Mercier & Cie (p. 56-68).

DEUXIÈME PARTIE


V

MÉDECIN MALGRÉ LUI


— Comment allez-vous ce matin ?

— À merveille.

— Pardonnez-moi de vous avoir dérangé. J’ai quelque chose à vous demander.

— Je voudrais que ce fût un service.

— C’en est peut-être un.

— Je serais heureux de vous rendre un peu ce que vous avez fait pour mon compagnon et moi.

— Parlons d’autre chose. Vous m’avez dit que vous étiez médecin ?

— Oui.

— Bien, voilà justement qui me va. Au moment de quitter Boston, le médecin du bord n’a pu s’embarquer et il m’a fallu partir sans lui, ce qui est contraire aux règlements de la compagnie. Voulez-vous le remplacer ? Je vous donnerai son traitement.

Dolbret — car c’était lui — répondit en souriant :

— Monsieur, je ne sais trop comment vous remercier. Vous allez peut-être vous demander ce qui me fait sourire. D’abord c’est la satisfaction, et ensuite c’est de voir que la destinée me pousse évidemment vers la médecine. Depuis une semaine on m’a fait la même proposition deux fois et je l’ai toujours refusée. Aujourd’hui les circonstances ne sont pas les mêmes : en effet je vous dois la vie, et il n’y a rien que je ne fasse pour vous montrer de la reconnaissance. Mais je vous demanderai une faveur à mon tour.

— Laquelle ?

— C’est de ne pas m’offrir de rémunération.

— Inutile d’en parler, je vous refuse cette faveur.

Dolbret comprit qu’il aurait mauvaise grâce d’insister. « Évidemment, se dit-il, je serai médecin malgré moi. Laissons-nous faire, ne fuyons pas la bonne fortune. »

L’homme généreux avec qui Dolbret venait d’avoir ce bout de conversation était le capitaine du « City of Lisbon », un magnifique paquebot parti de Boston pour Durban et Lourenço-Mraquès avec une cargaison composée en majeure partie de spiritueux, dont il se fait un grand commerce entre les Portugais et les indigènes de l’Afrique méridionale. Le bateau devait contenir pour plusieurs centaines de mille dollars de cognacs fabriqués aux États-Unis, produits de qualité très inférieure, mais qui s’écoulent facilement aux colonies. Le lecteur sera peut-être étonné de retrouver le héros de cette histoire en si belle humeur, après l’avoir vu en pleine mer, à la merci des vagues en furie. Comme il n’y a rien de nouveau sous le soleil ni sous la lune, encore moins sous un ciel sans soleil ni lune, nous avons crû que la description de la tempête qui a entraîné Dolbret et son compagnon loin des côtes ne serait que médiocrement intéressante. En effet, toutes les tempêtes se ressemblent et nos lecteurs, qui en ont probablement vu, ne se soucient pas, nous en sommes sûrs, de connaître les angoisses par lesquelles les deux fugitifs avaient passé, une fois le « Sardinian » disparu à l’horizon. Ce serait leur causer d’inutiles alarmes que de raconter leurs transes, leurs trois jours et leurs trois nuits de souffrances, de désespoir, de détresse au milieu de l’océan, les horreurs de la faim, de la soif, la lutte surhumaine de Dolbret pour empêcher son compagnon en délire de lui asséner un coup de rame sur la tête, puis le calme revenu, les signaux faits pendant des heures entières avec des lambeaux de vêtements ; enfin, après toutes ces péripéties, le « City of Lisbon » venant à leur secours, leur réception à bord, l’empressement des passagers à leur donner des vêtements et à leur prodiguer toutes les douceurs imaginables.

Du reste Dolbret avait déjà presque tout oublié, tellement la vie à bord était agréable. Comme nous venons de le voir, son séjour sur le « City of Lisbon » promettait aussi d’être lucratif, et il ne manqua plus rien à son bonheur quand il apprit que le chef de cuisine avait, sur la recommandation du capitaine, pris le soldat Labbé comme aide. Ce dernier, enchanté de ses nouvelles fonctions, n’avait pas mis de temps à renouveler les prouesses qu’il avait faites comme cuisinier, au temps où il naviguait sur la rivière « Plate ». Et les jours se passaient gaîment : le bonheur efface tant de douleurs et fait disparaître si vite la trace des souffrances ! Dolbret musait toute la journée et se faisait du bon sang en prenant part à tous les exercices du corps auxquels on peut se livrer à bord d’un paquebot, ou bien il passait de longues matinées à regarder l’eau verte où se baignaient presque ses pieds, tant la vague était longue et régulière.

