Mercier & Cie (p. 224-238).

XVII

UNE PRESCRIPTION MERVEILLEUSE


Les trois étrangers n’avaient pas eu de peine à se faire agréer du maître de la maison. Une fois passées les émotions de cette soirée si mouvementée, une fois les explications données, les présentations faites, Mortimer les avait remerciés chaleureusement de leur intervention et les avait priés de s’installer au château ; il avait demandé à Dolbret, en même temps, d’attendre qu’il se fût remis de cette alerte, pour lui confier ses projets. Il avait dit « projets ». Ce mot rendait Dolbret perplexe. Il se demandait quels pouvaient être ces projets et quelle place lui, Dolbret, pouvait y tenir. Maintenant tout était rentré dans l’ordre, le silence s’était de nouveau abattu sur la triste demeure, la coiffure de la reine Victoria avait été restaurée avec tous les honneurs dus à son âge, et les jours se passaient, monotones, pleins d’ennui. Les parfums des fleurs, les couchers de soleil, qui là-bas, sont une féerie à cause du rayonnement de la poussière dans l’air, les longues heures passées à contempler, dans les étangs frangés d’herbe, les poissons rouges et dorés, tout cela fatiguait Dolbret ; le vrai rêve de sa vie semblait s’être évanoui pour faire place à autre chose, à une ombre de vie sans but. Il se demandait parfois : « Aurai-je le courage de dire à Mortimer ce que je viens faire ici ? Et si jamais je m’y décide, que me dira-t-il ? Au fait, quand même il me donnerait pour mission d’aller chercher le trésor, il n’en est plus temps, ils ont emporté la description de la grotte et se sont sans doute emparés, à l’heure qu’il est, de ce que je considérais comme mon bien. »

Et il se désespérait ; il se prenait à regretter d’être venu, de n’être pas resté à bord du « Sardinian » ; il s’en voulait d’avoir cru au « trésor », d’avoir couru après une chimère, d’avoir lâché la proie pour l’ombre, de n’être pas retourné à Québec au prix de tous les sacrifices, de n’avoir pas eu recours à ceux qui voulaient l’aider, le régénérer par le travail. Les millions entrevus disparaissaient, ils s’évanouissaient comme une chose du passé, ils lui semblaient avoir peut-être existé, très longtemps auparavant, au temps des fées, mais ils n’avaient plus le charme qu’il leur avait trouvé la première fois qu’il en avait entendu parler. Sa vie d’autrefois lui revenait alors à la mémoire dans ses moindres détails : il se rappelait son enfance, ses années de grand séminaire, ses études de médecine ; puis les événements récents de son existence le hantaient avec encore plus de ténacité et passaient devant ses yeux avec plus de précision : il revoyait ses quinze jours d’attente après le directeur en chef de la maison Pâquet, puis enfin l’accueil bienveillant et encourageant de ce gros personnage. Les moindres incidents de cette journée où, s’il avait voulu, il aurait pu commencer sa fortune, lui réapparaissaient avec une netteté merveilleuse ; il avait encore dans les oreilles le tapage de l’immense édifice, le va-et-vient des légions d’employés, de la foule de clients ; le soir du 29 octobre se dessinait dans son esprit avec l’acuité d’une vision ; l’impression qu’il avait reçue de sa visite au sein même de la grande institution, la tranche de vie amplifiée qu’il lui avait été donné d’étudier, les mille détails dont ses yeux avaient été frappés ce soir-là, les pensées qui l’avaient assailli quand il avait vu de près le monstre consommateur d’énergie et producteur d’argent, tout cela tourbillonnait dans sa tête. Mais une idée maîtresse en ressortait, il s’en dégageait une synthèse, une formule implacable dont les deux termes nécessaires : Intelligence et Travail donnaient sûrement et fatalement le même résultat : Fortune ! Il comprenait que la vie pratique et terre à terre mène à la réalisation des rêves, mais que les rêves, eux, ne peuvent rien créer et doivent mourir sans avoir rien produit, si ce n’est le désenchantement. C’est alors que Stenson venait à son secours ; il écoutait ses plaintes, il lui disait : Patience, quelque chose me dit qu’Ascot ne réussira pas, qu’il sera arrêté. Il est trop connu dans le pays pour y rester longtemps en sûreté. Du reste, peut-être la carte ne donnait-elle pas suffisamment d’explications, peut-être monsieur Mortimer possède-t-il des renseignements supplémentaires absolument nécessaires à la localisation de la grotte.

Comme Pierre ne se consolait pas, Stenson reprenait : Après tout, si le trésor vous échappe, je suis toujours là ; nous retournerons à Durban et nous ferons des affaires. Vous travaillerez pour nous, vous gagnerez de l’argent, vous deviendrez riche peut-être. Et alors…

— Et alors ?

— Alors, continuait Stenson tristement, vous serez heureux, vous.

— Si tout cela vous fait défaut, lui disait Wigelius, vous repartirez avec moi, nous irons en Finlande, chasser. Vous demeurerez en mon château de Borga, moi à Helsingfors, et j’irai vous faire visite. Vous ferez du commerce pour vous amuser, vous exploiterez mes forêts de sapin, vous ferez une concurrence effrénée à votre propre pays, sur les marchés de pulpe. N’est-ce pas que ce sera original et amusant ?

Et le temps passait. Les domestiques envoyés à Berthe étaient revenus en disant que mademoiselle Mortimer avait déclaré qu’elle ne partirait de Durban que sur le conseil de Pierre Dolbret. Cette nouvelle avait fait disparaître tous les soupçons qui auraient pu subsister dans l’esprit de Walter Mortimer.

