Mercier & Cie (p. 5-14).

LES DIAMANTS DE KRUGER


I

UN SOU RARE


La lumière des lampes électriques s’irradiait vers la façade des grands magasins et tremblait dans le fourmillement de la porte centrale par où sortaient des centaines d’ouvrières. Pendant cinq minutes il y eut comme un bourdonnement de ruche, puis les têtes blondes et brunes disparurent de tous côtés et, sur l’asphalte gris du trottoir, on ne vit plus, incrusté, que le « Z » de cuivre reluisant que les rayons blanchâtres enveloppaient comme une gloire d’ornement sacré. Mille reflets aux tons riches se jouaient dans les colossales vitrines, feuilles de cristal derrière lesquelles s’échafaudaient avec un art merveilleux les masses amoncelées de lourdes étoffes.

Le bruit tantôt assourdissant de la rue s’évanouissait. À peine entendait-on, de temps en temps, de vagues mélopées chantonnées par des rouliers tout blancs de farine, la pipe noire aux lèvres, presque couchés sur de longs haquets traînés par de lamentables rosses. Puis, débraillé, avec dans la voix des enrouements d’orateur à la mode, un bambin, trop petit pour le métier de camelot, hurlait les titres des feuilles à grand tirage. De l’autre côté de la rue, une vieille femme passait, tiraillant patiemment un mioche qui récalcitre. Dans le soir calme, la cloche de l’église voisine tintait encore une prière mal écoutée, perdue dans la clameur de la ville, comme ces suppliques craintives qui meurent avant d’arriver aux oreilles qu’elles cherchent.

L’immense bâtiment, si plein de mouvement toute la journée durant, était maintenant morne et désert. La figure familière du suisse galonné d’or se profila un instant sur le seuil ; d’un geste il fit claquer les vantaux. Une main les retint.

— Hé là ! vous, dit-il, on n’entre plus, il est six heures…

— Pardon, monsieur, je dois être ici à six heures mêmes aujourd’hui, il faut que j’entre.

— Impossible, à six heures tout le monde sort et personne n’entre plus, pas même le directeur en chef de la maison.

— C’est précisément lui qui m’a donné rendez-vous.

Lui ? mais cela ne se peut pas, il part ce soir pour l’Europe.

— C’est justement pour ça. Je sais parfaitement qu’il part ce soir, j’attends depuis deux semaines pour le voir, et voilà le premier jour qu’il met à ma disposition. Il faut absolument que je lui parle ; conduisez-moi chez lui.

Ces dernières paroles furent prononcées avec une sorte de violence factice, dernière ressource d’un espoir qui s’en va. Le suisse se laissa convaincre et les deux hommes, une fois les portes refermées, se mirent en marche.

— Suivez-moi, nous ne sommes pas rendus.

Mais, fit l’étranger, est-ce que les bureaux du directeur en chef ne sont pas dans cet édifice ?

L’autre le regarda en riant à moitié :

— Ma foi, mon cher monsieur, fit-il gouailleur, on dirait que vous arrivez de votre village ; les grands magasins Paquet sont une ville à eux seuls. Je me demande souvent si, quelqu’un de ces jours, on n’y mettra pas des tramways, comme dans les rues. Ce ne serait pas sans besoin, il y passe assez de monde pour ça.

Conscient de son importance, le guide s’évertuait à énumérer les merveilles entassées dans les différentes salles. Ils arrivèrent à une porte vitrée sur laquelle, en lettres d’or, se lisaient les mots : « Bureau du directeur en chef ». Au coup frappé discrètement, une voix pleine et calme répondit : Entrez !

Le visiteur touchait au terme de son voyage. Un instant après il se trouva dans le sanctuaire même de l’immense institution commerciale. De tous côtés, par-dessus les minces cloisons qui séparaient les bureaux, le bruit sec et métallique des machines à écrire, le trille bref et vingt fois répété des sonnettes électriques, enfin toute la rumeur fiévreuse des grandes institutions d’affaires, arrivaient à ses oreilles et les emplissaient de sonorités jusque-là inconnues. Cette manifestation d’une vie intense, excessive, rapide et pourtant admirablement ordonnée, jetait dans son âme des clartés nouvelles et lui faisait voir l’inutilité et le vide des années vécues dans l’inaction et l’insouciance.

L’ameublement de la pièce était simple mais joli. Dans l’épaisseur de la table où s’accoudait le directeur, dix boutons, dix yeux guettant des ordres, s’alignaient, tout brillants dans leurs gaines de stuc mat et se reflétaient dans le nickel du téléphone portatif placé sur un guéridon.

