III

où l’on prouve au lecteur qu’il est prudent — quoique peu poli — de lire une lettre de recommandation avant de la remettre à son destinataire


Suivant en cela d’illustres exemples, nous cherchions une entrée en matières pour ce chapitre et nous allions presque écrire : « Ils étaient cinq aux carrures terribles », phrase par où débute le plus célèbre des livres de Loti ; mais nous nous sommes aperçus que nos personnages ne sont pas de la taille de ceux-là, quoiqu’ils aient leur valeur. Du reste, ils ne sont que quatre, et la seule ressemblance dans la situation serait entre l’espèce de trou noir où gisaient Pierre Dolbret et ses compagnons et la chambre étroite où les rudes pêcheurs d’Islande courbaient leurs épaules.

Une pièce de 8 à 10 pieds carrés, voilà le réduit où Pierre se réveilla, le lendemain du trente octobre. La nuit avait été horrible pour le pauvre garçon. Couché sur le plancher avec trois compagnons inconnus, il avait souffert, et plus encore moralement que physiquement, car il commençait à se rendre compte du mauvais pas qu’il venait de faire. D’abord il se crut dans un cachot ; un instant il pensa : « C’est honteux de coucher au clou, comparaître devant le recorder ; je n’oserai jamais me représenter chez mon patron. » Il en était à ces réflexions quand une vague un peu plus forte que les autres fit rouler le bateau. Au même moment, il entendit des voix tout près de lui, au-dessus de sa tête. C’étaient des voix de femmes ;

L’une d’elles disait :

— Je pense que nous sommes vis-à-vis Rimouski, ma chère.

— Oui, ça doit être ça, il est huit heures.

– À propos, nous avons des malades.

— Oui, et qui donc ?

— Des recrues. Il y a un pauvre jeune homme qui s’est lamenté toute la nuit. Il avait le cauchemar : c’était drôle de l’entendre…

— Vous n’avez pas de cœur.

— Si vous l’aviez entendu parler de sa robe, vous n’auriez pas pu vous empêcher de rire.

— Sa robe ?

— Oui, il parlait tout le temps de sa robe de kaki, il disait — ici la jeune miss parla français — : Il me faut une robe de kaki, il m’en faut deux mille verges, et tout de suite.

Et les demoiselles s’éclatèrent de rire.

« Bon Dieu ! se dit Pierre, me voilà rendu à Rimouski ; qu’est-ce que vont dire les passagers du « Stanley » quand ils me verront ici ?

Au même moment, une des demoiselles reprit :

— Tiens, le « Stanley » qui nous fait des signaux ; voyez-vous ?

« Miséricorde ! où suis-je, pensa Pierre ? Puisque le « Stanley » nous fait des signaux, je ne dois pas être à bord du « Stanley » ?

Il se fit du mouvement dans le coin de la pièce ; une voix enrouée grogna :

— Ôte donc tes pieds, toi, tu n’es pas tout seul dans le bateau.

Au même moment, quelque chose, une forme humaine, sauta en l’air, et la réponse vint, narquoise :

— Non, je ne suis pas tout seul, je suis avec mes pieds.

— Hein ! reprit la première voix, courroucée, tu veux rire de moi ?

— Ça dépend.

Il me semble, pensa Pierre, que je connais cette dernière voix. La voix, goguenarde, continua :

— Puisqu’on passe vis-à-vis de Rimouski, je m’en vais toujours aller voir si c’est vrai qu’il n’y a plus de bluets à Saint-Moïse.

Il avait dit « beluets ». C’est un défaut de prononciation que nous tenons des Parisiens, paraît-il ; ça devrait nous consoler,

— P’tit-homme ! s’écria Pierre en tremblant. Tiens, paraît que je suis connu par ici, moi, vieille terrinée de bluets, répondit celui que Dolbret avait appelé P’tit-homme.

Il battit un entrechat et reprit :

— Excusez-la. Tout de même, si vous me disiez votre nom, le monsieur ?

— Comment fit Pierre, tu ne reconnais pas Pierre Dolbret, ton voisin ?

— Ah ! mon Dieu Seigneur, le docteur à bord du « Sardinian » : Qu’est-ce que vous faites ici ? bonjour, docteur.

— À bord du « Sardinian » ? Que dis-tu là ?

