Mercier & Cie (p. 14-25).

II

COUPS DE CLAIRON


— Douze cents ! cria un petit marchand de journaux.

— Douze cents ! dit un autre, douze cents prisonniers, c’est effrayant !

— Mais non, pas douze cents, vociféra un troisième qui accourait, essoufflé, de la rue Dalhousie ; pas douze cents, douze mille !

— Douze mille ? demanda un vieux monsieur bien mis, en relevant ses lunettes sur son front. Et où ça ?

À Ladysmith, lui répondit une femme à moitié étouffée par la foule.

— Vous allez me trouver bien curieux, fit, en arrêtant son cheval, un cultivateur qui passait, tranquillement assis sur une pile de cochons morts, mais…

Les cochons et la binette de l’homme secouèrent la foule d’un rire homérique.

— Vous allez me trouver bien curieux, reprit le cultivateur sans se décourager, mais c’est douze mille quoi, qu’ils ont pris ? C’est-y douze mille cochons, douze mille moutons, quoi, enfin ?

Stupid fellow, murmura un Anglais que son faux-col, haut de trois pouces, prenait à la gorge, c’est douze mille Boers

— Douze mille Boers prisonniers ?

— Oui, oui, hurla un militaire qui dévalait de la Côte de la Montagne, tout reluisant et chamarré, douze mille Boers pris par le général Whyte, devant Ladysmith, Hourra !

Hourra ! fit un Syrien qui venait de s’arrêter et de déposer sur le sol de multiples paquets.

Il allait continuer quand sa bouche fut brutalement fermée par la main calleuse et rude de l’homme aux cochons, dont le patriotisme n’avait pas de ces enthousiasmes. Cet incident significatif fit cesser les clameurs pendant une seconde. Une bonne taloche fait toujours de l’effet, même sur ceux qui ont eu la chance de l’éviter. Au même moment, la charrette ayant laissé choir un des cochons, la foule des badauds se précipita pour le ramasser. Son propriétaire avait déjà gagné les sympathies. L’Anglais apoplectique profita du brouhaha pour pousser rageusement sa canne dans le dos du « Stupid fellow ». Il y avait du grabuge dans l’air. Les voyous et les loustics (ces voyous de bonne maison) s’en donnaient à cœur joie.

— Voyons, vous autres, fit un étudiant en enfonçant son béret sur ses yeux, ne tuez pas ce bonhomme-là, ils sont assez de morts dans sa charrette sans lui.

Le mot eut du succès ; c’était si ennuyeux d’attendre.

— Tiens, voilà le contingent, dit quelqu’un, entendez-vous les tambours ?

Toutes les têtes se tournèrent vers le haut de la côte. Seul un tombereau à charbon y descendait, vide.

Cette blague, elle se répétait toutes les cinq minutes, depuis huit heures du matin. À chaque bruit ressemblant à un roulement quelconque, quelqu’un disait ;

— Les voilà !

Et ce mot faisait battre tous les cœurs pour une seconde, tant l’attente et l’incertitude sont d’insupportables souffrances. La foule, cependant, plus sensée que ces pauvres garçons qui s’étaient engagés sans trop savoir pourquoi, ne laissait pas que de ressentir une certaine inquiétude sur leur sort. C’était si loin, et les Boers tiraient si bien ! Et il y avait aussi la fièvre. Pourtant les cœurs étaient en fête ; après tout, une belle parade militaire, ça vaut la peine d’être vu, et par un beau jour chaud et clair d’automne, c’est un régal qu’une matinée passée au grand air à badauder et à flâner. Et c’étaient des chuchotements sans fin qui frissonnaient tout le long de cette double traînée humaine s’échelonnant depuis l’Esplanade jusqu’aux quais Allan ; par-ci, par-là, on percevait des petits rires d’amoureux pour qui l’événement était une aubaine, puis c’était le bruit monotone d’une conversation entre gens posés qui, ne perdant pas une minute, faisaient des affaires, en attendant. Quelquefois un éclat de rire, bête et dépaysé dans ce quasi silence, faisait boule de neige. Au bas de la côte régnait la plus grande animation : là se pressait la foule des ouvriers, des cochers, des rouliers de toutes catégories, formant une masse bariolée, disparate, et par-dessus tout, de bonne humeur, malgré l’attente prolongée et fatigante à la fin.

Tout à coup, deux bicyclettes descendirent à toute vitesse. L’un des cyclistes dit en passant :

— Ils partent de l’Esplanade.

— Ils seront ici dans cinq minutes, dit l’autre.

