familiarité qu’excuse le charme tout dévotieux par lequel la sèche demoiselle se sentait attirée vers l’évêque-missionnaire. Car, les quatre hommes d’église étaient missionnaires et s’en allaient en Afrique évangéliser les noirs. Le capitaine était aux petits soins avec eux et bien des mères leur eussent donné leurs filles, au risque de les exposer à être mangées par les cannibales.

Dolbret faisait d’amères réflexions sur le sort, si clément pour des gens de cette espèce et si dur pour lui, quand il vit venir le jeune Stenson.

— Bonjour, monsieur Stenson, lui dit-il, vous n’avez rien à faire, ce matin ?

— J’ai toujours quelque chose à faire, mais je serai enchanté de le mettre de côté si cela peut vous être agréable.

— Je ne vous demande qu’un quart d’heure.

— Je suis à vous.

Alors il lui raconta au long sa vie depuis le trente octobre et la conversation entendue la veille sur le pont ; puis il lui fit voir le lien qui apparaissait entre les deux séries de faits. Il lui demanda le secret.

— Monsieur Dolbret, comptez sur moi pour garder le secret et pour vous aider à démêler cette affaire ; pour vous rendre ce service, je serai heureux de manquer, s’il le faut, la mission dont je suis chargé, je n’en réussirai que mieux plus tard.

— Je ne vous en demande pas autant, fit Dolbret, je ne vous demande que votre appui et un conseil.

— Vous avez tout cela.

Maintenant, ne croyez-vous pas qu’il serait bon de mettre une autre personne dans la confidence ?

— Quelle autre personne ?

— J’avais songé à monsieur Wigelius qui, comme vous, a été bien bon pour moi, lors de mon sauvetage.

— En effet, Wigelius est un parfait gentilhomme et très intelligent, il faut le consulter. Je m’en vais le chercher, attendez-moi.

P’tit-homme passait, le bonnet blanc sur le coin de l’oreille, la face toute rouge. Il fit un signe à Dolbret :

— Docteur, je ne vous dit qu’un mot : le Dean c’est l’homme de la « presse ».

— Il mit son doigt sur sa bouche et disparut en ajoutant :

— Trop pressé aujourd’hui, demain je vous parlerai.

Dolbret était bouleversé. Cependant il se remit vite ; il pensait : Ce diable de P’tit-homme a le nez fin ; mais comment a-t-il pu savoir ça ? Il va peut-être nous être utile. Tant mieux, il faudra le consulter, ou au moins l’utiliser au besoin.

Maintenant Stenson revenait avec Anton Wigelius, dont le galbe d’athlète et le visage brun contrastaient avec le blond un peu pâle de son compagnon. En quelques mots la situation lui fut expliquée. Le géant resta songeur un instant, puis tranquillement :

— Il faut avertir l’évêque ; il ne sait probablement pas que son Dean est un aventurier.

— Oui, c’est très bien, reprit Stenson, mais avant d’avertir l’évêque, ne faudrait-il pas s’assurer de son identité ?

— Vous avez raison.

— Comment ? fit Wigelius.

— Bien, il se peut que l’évêque soit de connivence avec les autres. S’il en est ainsi et que nous lui fassions savoir que nous avons des soupçons, il va se rire de nous et nous ne serons pas plus avancés.

— Oui, alors que faire ? avertir le capitaine ?

— Cela me semble être ce qu’il y a de plus pratique, fit Dolbret. Après tout, ce sont peut-être des brigands, ces gens-là, on ne sait pas.

— Oui, dit Stenson, mais le capitaine n’est pas un détective, il n’a rien à y voir.

— En ce moment, P’tit-homme reparut dans le paysage. En passant il souffla à Pierre :

— Couchez dans la cabine de monsieur Stenson et ne dormez pas.

Les trois hommes s’interrogèrent du regard.

Il continua en s’en allant :

— Natsé, monsieur Natsé !

— Qu’est-ce que monsieur Natsé ? fit Wigelius.