— Mais oui, mais oui, vieille terrinée.

Il se mit à rire, puis, parlant plus bas :

— Gageons que vous avez été pressé.

– Comment, pressé ?

— Bien, pressé, tassé par deux messieurs bien habillés qui vous ont amené prendre quelque chose.

— Explique-toi, Petit-homme.

— Vous ne connaissez pas ça, la presse ? Moi j’en avais entendu parler par chez nous. Moi aussi, j’ai été pressé, mais je m’y attendais.

— Tu le savais ?

— Ben oui. Il paraissait qu’il n’y aurait pas beaucoup de bluets à Saint-Moïse, cette année. Sur les entrefaites, j’entends dire qu’on demandait des hommes pour la guerre. Il est vrai que je ne suis qu’un bout d’homme, mais j’ai toujours le bout qu’il faut pour porter un fusil. Et puis, il paraît qu’on se battra pas plus là-bas qu’à Saint-Moïse. Alors, vous comprenez, je ne fais ni un ni deux, je pars pour Québec. J’arrive à Québec. J’entends dire qu’ils ont du monde plus qu’ils ne peuvent en prendre. J’étais découragé. Quelque temps après, ce n’était plus ça : Il leur fallait des Canadiens-français parmi les autres. Il paraît que c’était un ordre venu d’Angleterre, de prendre des Canadiens. J’entends dire qu’il y a des gens qui nous font boire un coup pour nous amadouer et nous engager. C’est bon ça, je ne demande pas mieux, moi, vieille terrinée. Comme, de fait, je rencontre deux messieurs qui me prennent chacun par un bras. — c’est ça, la presse. — Il y en a un qui me dit :

— Vas-tu à la guerre, cette année, Baptiste ?

Je me dis en moi-même : C’est le temps !

Tout de même, ça me coûtait. Il est vrai qu’il n’y a pas de bluets à Saint-Moïse, cette année, mais la mère est encore là. Je vous dis que ça me coûtait de quitter la bonne femme. L’autre monsieur me dit.

— Viens prendre un coup.

J’y vas. Je prends un coup, j’en prends deux, trois, et quatre. Ca ne finissait plus. Quand je me suis éveillé, j’étais engagé. J’avais rêvé toute la nuit qu’il y avait assez de bluets à Saint-Moïse pour charger dix trains de l’Intercolonial. Je ne sais pas comment la bonne femme va faire pour ramasser cela toute seule. Après tout, les rêves, ce n’est pas toujours vrai.

Le petit homme, essoufflé, se reposa, puis, tristement :

— On fait des mauvaises affaires, des fois.

Ces dernières paroles rendirent Dolbret songeur. Il pensait à part lui : « Oui, on en fait de mauvaises, de bien mauvaises, des fois et je crois que je viens de faire la plus mauvaise de ma vie. Me voilà, ni plus ni moins, parti pour le Transvaal. S’il y avait moyen de débarquer à Rimouski. »

Il se raccrocha à cette idée et ouvrit précipitamment la porte de la cabine. Il se trouva face à face avec trois femmes, jeunes, assez jolies, vêtues en ambulancières — robe noire et brassard au bras — qui, en le voyant, partirent d’un grand éclat de rire.

Abasourdi, Pierre voulut continuer sa route, mais ses forces le trahirent et il dut s’appuyer pour ne pas tomber. Alors l’une des ambulancières s’avança et le soutint. Il la remercia du regard.

— Pardonnez-moi, lui dit-il, est-ce que je ne pourrais pas voir le capitaine ?

— Mais, mon cher monsieur, vous ne sauriez marcher, vous titubez comme si vous aviez pris du laudanum.