Le directeur pressa l’un des boutons, un jeune homme vint immédiatement, et il lui dicta rapidement, — sans nervosité cependant — deux ou trois lettres. Puis il en appela un autre et dicta de nouveau. Une fois le sténographe parti, deux autres employés entrèrent. L’un d’eux déposa une grande feuille imprimée devant le chef qui se mit à la parcourir et à l’annoter. De temps en temps il y posait son crayon bleu et ce geste approuvait, distribuait au loin les commandes, les ordres de paiement, décidait les mesures administratives, réglait les opérations financières

La liste n’était pas épuisée. Pourtant il releva la tête en disant :

— C’est tout ce que j’ai le temps de faire ; vous déciderez le reste avec monsieur Baron.

— Bien, monsieur.

— Vous avez retenu, n’est-ce pas, ma cabine à bord du « Kaiser Wilhelm » ?

— Oui, une cabine de luxe ; voici vos billets, fit le commis en lui tendant une enveloppe jaune ornée, au coin, d’un pavillon flottant.

— C’est tout ce que vous avez à me communiquer ?

— Oui, c’est tout. Tantôt je vous retrouverai chez vous et je vous apporterai votre correspondance.

— Merci, à tantôt. Excusez-moi, il faut que je m’occupe de monsieur Dolbret qui m’attend depuis un quart d’heure et que cette conversation ne doit pas intéresser.

— Je vous en prie, fit l’étranger, ne vous dérangez pas pour moi.

— Nous avons fini, je suis à votre disposition. Vous voyez que je ne vous trompais pas en vous disant que toutes mes minutes sont prises.

— En effet.

— Toutes mes minutes ; alors, vous pouvez voir si mes jours le sont aussi.

— Vous menez une machine énorme.

— Oui. Tout le monde peut mener une machine comme celle-là ; seulement, tout le monde n’en a pas une à sa disposition, ou bien n’a pas la force d’en édifier une.

Mais nous n’avons pas de temps à perdre. Vous m’êtes recommandé par un de mes bons amis, je veux faire mon possible pour vous. Voulez-vous venir jusque chez moi dans ma voiture ? nous causerons en route.

— Volontiers.

Ils sortirent et montèrent dans une Victoria. Pendant que les roues caoutchoutées foulaient doucement l’asphalte, le directeur regardait son homme à la dérobée. Par un reste de vieille habitude, il aimait à deviner sur le visage des gens ce qu’ils pouvaient être. Il se demandait : Quelle est cette tête-là ? est-ce celle d’un campagnard qui ne veut pas travailler la terre et veut faire le monsieur ? est-ce une tête de flâneur, une tête de raté des professions libérales, une tête d’imbécile ? Mais comme il s’arrêtait à cette dernière catégorie, il rejeta l’épithète tout de suite, car celui qui était assis à son côté avait bien la physionomie la plus intelligente qu’on puisse imaginer : le nez fort mais bien taillé, les yeux gris, tranquilles et profonds, un front fuyant — signe d’imagination — une bouche un peu épaisse, des dents blanches et bien rangées, en somme une bonne tête, et bien campée sur de larges épaules.

— Racontez-moi un peu votre affaire, fit le directeur, après cet examen.

Et avec, comme basse, le roulement sourd de la voiture, Dolbret commença de parler :

— J’ai cru, à venir jusqu’à présent, qu’on devait gagner de l’argent pour vivre, et pas plus. Avec cette idée surannée comme point de départ, je devais naturellement tomber dans l’erreur commune à tous ceux de ce pays-ci qui ont fait leurs humanités : embrasser une profession libérale ou le sacerdoce. Sans savoir si j’avais la vocation, j’ai porté la soutane, puis, ne prévoyant pas le dégoût que m’inspirerait la médecine, j’ai suivi les cours de l’Université, j’ai même mon diplôme. Il restait la littérature. Je n’y ai pas songé longtemps, par exemple. J’ai vite compris que nous n’avons pas la formation nécessaire pour réussir dans les lettres ; du reste, quand même quelques hommes privilégiés se sentiraient du talent et pourraient le développer par un travail constant et opiniâtre, ils perdraient leurs peines. Leurs œuvres, fussent-elles égales aux œuvres françaises — je parle des œuvres exclusivement littéraires — ne trouveraient pas cent lecteurs, et, sur cent lecteurs, elles n’en trouveraient pas dix qui les jugeraient sans passion et sans jalousie.

Enfin j’ai tout fait et je n’ai rien fait. J’ai trente ans et, découragé, démoralisé, désenchanté, je me suis dit : Ne trouves-tu pas, mon pauvre garçon, que tu as fait fausse route ?

Maintenant je sais. Je sais que tous les métiers, toutes les professions ont besoin d’hommes intelligents et instruits ; je viens vous demander d’utiliser mes connaissances, de me donner la main, de m’aider à sortir de l’impasse où je suis.

Il s’était échauffé à ces dernières paroles et il attendait impatiemment une réponse.