— C’est mon rival, dit en riant, Dolbret.

— Votre rival ?

— Oui, Miss Mortimer n’a de plaisir qu’en sa compagnie ; ce Japonais est mon péril jaune à lui tout seul.

— C’est seulement pour passer le temps, je suppose ?

— Je l’espère. Mais nous avons à nous occuper d’autres choses pour le moment. Vous avez entendu ce qu’à dit mon compagnon ?

Oui, dit Stenson, mais qu’est-ee que cela veut dire ?

— Cela veut dire que votre cabine a quelque chose de particulier que nous ne connaissons pas. En tout cas, P’tit-homme est très intelligent et très fin ; il ne parle pas pour rien. Je crois que nous ferions mieux de le consulter, de lui demander des explications.

— C’est ça, tâchons de le faire venir.

— C’est facile, répondit Stenson, je suis bien avec le capitaine, je vais demander un congé de deux heures pour P’tit-homme, comme vous l’appelez.

— Bien, allez et revenez vite.

Au bout de quelques minutes, Stenson revint le visage tout rayonnant. Non seulement le capitaine lui accordait sa demande, mais il offrait à P’tit-homme de remplacer un des garçons de table. Cela faisait l’affaire de tout le monde, car les garçons de table avaient plus de loisir, et, tout en faisant leur service, ils pouvaient communiquer plus facilement avec les passagers. La nouvelle fut bien reçue.

— Très bien, dit Dolbret, cela vaut mieux ; si on nous voyait ici avec P’tit-homme, on nous soupçonnerait. Du reste le Dean et ses compagnons ont peut-être des raisons de le redouter, car s’il sait tant de choses sur leur compte, ils se sont probablement aperçus qu’il les espionnait.

— Voilà qui est plein de bon sens, fit Wigelius, allons-y tranquillement.

— Oui, attendons que P’tit-homme entre en fonctions. Comme nous sommes ensemble à table, sous prétexte de nous expliquer le menu, il pourra nous conter ce qui nous intéresse.

— C’est entendu, dirent les deux hommes ; à ce soir.

— À ce soir.

Tous ces faits nouveaux qui se groupaient petit à petit intriguaient Pierre au plus haut degré. Il se sentait heureux d’avoir acquis si vite la confiance et l’appui de deux hommes comme Stenson et Wigelius. Le premier représentait pour lui le conseil sage et tranquille, d’une extrême utilité dans les circonstances les plus difficiles ; quant à l’autre, l’homme nuageux du nord, c’était la force qui ne raisonne pas, mais qui obéit avec confiance, sans discussion. Avec ces deux éléments, Dolbret pouvait faire de bonnes choses, s’il parvenait à trouver — et c’était là sa part à lui — le nœud du mystère. Un nouveau personnage lui avait été indiqué maintenant par le soldat Labbé, c’était le Japonais Natsé. Natsé était-il un ami, un ennemi ? fallait-il le craindre ? pouvait-on se l’attacher ? Toutes questions que Dolbret roulait dans sa tête sans interruption. Il n’y avait pas de repos possible pour lui ; impossible de prendre part aux jeux qu’il aimait d’ordinaire ; impossible de s’asseoir tranquillement et de regarder filer le bateau. Il marchait fiévreusement pendant-quelques minutes puis s’arrêtait et restait immobile, le regard perdu dans le lointain — du moins apparemment —, mais en réalité, suivant attentivement tous les mouvements du Dean, d’Ascot et de son compagnon. Ce changement dans ses habitudes frappait tout le monde, si bien que la question habituelle « Are you seasick » (avez-vous le mal de mer) lui était posée à chaque instant. Il répondait tranquillement un « Non, merci » distrait, et reprenait le fil de sa pensée.