En mer, on se connaît vite. Au bout de deux ou trois jours, on prend le bras de la première passagère venue et on lui offre de faire une marche de santé. Puis, petit à petit, on étend le cercle de ses connaissances, les confidences viennent rapidement, les sympathies se dégagent, on fait le choix de ses amis ou de ceux qui seront ses amis pendant la traversée. Ces amitiés se prolongent quelquefois au-delà du voyage, mais rarement. Les passagers du « City of Lisbon » étaient américains, sauf une vingtaine, parmi lesquels un Japonais, homme instruit, parlant le français et l’anglais, que son gouvernement envoyait en Afrique étudier les mouvements stratégiques des Boers et des Anglais. Il y avait aussi un Finlandais, Anton Wigelius, qui voyageait pour son plaisir. C’était un grand garçon, superbement découplé, aux traits énergiques adoucis par des yeux pâles pleins de rêve. Il passait son temps avec Miss Alberta Block, une grande Anglaise sèche et maigre, qui prenait au sérieux ses déclarations d’amour. Enfin le paquebot portait l’énigme classique des transatlantiques, la jeune fille seule, riche, belle, confiée à quelqu’un d’invisible, qui ne se mêle pas aux autres et prend place à table près du capitaine. L’énigme du « City of Lisbon », Berthe Mortimer, était une Américaine qui s’en retournait à Durban après avoir passé un an dans une université des États-Unis. Elle était bien faite, avait de beaux cheveux noirs, de grands yeux, le teint mat et brun et un sourire qui faisait tourner la tête à tout le monde. Dolbret subissait son charme comme tout le monde, même il en souffrait sans se l’avouer ; mais il fut plus heureux que les autres, grâce à ses relations avec le capitaine comme médecin du bord, et il eut le privilège d’étudier l’énigme à son aise. Il ne tarda pas non plus à faire connaissance avec un jeune homme, John Stenson, envoyé à Durban par une grosse maison de commerce de Philadelphie, la « Waitlong and Stenson Sugar Co. », puis avec un homme d’église — un évêque protestant — Milord Horner, vers qui, probablement à cause de son ancien état, il se sentait attiré. Ce personnage était accompagné d’un « Dean » et de deux ministres. Ils étaient tous quatre de beaux hommes aux manières polies et distinguées.

Au bout de quelque temps la vie était devenue charmante pour le naufragé ; il ne regrettait plus du tout son escapade, car il avait gagné au change ; au lieu de voyager en compagnie de soldats grossiers et sans culture pour la plupart, il voyait des gens fort aimables et du meilleur monde. Quant à P’tit-homme, il était heureux. Sa « terrinée de bluets » avait déjà fait fortune parmi les hommes de l’équipage, et comme il parlait l’anglais très facilement, il ne s’ennuyait pas une minute ; il avait su gagner les bonnes grâces du capitaine en lui troussant quelques plats de son crû faisant heureusement diversion avec le menu ordinaire.

La tranquillité de Dolbret fut pourtant troublée par un incident apparemment sans importance. Comme on causait à table, quelqu’un lui demanda de raconter son histoire. Il s’exécuta de bonne grâce. Il dit comment il lui était arrivé de partir pour Lévis, de s’embarquer sur le « Stanley » de se réveiller le lendemain, à bord du « Sardinian », en route pour l’Afrique, et finalement d’être recueilli sur le « City of Lisbon. »