— Monsieur Dolbret, lui dit son interlocuteur, si vous étiez venu me voir plus tôt, si vous étiez venu il y a cinq ans, vous seriez déjà riche. Mais tout n’est pas perdu. Malheureusement, à votre âge et avec votre éducation, il est dur de commencer par le commencement.

— Je suis prêt à tout.

— Voilà qui me met à l’aise. Vous avez des idées pleines de bon sens sur la vie pratique, vous irez loin, je me charge de vous donner l’élan.

Ils arrivaient à la résidence du directeur. Ils entrèrent dans une salle spacieuse servant en même temps de bureau et de bibliothèque. La vie pratique n’est évidemment pas incompatible avec le goût du beau, car la pièce où Dolbret fut introduit était une sorte de petit musée, de galerie d’art ou l’esprit pouvait se reposer de la tension continuelle nécessitée par les affaires.

Tamisant la lumière qui s’y engouffrait par deux grandes fenêtres à carreaux coloriés, de lourdes portières de soie vert pâle descendaient en plis harmonieux, depuis les lambrequins où s’enchevêtraient des feuilles d’acanthe repoussées sur un fond d’or dépoli, jusqu’au tapis oriental mollement étendu sur les tuiles du parquet. Aux murs pendaient des gravures de tous genres, en partie des pièces rares rapportées de lointains voyages, puis des panoplies, des étoffes des Indes, du Japon. Dans un coin, sur le plancher, se cachait à moitié un vase énorme en cuivre ajouré, souvenir d’une excursion à Timgdad, la romaine ; à mi-hauteur d’homme, des poignards aux manches étrangement travaillés étaient accrochés, et, sur de petites tablettes en porphyre du Labrador, des fétiches en malachite de la Colombie-Anglaise faisaient leur sempiternelle grimace. Au centre se trouvait un bureau en bois précieux, un pur chef-d’œuvre de l’ébénisterie moderne, un ingénieux alliage des vieux styles et de la mode du jour ; c’était une sorte de table longue aux coins artistement arrondis, supportée, en avant, par des bacchantes aux torses sculptés dans le vif du bois de rose. Les papiers s’y entassaient dans un fouillis de crayons de fantaisie, de plumes aux manches de santal ou d’ébène, de presse-papiers en cristal.

Pendant que Dolbret repaissait ses yeux de ces merveilles, l’employé, qui venait d’entrer, donnait les lettres à signer. Le directeur lui demanda de nouveau :

— Est-ce tout ?

— Non, encore une chose.

— Je n’ai pas le temps, je n’ai que celui de vous recommander monsieur Dolbret, un garçon très intelligent qui veut faire fortune dans le commerce en commençant comme nous autres. Employez-le comme vous l’entendrez d’ici à mon retour dans deux mois.

— Et à propos de ce kaki ? nous n’en avons pas, et la demande est forte.

Dolbret les interrompit :

— Pardon, si vous voulez bien me le permettre, je vous en trouve cent verges avant douze heures.

— Comment, firent les deux hommes étonnés, vous savez ce que c’est que du kaki ?

Dolbret le savait bien vaguement ; tout de même il répondit :

— J’en ai vu dans une vitrine, à Lévis. Il est trop tard pour l’aller chercher ce soir, j’irai demain.

— Mon cher monsieur Dolbret, reprit le directeur enthousiasmé, vous seriez probablement un mauvais curé, mais vous serez un homme d’affaires supérieur. Allez et achetez tout ce que vous pourrez trouver en fait de kaki.

Une fois l’employé sorti, le directeur dit à Dolbret :

Tenez, si vous voulez, je vais vous montrer une chose curieuse.

Il ouvrit un tiroir, en sortit un morceau de papier neuf et pimpant, et le montrant à Dolbret :

— Regardez le chiffre.

C’était un chèque de vingt-cinq mille dollars, à l’ordre de la maison. L’autre ouvrit les yeux. Plongeant la main dans un autre tiroir, le directeur en sortit une sorte de bourse à fermoir d’acier rouillé d’où il tira avec respect une pièce de métal.

— Vous voyez ça ? dit-il.

— Oui, c’est un sou, je crois.

— Un sou, oui, mais pas un sou comme les autres.

— Une pièce rare ?

— Oui, très rare et très précieuse.

— Qu’est-ce ?

— C’est le premier sou gagné par le fondateur de cette maison. Et, avec un geste presque hiératique, il éleva la pièce à la hauteur de son front, la mettant en pleine lumière, afin de la faire mieux voir. Puis s’excusant :

— Bonjour, monsieur. Trouvez-nous beaucoup de kaki, tout le monde en demande, et il n’y en a pas une demi-verge à Québec.

— Merci, et comptez sur moi, répondit Dolbret.