Ce mot frappa Dolbret. Ce qu’il avait bu à bord du « Stanley » avait un goût étrange. La vérité lui apparut tout à coup : on lui avait versé un narcotique pour le traîner à bord du « Sardinian » ! Ah ! c’était ça, la fameuse presse. Il comprenait maintenant ces avertissements qui lui étaient venus de toutes parts, la veille. Il commençait à s’expliquer ces exclamations sur son passage : « La Presse », on vous presse. » Il se rappelait avoir, lui aussi, entendu dire, quelque temps auparavant, qu’à Londres, on ne trouvait pas assez nombreux les Canadiens-français qui prenaient du service. Puis il se ressouvint d’avoir entendu parler du sergent recruteur de Londres, qui court les places publiques pour raccoler des soldats en les faisant boire. Évidemment le même truc avait été employé à Québec. Son premier mouvement fut l’indignation. Il irait se plaindre au capitaine, demander justice. Mais les forces lui avaient manqué. Puis en y pensant, toute réclamation serait inutile ; le bateau était en marche, pour aucun prétexte on ne le stopperait, surtout pour débarquer un passager si précieux. Du reste il avait peut-être, sans le savoir, signé un engagement. Cette idée le remplit de tristesse. Aller se battre contre les Boers c’était la dernière chose à laquelle il aurait songé.

Il se faisait un grand mouvement sur le bateau. On entendait des commandements, des pas cadencés. Et le bruit monotone des machines mettait dans les oreilles un assourdissement insupportable pour Pierre, qui, malgré sa forte constitution, était moulu d’avoir passé tout une nuit couché sur le plancher. Dans la partie du vaisseau où il était, il faisait presque nuit. Il avait été jeté pour ainsi dire au fond d’une sorte de trou noir, avec les « pressés » qu’on laissait cuver leur vin de la veille.

Pierre cependant essaya et réussit à monter sur le pont. Le grand air le frappant au front, lui fit du bien. Mais comme tout est moins bon quand l’âme n’est pas tranquille et comme le magnifique spectacle du fleuve s’étendant à perte de vue, rutilant sous le soleil du matin, dut lui faire regretter la patrie qui s’enfuyait déjà ! À son apparition il fut reçu par les railleries de tout le monde.

— Tiens, un civilien !

— Tu es écarté, toi là ?

Humilié et réellement dépaysé au milieu de tous ces gens qu’il ne connaissait pas, Pierre n’osa pas lever les yeux. Pour ceux qui étaient là, il n’était qu’un homme qui s’était grisé et qu’on avait pris au piège. Aller raconter qu’on lui avait mis du laudanum dans son verre, c’était s’exposer à plus de mépris encore. Il était homme d’énergie à ses heures, mais dans le moment, il avait trop de vague dans les idées pour prendre une résolution. Il demanda tout de même à voir le capitaine. Il valait toujours mieux parler, expliquer sa position, essayer de se tirer le moins mal possible de cette mauvaise affaire.

Quelqu’un le prit par la manche. Il se retourna : Antoine Morot, son ami, était là devant lui, qui le regardait sans rien dire.

— Ah ! mon pauvre Antoine, dit Dolbret, qu’est-ce que tu vas dire de moi, moi qui t’ai fait des reproches ?

— Mais enfin, fit Antoine, tu n’es pas engagé ?

— Que veux-tu que je fasse, il me faut bien aller où va le bateau, et il ne s’arrête pas avant le Cap. Puis il est probable qu’après m’avoir empoisonné, on m’a fait signer un engagement.

— Parlons plus bas, fit Antoine. Qu’est-ce que tu me dis à propos d’engagement ? Est-ce que tu es enrôlé ?

— Mais pas du tout, tu ne sais pas mon histoire ?

Serais-tu dans le cas du soldat Labbé ?

— Quel soldat Labbé ?

— Celui avec qui tu causais tantôt.

— Ah ! oui, Ptit-homme Labbé, je me souviens. Eh ! bien, oui, je suis précisément dans le cas du soldat Labbé, j’ai été pressé, mais il faut être juste, j’ai été moins pressé que lui, et ce n’était pas ma faute.

— Tu sais donc ce que c’est, la presse, fit Morot ?

— Oui, P’tit-homme m’a expliqué ça tantôt.

— Mais tu aurais dû te défier, quand tu as vu un étranger t’offrir à boire. — Enfin, répondit Dolbret, c’est fait ; n’en parlons plus. Est-ce que je puis voir le capitaine ?

Au même moment, une clameur se fit entendre :

— Il nous faut à déjeuner, est-ce qu’on va nous faire crever de faim ? Ah ! par exemple, on va voir à ça,

— Qu’est-ce que c’est ? dit Pierre.

Ce sont les soldats qui demandent leur déjeuner, fit Morot, ils n’ont pas mangé depuis hier soir et ils commencent à trouver le temps long.