Tout le temps qu’il avait parlé, le Dean, assis aux côtés de l’évêque, l’avait dévoré des yeux. De son côté, Dolbret ne pouvait parvenir à en détacher son regard. « J’ai vu ce visage-là quelque part, se disait-il. » Il resta songeur jusqu’à la fin du dîner. N’y pouvant plus tenir, il sortit ; sur le pont il rencontra Miss Mortimer qui l’invita à marcher. Il accepta, mais sa conversation manquait de suite, sa pensée était ailleurs ; l’œil du Dean le poursuivait sans qu’il parvînt à se rappeler à quel visage il pouvait bien appartenir. Cette obsession finit cependant par s’en aller et Pierre fut bientôt tout au charme d’un tête-à-tête depuis longtemps désiré. Même le personnage du Dean lui devint presque indifférent, du moins pour un moment. Miss Mortimer et lui étaient assis côte à côte, sur de longues chaises. Tout à coup, le Dean passa devant eux.

— Ne trouvez-vous pas, dit Mlle  Mortimer, que cet homme a un regard étrange ?

— Pas plus étrange que le vôtre, mademoiselle.

Berthe partit d’un grand éclat de rire :

— Vraiment, c’est un mince compliment à me faire.

— Mais non, c’est un avantage que d’avoir des yeux étranges.

— Peut-être, mais pas comme ceux du Dean.

Pierre suivait sa pensée :

…Avoir des yeux étranges, cela vous donne tout de suite une puissance invincible ; des yeux étranges sont une arme, ils vous font craindre, ils repoussent quelquefois, mais souvent ils attirent comme un aimant.

— Où avez-vous pris toute cette belle science ?

— Il m’a suffi de voir une fois des yeux comme ceux-là pour trouver ma science tout d’un coup.

— Ils devaient alors être bien extraordinaires, ces yeux qui vous ont fait savant en si peu de temps.

— Oh ! oui, très étranges, et même dans cette nuit noire, ils font le même effet, ils vont jusqu’à mon âme, vos yeux…

Dites-donc, monsieur, vous allez bien vite. Ne croyez pas que je gobe tout ce que vous me dites là ; il faudrait que je fusse un peu naïve.

— Je vous en prie, mademoiselle, croyez ce que je vous dis ; il y a quinze jours que je meurs de ne pouvoir vous faire cet aveu et je voudrais y mettre toute mon âme afin que vous fussiez convaincue.

Ils étaient à l’avant, la brise leur fouettait le visage et emplissait leurs poumons d’un air vivifiant et sain ; et leur vie semblait décuplée, tant ils prenaient de force et de vigueur dans cette atmosphère pure. Il se faisait tard maintenant, les couples étaient rares sur le pont, tout était tranquille. Dolbret, que les situations embarrassantes ne décourageaient pas longtemps, n’avait pas jugé à propos de discuter au long la question des yeux étranges.

— N’entendez-vous pas parler tout près de nous ? lui dit soudain la jeune fille.

Pierre tendit l’oreille. Un vague chuchotement se mêlait au bruit monotone de la mer. En écoutant avec plus d’attention, ils reconnurent des voix d’hommes. Rien d’étonnant à cela, mais comme une minute plus tôt, tout était désert sur le pont, ils crurent s’être trompés. Pourtant c’était bien des voix humaines. Pierre entendit prononcer son nom et fit un mouvement d’étonnement, mais Berthe, plus maîtresse de soi, le retint et lui fit signe d’écouter. Une des voix disait :

— J’ai vu cette face-là quelque part.

— Moi, fit Pierre, j’ai entendu cette voix-là quelque part.

— Chut ! fit Berthe, écoutez, je crois que c’est le Dean.

— Les yeux étranges, dit Pierre en souriant.

— Berthe lui imposa silence. La voix continua :

— Ce Dolbret, oui, ce Dolbret, a un visage que j’ai vu ailleurs, et, Dieu me damne, je saurai où.

— Son interlocuteur lui demanda :

— Y a-t-il longtemps, vous croyez ?

— Pas bien longtemps.

— Alors, c’est facile, cherchez où vous étiez, il n’y a pas longtemps.

— Allons, voyons : Il y a quinze jours, j’étais à Boston, c’est là que je me suis embarqué en même temps que l’évêque…

— Quel évêque ?

— L’évêque, le nôtre, il n’y en a pas d’autre qui m’intéresse.