Des applaudissements étourdissants accueillirent ces paroles, une agitation fébrile se produisit. Non pas que l’émotion vraie fut bien grande, mais, pour cet être léger qu’est la foule, pour les femmes, pour les enfants, les flâneurs, rien de plus amusant que de voir passer les uniformes alignés, d’entendre la musique militaire, et de voir le soleil se jouer sur le métal poli des beaux casques.

Maintenant le flot humain se refoulait vers le fleuve, la côte devenait presque déserte. Près des quais où était amarré le « Sardinian », la cohue était indescriptible et la fumée noire et lourde des machines mettait comme un voile sur ce fouillis de casquettes crasseuses, de vieux chapeaux haute forme, de coiffures criardes, mal assujetties sur des têtes ébouriffées.

Comme, au signal du canon, toutes les cloches de la ville se mettaient en branle, l’agacement que cette sonnerie avait produit d’heure en heure menaça de dégénérer en colère, et il y eut un moment d’impatience. Mais il fut de courte durée. Au moment où le dernier coup de midi se faisait entendre, la clameur stridente des cuivres perça l’air, et, les premiers, apparurent les casques blancs blindés d’or des artilleurs royaux. Le son mat d’un pas immense et unique se distingua bientôt, puis le bataillon se mit à défiler, raide, compassé, correct, chaque officier marchant sans dévier d’une ligne vis-à-vis ses hommes. C’était la garde d’honneur. Une fois les habits bleus et or passés, il en vint des rouges, des volontaires d’Halifax, puis, tache sombre, des tuniques grises de Sherbrooke. Et les uniformes ne finissaient plus de dévaler.

Soudain, il se fit un vide : le bataillon suivant fit halte pour permettre à l’ambulance de ramasser un homme déjà fatigué de la revue. Profitant de cette éclaircie, un camelot en guenilles vint se camper en plein milieu de la rue et hurla :

Un prisonnier anglais de fait par l’ambulance ! La Presse, La Patrie, tous les détails de cette sanglante affaire. Il saigne du nez.

— C’est la chaleur, cria un autre camelot.

— Il fait plus chaud que ça à Ladysmith, dit un passant.

Des carabins étaient là, les livres sous le bras ; ils entonnèrent tout à coup, sur l’air des « prisons de Nantes. » :


Dans la grande ambulance (bis)
Y a déjà un prisonnier
Gai
Faluron, falurette etc.


Envoyez fort, leur cria quelqu’un, c’est ça, envoyez fort.

Tiens, tiens, tiens, tiens… ce bon Pierre, fit l’un des étudiants.

Tiens, tiens, tiens, tiens… répéta toute la troupe ce bon Pierre ! Envoie fort, Pierre !

On rit, puis il se fit un silence de mort.

Hallo, Pierre Dolbret, fit une voix de basse profonde qui sortait de sous un béret noir rabaissé jusqu’au nez de son propriétaire.

Hallo, Pierre Dolbret, fluta à voix de tête un grand garçon mince, au nez en trompette.

« J’aurais mieux fait de rester dans le commerce, songea Dolbret ; je n’y étais que depuis hier soir ; ce n’était pas trop long ; la publicité n’est pas mon fait. » Il releva la tête et vit le bataillon de Québec dont les chapeaux à rebord relevé et à plumet commençaient à paraître. Ils s’avançaient, fiers, solides, contents, la figure réjouie par ces nouvelles de désastres boers qu’on leur lançait aux oreilles depuis le matin. Car cette expédition ne devait être qu’un voyage de plaisir, payé, aller et retour, par le gouvernement. (Et c’est le rêve de tout bourgeois de voyager aux dépens du gouvernement.) On allait en Afrique faire un tour, on ne se battrait même pas, pas plus que sur la main, puisque, des Boers, il n’y en aurait plus dans un mois. N’y en avait-il pas douze mille de moins depuis hier ? Juste le temps, un mois, d’aller à Cape-Town pour en repartir. Puis, au retour, on arrêterait à Londres, on se promènerait, ou serait des héros, on serait fêté, choyé par les jolies femmes de la Métropole anglaise, embrassé par celles de Québec, ensuite. Et puis, et puis, la perspective n’offrait que de ces couleurs gaies et engageantes à l’œil grisé du soldat d’occasion. C’était une aubaine même de n’être engagé que comme simple soldat ; rien à faire, rien à risquer, s’amuser. Ces beaux raisonnements avaient tourné la tête à un millier de Canadiens, dont deux cents Canadiens-français. Après tout, puisqu’on ne se battrait pas… Du reste, sur tout le parcours, ils n’avaient entendu que ces mots : Ladysmith ! douze mille prisonniers ! immense désastre ! On eût dit que ce mot « désastre » était un mot magique, un baume pour tous ces cœurs de jeunes gens qui battaient sous la tunique de kaki. Ce mot terrible, ils se le répétaient avec des clins-d’œil, avec de gros rires nerveux mais satisfaits. Pensez-y, douze mille Boers d’un coup ! Ça marchait bien, il s’annonçait bien le pique-nique.