Un petit soldat sauta des bastingages sur le pont et cria à tue-tête :

— En voulez-vous du manger ? il y en a tout plein, il n’y a qu’à descendre !

— Où ça, où ça ?

— Ah oui ! mais attendez un peu, il faut payer pour en avoir.

— Comment, il faut payer ?

— Oui, à moins que vous ne préfériez attendre jusqu’à demain. Si vous voulez manger tout de suite, venez avec moi.

Une cohue le suivit et dégringola le long des échelles jusqu’à la cale.

— Qu’est-ce que l’on nous donne pour notre argent ?

— Il y a de bonnes choses ; de la langue en boite, des sardines, du chocolat en boîte aussi. Venez voir.

Un lieutenant fit un petit discours :

— Prenez patience, la cuisine n’est pas encore bien organisée, mais dans deux heures tout sera prêt. Prenez patience.

Pierre réussit à se rendre à la cabine du capitaine. Celui-ci était à lire son journal, il ne s’aperçut pas de l’arrivée de Dolbret.

— Pardon, fit ce dernier timidement.

— Bonjour, monsieur. Vous n’avez pas d’uniforme ?

— Bien, répondit Pierre embarrassé, je ne me suis pas engagé.

— Ah ! je comprends, vous êtes un « pressé ».

Je n’entends parler que de cette « presse » ; mais, vous savez, je n’en crois pas un mot.

Et il se mit à rire par petites secousses.

— Voyez le commandant, ajouta-t-il, je n’y peux rien, je ne m’occupe pas des uniformes.

— C’est que, reprit Pierre, je ne suis pas engagé, et que je ne veux pas m’engager.

— Eh ! bien alors, que faites-vous ici ?

— J’y ai été amené malgré moi…

— Oui, je comprends, reprit le capitaine en riant ; malgré vous, malgré vous…

— Monsieur, reprit Pierre, je vois ce que vous voulez dire. Je vous jure que j’ai été amené ici malgré ma volonté.

— Ah ! Ah ! on connaît ça, on connaît ça, mon garçon. Vous voulez débarquer, alors ?

— Oui, accordez-moi cette faveur.

— Venez avec moi.

Pierre le suivit, ils sortirent sur le pont. La mer s’étendait à perte de vue. Pierre pensait : « Il va intercéder pour moi auprès du commandant ; je pourrai me vanter de l’avoir échappé belle. »

Le capitaine le prit par le bras, et lui montrant la mer :

— Vous voyez de ce côté-ci ?

— Oui.

— Puis de ce côté-ci ?

— Oui.

— Et vous voyez de tous les côtés, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Si vous pouvez m’indiquer, d’un côté ou de l’autre, un endroit où débarquer, foi de capitaine, je vous débarque tout de suite. Et il partit à rire bruyamment en s’en retournant chez lui.

Depuis le matin, Pierre buvait l’humiliation à grands traits, chaque parole qui sonnait à son oreille était une parole de raillerie. Mais avec sa nature enthousiaste, s’il se décourageait vite, il était aussi prompt à prendre une résolution. Il n’y avait personne au monde pour qui fût si vrai ce mot de je ne sais plus qui : « Il n’y a rien qui rafraîchit comme une bonne résolution. » Une fois décidé, une fois pris dans une impasse, il travaillait à en sortir le plus facilement possible ; la difficulté ne l’effrayait pas. Il y avait chez lui de l’esprit fataliste qui fait la valeur du soldat musulman et aussi la valeur de bien des gens qui ne sont pas le moins du monde hérétiques. Eu sortant de chez le capitaine, il avait pris un parti. P’tit-homme passait, il l’arrêta :

— J’ai à te parler sérieusement, lui dit-il ; tâchons de trouver un endroit où personne ne nous verra.

— Si nous montions dans la chaloupe de sauvetage de bâbord, elle est libre ?

— Bien, grimpe.

En un clin d’œil P’tit-homme fut dans la chaloupe.

« Bon, pensa Dolbret, il grimpe comme un singe, c’est justement l’homme qu’il me faut. » Lui-même y monta d’un bond.

— Monsieur le docteur, dit P’tit-homme, sans donner le temps à Dolbret de respirer, je veux une consultation.

— Pas une consultation de médecin, toujours, P’tit-homme, la médecine ne me dit pas grand’chose dans le moment, et je pourrais te rendre un mauvais service.