Il était midi, on venait d’annoncer officiellement l’heure solaire. Chacun réglait sa montre en conséquence, ainsi que cela se fait chaque jour, suivant que varie la latitude. Tout à coup une soutanelle, un col romain et un petit chapeau de paille noire et blanche se profilèrent dans la porte du fumoir, et Dolbret vit s’avancer vers lui le révérend Dean Polson. C’était un grand garçon, à l’air jeune malgré sa barbe grisonnante, aux épaules larges, à l’œil gris très vif. Sa ressemblance avec Morton, le racoleur, frappa Dolbret. « C’est lui », se dit-il, « nous allons avoir quelque chose de neuf. » Polson s’avança en souriant

— Pariez-vous sur la course du bateau, docteur, on vend les numéros un dollar seulement ?

Pierre rougit. Les passagers l’avaient vêtu des pieds à la tête, mais personne n’avait osé lui offrir de l’argent. Du reste il n’aurait pu accepter une faveur de ce genre.

— Non merci, monsieur, dit-il, je ne joue jamais.

— Mais ce n’est pas jouer. Tout de même je n’insiste pas ; monsieur n’est peut-être pas en fonds ?

— Non, monsieur, répondit Dolbret, piqué, je ne suis pas en fonds, et je ne m’attends pas non plus d’en recevoir de personne, pas même d’un capitaine norvégien.

Le Dean tressaillit à cette étrange sortie, et c’est d’une voix que son col romain semblait étrangler qu’il reprit :

— Vous êtes trop renseigné, monsieur, sur ce qui regarde les autres, cela ne vous paiera pas.

— Mais se ressaisissant, il eut conscience de s’être mis à découvert et il réussit à sourire, en ajoutant :

— Je comprends ; quand on fait naufrage, on ne pense pas à prendre de l’argent avec soi.

Puis il s’en alla. Pierre Dolbret s’était emporté et il le regretta à ce moment même ; mais une fois le Dean partit, il fut content de ce qu’il avait fait. Il se disait : « Ma réponse l’a complètement déferré ; c’est certainement Morton ; j’irai jusqu’au fond de cette affaire. » En ce moment le gong annonçait le lunch. Miss Mortimer passa accompagnée de l’évêque ; elle fit un signe d’intelligence à Pierre.

« Bon ! se dit ce dernier, tout va bien ; voilà maintenant cette délicieuse créature qui essaie de sonder l’évêque. Il ne faut pas que nous soyons trop de monde tout de même, closons la liste des invités. »

Après le lunch, la jeune fille vint lui parler. Ils se mirent à l’écart, en avant de la dunette.

— Eh ! bien, qu’est-ce qui arrive ? demanda Pierre.

— Il arrive que le Dean lit sa bible.

— C’est tout naturel pour un Dean, et vraiment j’en suis désappointé, car je commençais à tenir à mon faux Dean.

— À moins que ce ne soit la bible qui soit fausse.

— Mais dites-donc, mademoiselle, est-ce pour me dire cela que vous m’avez amené ici ?

— Oui.

— En vérité, ça ne valait pas la peine, et n’était le charme infini que je trouve en votre compagnie…

— Oui, oui, je connais tout cela. Seulement, si vous me laissiez dire ce que j’ai à dire, vous regretteriez peut-être moins d’être venu avec moi.

— Alors, le Dean est un faux Dean ?

— Je n’en sais rien.

— Que savez-vous ?

— Sa bible n’est pas comme les autres.

— Ah ! et comment est-elle ?

— Elle est très mince ; puis, au milieu, il y a quelque chose comme un dessin, un plan.

— Je n’y comprends rien ; serait-il architecte ? Il n’est pas nécessaire de se déguiser quand on est architecte.

— Attendez. Je dis qu’il y a un dessin ; il y a autre chose, il y a trois ou quatre pages écrites à la main.

— Drôle de Dean, drôle de Dean, fit Dolbret. Cependant, cela ne nous dit encore rien. Il doit y avoir autre chose dans sa bible.

— Je n’ai pas pu voir plus, mais il y a encore du temps, prenons patience.

— Mademoiselle, reprit Pierre, vous êtes adorable et avec un auxiliaire comme vous, on peut faire beaucoup. Je n’ose vous demander plus, ce serait indiscret.