— Ah ! oui, répondit l’autre en riant, je n’y pensais plus.

— Ils n’ont pas l’air d’avoir un respect démesuré pour leur évêque, se dit Dolbret, ce sont de drôles de gens.

— Je me suis embarqué en même temps que l’évêque avec vous et Ascot. Une semaine auparavant, j’étais à Québec, où j’ai rencontré Ascot, que Dieu bénisse.

— Eh ! bien, ça ne vous dit rien ?

— Attendez, j’étais à Québec…

— Et qu’est-ce que vous faisiez à Québec t

— J’attendais Ascot.

— Vous attendiez, mais vous deviez faire autre chose ?

— Ah ! j’y suis.

— Bon.

— J’y suis, j’y suis. Laissez-moi vous raconter ça, c’est trop drôle.

— Je suis tout oreilles.

Moi aussi, dit Dolbret, tout bas, à Berthe.

— J’étais arrivé à Québec avec un dollar dans ma poche et il me fallait attendre Ascot. Je ne pouvais pas vivre de l’air du temps ; mon dollar était dépensé douze heures après mon arrivée, et pourtant j’en avais pris un soin ; j’avais été même jusqu’à ne pas boire. Il fallait vivre. Alors imaginez-vous, mon cher Bill, que j’ai eu la plus cocasse d’idée qu’on puisse imaginer : je me suis fait embaucheur pour les navires.

Dolbret eut un sursaut, il commençait lui aussi à se rappeler. Le Dean continuait, tout en s’interrompant de temps en temps pour rire :

— Diable, fit Bill, est-ce que ça paie, ça ?

— Pas trop. L’avantage c’est qu’on vous donne de l’argent d’avance pour payer des consommations aux gens qu’on veut prendre. Tout de suite, de cette façon, vous avez de quoi manger avant d’avoir travaillé, et si vous ne réussissez pas, vous ne remboursez pas, bien entendu.

— Alors ?

— Attendez, vous ne savez pas le plus intéressant de l’affaire.

Donc je me mets en frais de prendre des mouches avec mon miel ; le soir même, je rencontre Ascot, méconnaissable avec une longue barbe blanche et de grosses lunettes bleues. Il n’avait pas plus d’argent que moi, je lui offris de partager. Il faut vous dire d’abord que je travaillais pour un capitaine norvégien qui avait besoin de cinq matelots. Un bon matin, je pars avec Ascot. Nous nous étions astiqués de notre mieux, ce qui n’était pas brillant, avec les vieux habits qui nous restaient. Nous arrivons près des quais, ils étaient encombrés d’une foule immense qui venait voir partir le « Sardinian » portant le contingent canadien ; nous avions beau. Mon capitaine norvégien me suivait de près et il venait justement de me dire : « Il y en a dix de désertés, il faut les remplacer. » À ce moment, j’aperçois le compagnon du docteur, comme tout le monde l’appelle.

— Et pourquoi pas, interrompit Bill, pourquoi ne l’appellerait-on pas le docteur, on vous appelle bien le Dean, vous, et moi le révérend Charles Bilman…

— Vous avez raison, nous sommes tous des gens de profession, nous avons droit à des égards.

Les deux hommes rirent silencieusement.

— Continuez, dit Bill.

Le Dean reprit :

— Il n’a guère plus de cinq pieds six pouces, mais il a les épaules larges et il est solide. Je ne sais pas trop pourquoi il n’était pas avec les autres ; toujours est-il qu’il était là en uniforme de kaki et ne s’occupait pas de rejoindre son bataillon. Je lui fais prendre quelques verres et j’allais presque réussir, quand il m’échappe et se sauve à tord du « Sardinian ». C’est alors que j’ai aperçu ce Dolbret.

Si le lecteur veut bien comparer ces paroles avec le récit que P’tit-homme avait fait à Dolbret de son engagement, il verra que l’ancien matelot avait conservé l’imagination féconde des gens de son état. Ne voulant probablement pas avouer qu’il avait sacrifié à Bacchus, il avait essayé d’excuser sa faiblesse en en rejetant la faute sur les prétendus racoleurs.