Dolbret ne riait pas, lui. Il contemplait cette scène d’un air triste. Il se disait aussi : Combien en reviendra-t-il ? Pourquoi moi, dont l’avenir est si sombre, qui n’ai pas l’énergie de la vie normale, pourquoi ne me suis-je pas engagé pour aller tomber, ignoré et oublié, sous la balle d’un de ces braves Boers ?

Il était à ces réflexions quand tout à coup, par un mouvement inconscient, il se trouva dans le rang du dernier bataillon. Il venait d’apercevoir, presque méconnaissable sous l’uniforme jaune, son ancien camarade Antoine Morot. Leurs mains se serrèrent.

— Tu viens me reconduire au paquebot ? fit le soldat.

— Mon Dieu, oui, dit Pierre tout hésitant.

— Eh ! bien, mon vieux Pierre, que fais-tu maintenant ? ça va toujours, la profession ?

— Mieux que jamais, mon cher.

À quoi bon, pensait-il, lui confier mes misères.

— Et toi, veux-tu me dire quelle idée tu as d’aller te battre contre les Boers, des gens qui font comme nous fîmes en 1837 ?

À ce moment, un remous se fit, Dolbret se sentit fortement poussé. Quelqu’un prit son bras. Il se retourna : un grand garçon bien mis était là qui le regardait en plein visage.

Comme il passait à côté d’une jeune fille, celle-ci lui sourit en disant à mi-voix :

— On vous presse. La « presse », lui cria un homme monté sur le toit d’un entrepôt.

— Il y a déjà dix hommes qui ont déserté, dit à voix basse, quelqu’un derrière lui, il faut les remplacer.

— Prenez garde, lui dit quelqu’un grimpé sur un poteau, c’est la « presse », on vous presse !

— Entends-tu cela, dit-il à Morot, qu’est-ce que cela veut dire tout ce monde qui me crie « La presse » ?

— Je n’entends parler que de cela depuis le matin et je me casse la tête sans parvenir à y comprendre un mot.

— Il y a certainement quelque chose d’étrange en tout ceci.

La fanfare, pendant l’embarquement, jouait des marches militaires. Soudain, le chef fit un signe et, large, rudement rythmé, le chant patriotique des Canadiens-français s’envola en accents chauds et entraînants. Tout de suite, on entendit un bruit énorme qui fit relever toutes les têtes : les vingt mille personnes assemblées sur la terrasse venaient de lancer, d’une seule voix, un hourra colossal, et le choc des mains qui applaudissaient emplit l’air d’un crépitement monstre. Il semblait que le roc du cap allait s’écrouler sous l’effort de cette masse sonore qui déchirait l’atmosphère. Et les voix d’en bas se mêlant à celles d’en haut, ce fut un concert formidable, une orgie de bruit, une tempête de voix qui s’éraillaient à vociférer le glorieux hymne. L’enthousiasme était beau à voir pour ceux qui ne s’arrêtaient pas à vouloir se l’expliquer.

— As-tu vu la planche du « Soleil » ? cria par-dessus les têtes une jeune fille à un soldat déjà embarqué.

— Hein ? fit l’autre.

— Hein ? répétèrent plusieurs voix.

— Quoi ? se mit-on à dire, à mesure que l’accalmie se faisait.

— Ce n’était pas vrai, essaya de dire la jeune fille, en sanglotant. Il est encore temps peut-être, essaie.

— Qu’est-ce qu’elle dit ?

— Nouvelle de Ladysmith absolument fausse, dit d’une voix posée, un gentleman qui tenait à la main un télégramme clavigraphié.

On se pressa autour de lui, on grimpa les uns par dessus les autres pour essayer de lire le télégramme.

C’est un télégramme de Lounsberry & Co, dit l’homme tranquillement.

Chut ! Chut ! fit-on.

L’homme au télégramme commença lentement :

« De Lounsberry, par Forget et compagnie — Défaite des Boers à Ladysmith complètement fausse. Nouvelle lancée par les bulls de Londres. »

Ce n’est pas vrai, dit avec un léger accent anglais, l’étranger qui tenait le bras de Pierre Dolbret.