— Non, non, pas de danger, je ne suis pas malade.

— Alors qu’est-ce que tu veux ?

— C’est bien simple, je suis parti sans le dire à la mère, je suis en peine d’elle, je m’ennuie d’elle, il faut que je m’en retourne à Saint-Moïse.

— Mais tu es engagé…

— Ça ne fait rien, je me désengage.

— Tu ne peux pas.

— C’est justement pour cela…

— Comment, pour cela ?

— Oui, c’est justement parce que je ne peux me désengager que je me désengage.

— Je ne comprends pas.

— Eh ! bien vous allez comprendre. Je suis engagé comme soldat mais j’aime mieux aller aux bluets à Saint-Moïse, avec la mère. Si je demande mon congé, on va me le refuser. Alors je ne le demande pas, je le prends. Et c’est comme ça que je me désengage.

— C’est bien simple à dire, mais pas aussi simple à faire.

— Ah ! c’est vrai, fit P’tit-homme, sérieux tout à coup, les quais sont rares.

— Tu trouves ? fit Pierre. C’est justement là que je te prends. Si tu ne sais pas comment t’en aller, moi je le sais, j’ai tout ce qu’il me faut pour cela

— Oui, le capitaine vous débarque, vous, mais moi, ce n’est pas la même chose.

— Non pas du tout, le capitaine ne me débarque pas, je me débarque moi-même. C’est moins facile, mais tout de même ça peut se faire.

— Et comment ça ?

— Voici : Tu vois cette chaloupe ?

— Oui.

— Eh bien, je m’arrange pour rester sur le pont, ce soir, et tu t’arranges pour y rester, toi aussi. Une fois tout le monde couché, nous nous emparons de la chaloupe et nous filons. Le vent est nord-est ; si nous n’avons pas d’accident, demain nous serons à Rimouski ou à Matane. Une fois rendus là nous nous tirerons bien d’affaire.

— Ça y est, cria P’tit-homme à tue-tête.

— Prends garde, fit Dolbret, on va s’apercevoir que nous complotons.

— Terrinée de bluets, vous n’êtes pas un docteur comme les autres, vous, vous soignez aussi bien ceux qui ne sont pas malades que ceux qui le sont. Examinons la, chaloupe… Mais dites-donc, cela va faire un tapage d’enfer de descendre la chaloupe et nous serons pris.

— Ils n’auront pas le temps. Une fois à l’eau, nous serons les maîtres de la situation, nous serons introuvables au bout de dix minutes. Examinons la chaloupe. Prends l’avant, moi je prends l’arrière.

— Elle est pesante, dit tout bas Dolbret.

Labbé mit une main au poteau de fer auquel elle était suspendue, et, faisant un effort, il en agrippa l’avant et le souleva de dix pouces.

— Pas trop, fit-il en la laissant retomber de tout son poids.

— Qu’est-ce que vous faites là, vous autres ? dit un matelot qui passait, descendez tout de suite.

— Il n’y a pas moyen de prendre l’air seulement, dit P’tit-homme. Ces chaloupes-là, il faut toujours que ça serve à quelque chose.

Morot passait. Apercevant Dolbret, il courut à lui en lui disant :

— Mon cher ami, tu es chanceux.

— Ne m’en parle pas.

— Quand je te dis que tu es chanceux…

— Morot, c’est mal à toi de me railler.

— Écoute-moi un instant. J’ai vu le commandant ; je lui ai dit que tu étais médecin et je lui ai conté ton histoire. Le commandant est un brave homme et si je lui avais parlé avant d’arriver à Rimouski, tu aurais eu une chance de débarquer ; mais maintenant, il est trop tard. Alors nous avons trouvé autre chose. Tu vas être employé comme médecin, pourvu que tu t’engages, une fois rendu en Afrique.

— Jamais.

— Mon cher, tu te montes la tête, c’est du patriotisme mal placé que tu fais là.

— Mal placé ou non, je ne m’engage pas, je veux m’en aller, d’une façon ou de l’autre.

— Mais c’est impossible, nous n’arrêtons pas avant les îles Saint-Vincent.

— Eh ! bien, je débarquerai aux îles Saint-Vincent, et voilà tout.