— Je suis acquise à votre cause, si vous avez une cause.

— J’en ai deux, fit Pierre en souriant, mais pour le moment, je n’en plaide qu’une, celle contre le Dean. Quant à l’autre, je n’ose la plaider, je serais un trop mauvais avocat.

— Les affaires avant tout, « business first », dit la jeune fille.

— « First », oui, et ensuite ?

— Ensuite, ensuite… il est trop tôt pour parler de ces choses-là.

Avec sa sensibilité de poète — et tout homme est toujours un peu poète, surtout quand il rencontre la poésie sur son chemin — Pierre était sous le charme ; même, en ce moment, où il avait à cœur une affaire très compliquée et qui pouvait être pleine de conséquences, il aurait tout abandonné pour l’amitié de la jolie Américaine, si celle-ci n’en avait pas été si avare. Malheureusement pour le pauvre garçon, on lui répondait toujours : Plus tard, vous allez trop vite. Mais il reprenait courage et se remettait tout de suite à bâtir ses plans d’attaque — ou de défense, qui sait ? — contre le Dean et ses acolytes.

À cette heure, le pont était presque désert. C’était le temps de la toilette qui précède le dîner. Tout était silence, on n’entendait que de temps en temps de petits rires de jeunes filles enfermées en leurs cabines pour se pomponner, puis le bruit des couverts et de l’argenterie dans la grande salle à manger, les pas précipités des marmitons et des garçons de table passant et repassant dans le couloir étroit entre les cuisines et la salle. Pierre vit plusieurs fois son compagnon d’aventure lui faire signe de la main en disant :

— Tantôt !

— Notre héros avait hâte au dîner, non pas pour apaiser sa faim car l’incertitude, l’attente, et aussi la curiosité, lui ôtaient tout appétit. Il aurait consenti à passer deux jours sans manger pour savoir tout de suite ce que c’étaient que le Dean Polson, l’évêque, Ascot et son compagnon. Enfin le gong retentit encore une fois et la foule afflua dans le passage. C’était un fouillis de robes claires et d’habits noirs. Comme la mer était redevenue calme, la gaieté était redevenue bruyante, et il n’y a rien de gai et d’amusant comme la vie à bord, quand la vague n’est pas trop mauvaise. La bruit, à table, était assourdissant. Depuis quinze jours que le bateau était parti, les groupes s’étaient forcément dessinés et si la sympathie n’avait pas eu grand’chose à faire là-dedans, le besoin de causer pendant le repas y avait suppléé. Des gens qui ne s’étaient jamais vus avant d’avoir pris passage à bord du « City of Lisbon », s’interpellaient, se parlaient, se souriaient maintenant comme de vieux amis. Je ne sais pas si, comme le dit l’Écriture, il n’est pas bon que l’homme soit seul ; en tous cas, il n’aime pas à être seul, et pour ne pas rester seul, il se lie facilement avec ceux qu’il rencontre sur son chemin. Il ne faudrait pas en dire autant de tout le monde, surtout de ceux que la vie intérieure ou des goûts raffinés tiennent dans la solitude ou du moins loin du vulgaire.

Dolbret devenait de plus en plus un de ceux-là ; sa tendance à s’abandonner, à se confier, l’avait trop mal servi pour qu’il ne devînt pas défiant. Du reste, les amis ou quasi-amis qu’il s’était faits lui suffisaient, et ils auraient suffi à n’importe qui, car c’étaient des cœurs dévoués et nobles.

Pierre avait comme vis-à-vis le Finlandais Wigelius et, à sa droite, Stenson. À l’autre bout de la deuxième table, au grand bout, se tenait toujours l’évêque, majestueux et grave. À son côté, ravissante en noir, Miss Berthe souriait à son ami. Celui-ci était tellement occupé à la contempler qu’il ne s’aperçut pas que le carton vert du menu venait de faire son apparition entre lui et Stenson. En même temps une voix bien connue, celle qu’il avait entendue dans son enfance et dans le terrible naufrage, lui glissa à l’oreille :

— Monsieur, prendrez-vous du potage, du Dean ou de l’évêque ?