— Donc j’avise le docteur — il était pauvrement mis — je le prends par le bras, Ascot en fait autant de son côté et à la fin, à force d’arguments, nous l’entraînons à bord d’un bateau que nous lui disons être le « Stanley »…

— Qu’est-ce que c’est ? dit le narrateur en s’arrêtant.

— Rien, fit Bill.

— J’ai entendu comme quelque chose qui tombait.

Ce que le Dean avait entendu, c’étaient des pas. En effet, au mot « Stanley », Dolbret s’était levé d’un bond. Berthe l’avait retenu.

— Attendez donc, avait-elle dit, vous allez perdre le reste de l’histoire.

— Ah ! si vous saviez, lui dit Pierre, ce que j’apprends là…

— Je crois comprendre, soyez patient.

Là, continua le Dean, nous lui faisons prendre une consommation. Mais il était intraitable et je dus avoir recours à ce que l’évêque appellerait sans doute un « argumentum supremum ; » je lui coulai donc dans son verre une goutte de laudanum. Je me disais : « Pourvu que je le livre à mon Norvégien, c’est tout ce qu’il me faut. » Mais j’avais mis la dose trop forte. Deux secondes plus tard, j’essayai de l’entraîner vers les quais du bassin, mais je ne pus même pas l’amener assez loin pour le mettre en voiture. Alors, plutôt que de l’emporter dans mes bras, je le jetai au hasard dans un coin du « Sardinian » et je m’en allai tout simplement boire un coup.

— Et le « Sardinian » partit… ?

— Pour l’Afrique-sud.

— Évidemment, le docteur est condamné à aller en Afrique.

— Hum ! je ne sais pas trop.

— Comment ?

— Voici : s’il ne se doute de rien, tout ira bien ; mais s’il me reconnaît, les choses pourraient bien se passer d’une autre façon.

— De quelle façon ?

— S’il me reconnaît, il va certainement me dénoncer.

— Encore, si vous n’aviez pas eu l’idée de vous déguiser en « clergyman ». Je m’y opposais, comme vous savez.

— Oui, Bill je sais tout ça, mais je sais aussi que, sans déguisement, nous n’aurions jamais pu nous embarquer à Boston, et ce n’est pas avant un mois que nous aurions pu prendre un autre bateau pour l’Afrique. Je disais donc que, s’il me reconnaît, il va me dénoncer ; il va dire que je suis un faux prêtre, un racoleur et le reste. Alors comme je ne veux pas qu’il me dénonce…

— Eh ! bien ?

— Eh ! bien, je suis fort et grand et lui ne me vient pas à l’épaule.

— Vous n’êtes toujours pas pour l’égorger ?

— Non, je laisserai ce soin aux requins.

— Je comprends. Vous parlez comme feu Salomon, qui était un sage.

— Homme d’église, va ! lui répondit le Dean en pouffant de rire.

Puis les deux hommes se levèrent et disparurent.

Pierre et Miss Mortimer restaient silencieux. Il leur semblait qu’un abîme s’ouvrît devant eux. Que conclure en effet de ce qu’ils venaient d’entendre ? Comment se faisait-il que cet homme, qui était la première cause de la mauvaise fortune de Dolbret, se trouvait de nouveau sur son chemin, sur le même paquebot ? comment se faisait-il que cet homme était maintenant un prêtre, à l’air respectable, voyageant en compagnie d’un évêque et de deux autres hommes d’église ? Dolbret, comme Miss Mortimer l’interrogeait, lui répondit :

— J’y songe et rien ne me vient à l’idée. Je me demande ce que cela me donnerait d’aller le dénoncer au capitaine. On ne me croira pas. Tenez, si vous voulez, nous allons en rester là pour ce soir. La nuit porte conseil ; je m’en vais me coucher. Je ne dormirai pas, mais peut-être trouverai-je une solution à la question.

Et ils se séparèrent. Dolbret, la regardant longuement, lui dit :

— Je ne parlerai plus des yeux étranges, ça porte malheur.

— C’est mieux.

— Mais, continua-t-il, je pourrai bien les regarder, n’est-ce pas ?