— Mais monsieur, dit Pierre, je ne vous connais pas.

— Oh ! pardon, fut la réponse, je vous demande pardon, je vous avais pris pour mon ami Morton.

Il ne le lâcha cependant pas.

Le télégramme de Forget et compagnie avait ralenti de beaucoup l’enthousiasme de la foule. Cependant, ceux qui, sur la terrasse, n’avaient pas eu la nouvelle, continuaient à chanter et à pousser des acclamations. Du reste, les farceurs y étaient pour beaucoup dans tout ce train ; nous aimons à rire et à faire du potin, et, dans les circonstances solennelles surtout, nous sommes comme de vrais écoliers.

De tous côtés, et à tout instant, arrivaient des colis pour les soldats : friandises envoyées par des amis, des parents, des clubs, des patrons généreux. Les réguliers eurent comme un sursaut causé par le sentiment de respect dû aux choses saintes quand de longues charrettes apportèrent d’innombrables petites caisses bien fermées et jolies à voir : le chocolat envoyé par Sa Majesté la Reine aux volontaires du Canada. Ils eurent presque envie de présenter les armes, tout comme faisaient les gardes de Blois, lorsque passait la viande de Monsieur, frère du roi Louis XIII.

Un instant après il se fit une poussée qui culbuta quelques hommes et plusieurs femmes. Des gardes à cheval faisaient une trouée.

« Keep back », dit, en éperonnant sa monture, le chef de la troupe, « la voiture du gouverneur général. »

On fit place lentement, avec peine. Et la voiture passa, suivie et précédée de gardes à cheval, d’aides-de-camp, puis des voitures des ministres qui allaient s’embarquer à bord du « Stanley » pour reconduire le contingent jusqu’à Rimouski. Un des ministres, se penchant hors de la portière, demanda à un homme aux cheveux gris bouclés qui arrivait, le feutre mou sur le coin de la tête :

— Eh ! bien, mon vieux Dubut, quelles nouvelles au « Soleil ? »

— Mauvaises, depuis tantôt.

— Mauvaises ?

— Mauvaises, oui. Dame, ça dépend. Moi je les trouve bonnes, mais vous… ?

Un camelot aux cheveux longs, les deux bras chargés de journaux frais, murmura à l’oreille du journaliste :

— Très mauvaises, mais il ne faut pas le dire, ça va décourager ces soldats-là.

— Comment ça ?

— Les Anglais se sont fait tuer, prendre ou blesser deux mille hommes à Ladysmith.

Il n’avait pu parler si bas qu’on ne l’entendît.

Dolbret l’interrogea :

— Vous dites ?

— Deux mille Anglais prisonniers ou tués dit, à voix haute cette fois, le camelot.

La nouvelle fit traînée de poudre. Un mendiant la cria à tue-tête :

Deux mille-z-Anglais de tués à Ladysmith !

Tout près de Dolbret, en avant, en arrière, à ses côtés, des voix murmuraient tout bas :

« Hold him well, he is getting tired. »

Morot ne tenait plus le bras de son ami ; celui-ci s’aperçut soudain que quelqu’un, tout de même, était à son bras droit. Et il avait toujours l’étranger à sa gauche. Qu’on ne s’étonne pas trop de ce fait étrange, car ce qui vient de se passer n’avait duré que quelques minutes, et la foule était trop compacte pour que Dolbret eût eu le temps de se dégager. Lorsqu’il se vit pris des deux côtés, il se demanda ce que cela voulait dire, et s’il ne se trouvait pas aux mains de filous. L’idée lui parut plaisante.

« Ma foi, se dit-il, ces deux types n’ont pas beaucoup de flair. Je me demande quel nez ils vont faire quand ils vont trouver ma poche vide. »

— Venez boire avec nous, fit le premier des deux étrangers.

Dolbret se prit à réfléchir, il se dit : « Je ne suis pas pour me battre avec eux, la partie serait inégale. D’un autre côté, j’ai une soif qui me torture depuis une heure et je n’ai pas d’argent. »

Son voisin de gauche venait de lui dire :

— Venez avec nous, nous avons des amis à bord du « Stanley », nous vous présenterons et nous nous rafraîchirons ensemble. Il fait une chaleur !

Dolbret ne résista plus. Une fois attablé, il demanda :

— À qui ai-je l’honneur de parler ?

Mais ses hôtes étaient occupés à faire des signes mystérieux à un gros homme trapu qui leur dit en passant : How many ?

La suite jettera de la lumière sur ces faits en apparence incohérents et dont le lien se cache pour le moment.