— Ah ! enfin, te voilà.

— Oui, monsieur le docteur, c’est moi.

— Parle.

— Pendant que je parlerai, faites semblant de me montrer les plats qu’il vous faut, avec votre doigt, sur la carte.

— Bien, j’y suis, parle. Monsieur Stenson, écoutez. Parle anglais.

— La chambre de monsieur Stenson est voisine de celle du Dean et de Bilman. Ascot et l’évêque sont ensemble de l’autre côté.

— En effet, dit Stenson, j’avais cru reconnaître leurs voix.

— J’ai vu le Dean sans sa fausse barbe,

— Hein ! fit Dolbret en se retournant vivement vers P’tit-homme, tu l’as vu sans sa barbe ?

Mais il vit qu’on l’observait et qu’on avait remarqué son exclamation. Il dit à Labbé :

— On nous remarque, va-t’en. Tu reviendras dans une minute et tu ne diras que quelques mots à la fois. L’évêque vient de se tourner de mon côté, ce ne doit pas être pour me donner sa bénédiction.

Labbé fit ce qu’on lui disait.

— Que dites-vous de cela, dit à Stenson, Dolbret, enchanté de voir que ses prévisions étaient justes.

Mais Labbé revenait, il continua :

— Le Dean c’est l’homme de la « presse », je l’ai reconnu. Un peu de pain, docteur ?

— Oui, oui, au diable le pain.

— Vous ne l’envoyiez pas au diable, lorsque nous étions à bord de la chaloupe.

— Pas de blague, maître Labbé, dépêche-toi de nous raconter ce que tu sais, si tu sais quelque chose.

— J’ai fait connaissance avec un Italien qui est en deuxième classe ; il est avec eux.

— Dieu me pardonne, ce bateau est une vraie tour de Babel ; il doit contenir des Esquimaux. Apporte-moi, José, une côtelette, mais pas de cette affreuse « mince-sauce » et dis-moi ce que t’a dit l’Italien.

— L’Italien m’a dit qu’il avait été engagé par le Dean pour une expédition au Transvaal et qu’il y avait une grosse somme d’argent à gagner.

— Une grosse somme ?

— Oui, des millions.

— T’a t-il parlé de l’évêque ?

— Non.

— Tant mieux, il a l’air d’un brave homme, l’évêque, et son visage me plaît.

— Il ne m’a parlé que du Dean et d’Ascot.

— Qu’est-ce que le nommé Ascot ?

— Ne sais pas. Il n’est pas prêtre, lui non plus, je crois. D’après ce que j’ai cru comprendre, ils ont été le retrouver à Québec pour avoir une lettre de lui. Je n’ai pas pu savoir ce qu’il y a dans la lettre. Si j’avais de l’argent, je crois que je pourrais en apprendre plus long.

— Malheureusement ma fortune n’est pas encore faite, mon cher José. Tu fais mieux de t’y prendre autrement.

— Pardon, dit Stenson, qui n’avait pas perdu un mot de la conversation, j’ai ici ce qu’il vous faut. Faites attention qu’on ne vous voie pas et prenez ceci.

En même temps il mit dans la main de Labbé deux pièces d’un louis. Dolbret le remercia du regard et ajouta :

— Je ne vous demande pas tant, c’est peut-être de l’argent mal placé.

— Ça ne fait rien, mon cher docteur, je serai enchanté de perdre cet argent pour vous faire plaisir.

— J’espère que nous ne le perdrons pas.

José revenait.

— Dis-donc, lui dit Dolbret, et Natsé ?

— Natsé est avec eux, défiez-vous-en. Demain j’en saurai plus long ; avec deux louis je vais me faire ouvrir le cœur de maître Frascani.

— Bon, ça peut faire pour ce soir, travaille bien.

— Soyez tranquille.