— Mais je t’en prie, mon cher ami, sois de meilleur compte. Tu ne gagneras rien à bouder ; au contraire, tu y perdras. Vois donc, si tu es employé comme médecin, tu seras bien traité, comme les officiers, et tu n’auras presque rien à faire.

— C’est inutile, Morot, je te remercie de ton intervention et je te demande en grâce de ne pas aller plus loin ; ce serait peine perdue. Excuse-moi, je vois P’tit-homme qui m’appelle, il faut que je lui réponde.

— Et il s’en alla, laissant son ami tout déconcerté. Aussitôt qu’il eut rejoint P’tit-homme, celui-ci lui dit :

— Excusez-moi, docteur, vous allez me dire que ce n’est pas mon affaire…

— Ne te gêne pas, P’tit-homme.

— Bien, fit l’autre en hésitant, tantôt, pendant que j’inspectais la chaloupe, il y a une chose qui me tourmentait. Je me demandais tout le temps : Comment se fait-il que le docteur, qui est instruit, se soit laissé prendre par la presse ?

— C’est bien simple, mon ami, je m’en vais te le dire. Je passais dans la rue, vers dix heures du matin, je m’en allais justement remplir un ordre de la maison Pâquet.

— Comment ? la maison Pâquet ? mais vous êtes médecin…

— Oui, je suis médecin, il est vrai, mais j’avais décidé d’abandonner la médecine et de me mettre dans le commerce.

— Ma foi, dit Labbé, en voilà une idée. Ils ont dû rire de vous, au magasin ; un docteur se mettre dans le commerce !

— Non, ils n’ont pas ri de moi, loin de là. Du reste j’avais une lettre de recommandation de notre curé…

— Ah ! satre, ça commence à faire…

— Oui, j’avais une lettre de recommandation, dont je n’ai pas eu besoin, du reste. À propos, je crois que je l’ai encore dans la poche de mon veston.

Il sortit la lettre et la décacheta.

— Vous la décachetez, mais elle n’est pas adressée à vous ?

— Non, mais puisque je ne puis pas la remettre à son destinataire, je puis toujours voir ce qu’il y a dedans,

— C’est vrai, lisez-nous ça. Il doit en faire des compliments de vous, notre curé ; quand il parlait de son Pierre, ce n’était pas une petite affaire.

Pierre se mit à lire à mi-voix. À mesure qu’il avançait, ses sourcils se fronçaient, puis il réprimait un sourire. La lettre était ainsi conçue : « Mon cher ami, le porteur de la présente est un garçon honnête et intelligent à qui les professions n’ont pas réussi. Si tu peux l’aider, il se fera peut-être un avenir dans le commerce. Il serait parfait s’il n’avait pas parfois — rarement — la faiblesse de prendre quelque chose. Fais ton possible pour lui et tu me rendras service. Ton vieil ami,

Joseph Gay, prêtre.


P’tit homme, embarrassé, regardait ailleurs. Dolbret eut peur d’être pris pour un ivrogne par l’ancien matelot. D’une voix un peu émue, mais qui se raffermit vite, il lui dit :

— P’tit-homme, je ne sais pas si tu vas me comprendre bien, mais je vais faire de mon mieux. Ce que le curé a dit là, c’est vrai, et si on ne me l’avait pas dit aussi clairement, je suppose que je ne l’aurais jamais su. C’est dur de se faire dire ses vérités, mais c’est utile. C’est la dernière fois que je m’expose à des choses comme celles-là. À partir de ce moment, je suis un autre homme. Retiens bien ce que je te dis là, je ne suis plus le même homme, et si nous avons la chance de retourner au pays, tu verras si je t’ai menti. Maintenant, assez de tristesse, soyons de bonne humeur.

— Ah ! terrinée de bluets, j’aime mieux ça ; vous commenciez à me faire penser au temps où vous étudiiez pour être prêtre ; moi les sermons, vous savez…

— Bien, c’est fini. À ce soir, et faisons comme si rien n’était.

— C’est entendu.

— Un mot encore. J’ai reçu un conseil, je m’en vais t’en donner un, moi aussi. Si jamais tu as une lettre de recommandation pour quelqu’un, prends bien la précaution de la lire avant de la remettre à destination.

— Compris ; du reste je ne sais pas lire.

— C’est encore mieux. À ce soir, le lieutenant t’appelle.

— À ce soir.