Un jour, vers le commencement de février, Dolbret fut mandé de la part du maître de Cedofeita. Il pénétra doucement dans la chambre du malade. Sur l’oreiller blanc reposait une tête où il ne semblait ne plus y avoir de vivant que les yeux.

Mortimer faisait des efforts pour parler, mais ses lèvres remuaient sans proférer un son. Pierre le haussa un peu sur l’oreiller. Il parut s’en trouver mieux et dit, presque tout bas :

— Berthe m’a écrit, elle me demande ce que je fais de vous.

Pierre rougit.

— Elle me dit de vous demander le papier qu’elle vous a remis sur le paquebot. L’avez-vous ?

— Le voici.

Il l’approcha des yeux du malade qui y lut :

« Le 2 décembre 99, à bord du « City of Lisbon ».

Le porteur, Pierre Dolbret, est celui que j’ai choisi pour mari ; ayez confiance en lui.

Berthe Mortimer. »

Mortimer sourit et continua :

— Et c’est vous qu’elle a choisi, c’est vous qu’elle a envoyé pour me protéger. Comment se fait-il qu’elle vous ait parlé de cette affaire ?

Pierre lui raconta comment il avait saisi le secret, comment il avait entendu Ascot jurer de se rendre maître de la carte de la grotte d’Halscopje, au prix même de sa vie à lui, Mortimer ; comment il avait aimé Berthe et comment celle-ci lui avait demandé de se faire le protecteur de son oncle.

Mortimer avait tout écouté en silence, puis, comme Dolbret se taisait :

— Il y a une chose qui me fait croire que vous ne dites pas la vérité, monsieur.

Pierre se leva haletant.

— Asseyez-vous, reprit Mortimer, je n’ai pas fini. En effet, vous oubliez une chose importante dans votre récit, et une chose que je connais.

— Je vous jure que je n’ai dit que la vérité.

— Pourtant, dit le malade, vous avez oublié une chose.

— Et laquelle ?

— Vous ne m’avez pas dit le nom de celui qui a sauvé Berthe, le jour du bal masqué.

Pierre respira.

— Berthe m’a rappelé ma promesse de donner le trésor d’Halscopje à son mari. Elle n’avait pas besoin d’aider mes souvenirs, j’y pensais ; même, je me demandais à qui je confierais le secret, et s’il me faudrait mourir avant de l’avoir révélé à une personne sûre. Je crois que ma chère Berthe a trouvé pour moi. Vous connaissez toute l’histoire de ces trésors, sans doute ?

— Oui, et votre secret ne sera pas trahi ; je veux parler du secret politique. En effet, je suis Français d’origine et de cœur, et tout ce qu’il y a de beau et de noble je l’aime et je le respecte. La cause des Boers a toute notre sympathie, à nous autres de là-bas, qui sommes presque de leur sang et qui avons combattu comme eux ; vous pouvez donc être tranquille sur l’emploi que je pourrais faire du grand trésor de Kruger, si jamais l’occasion s’en présentait. Quant au petit trésor, puisque vous êtes si bon, laissez-moi vous dire que je ne veux le conquérir que parce que je veux être digne de Berthe ; si je m’humilie jusqu’à recevoir la charité…

— Mais, dit Mortimer, je ne vous offre pas la charité.

Et, comme Dolbret voulait l’interrompre :

— Non, laissez-moi parler. Souvenez-vous d’une chose, c’est que le secret que je vous confie n’est pas le vôtre, il est celui du Transvaal. La tâche que je vous demande d’assumer est immense et peut-être au-dessus des forces d’un homme ordinaire ; mais ce que je sais de vous me donne l’espoir et la confiance que vous serez à sa hauteur, si jamais les circonstances veulent que vous ayez à la remplir. Vous voyez donc que je ne vous fais pas la charité ; je ne fais que vous payer d’avance pour votre travail.

— Et pourtant…

— Non, laissez-moi parler, pendant que je le puis encore. Vous êtes venu ici sachant que mille dangers vous y attendaient ; vous avez sauvé la vie de ma nièce, Berthe Mortimer, au péril de la vôtre et vous allez entreprendre encore d’aller chercher le petit trésor d’Halscopje, entre le feu de deux armées. Et vous appelez cela recevoir l’aumône ? Non, je vous ordonne si vous aimez Berthe, de ne plus parler de charité. Vous voulez devenir digne d’elle, dites-vous. Ah ! vous avez déjà trop fait pour conserver des scrupules à ce sujet. Et remarquez une chose : ce n’est pas ma fortune que je morcelle à votre profit, ce n’est pas l’héritage de Berthe dont je vous donne une partie. Non, le don de Paul Kruger, je l’ai déjà refusé, je le considère comme ne m’étant pas dû, et encore, à l’heure qu’il est, il n’appartient qu’à celui qui l’ira chercher. Tout ce que je vous donne, c’est le secret ; et je ne vous fais pas un gros présent, puisque vous l’aviez déjà.

Tout ce que je vous donne, en somme, c’est l’indication exacte de l’endroit où est située la grotte d’Halscopje…

— Mais comment pourrez-vous le faire, dit Pierre, puisque Ascot s’en est emparé

— Il s’en est emparé ? et qui vous a dit cela ?

— Mais le soir de mon arrivée, ne s’est-il pas introduit ici, dans votre cabinet, et ne s’est-il pas emparé d’une lettre d’Aresberg ? Un de ceux qui l’accompagnaient, Polson, s’est sauvé en me narguant et en me montrant une enveloppe portant votre adresse, et, dans le coin, le nom du docteur Aresberg.

Mortimer ne répondait pas. Pierre continua :

— Ce soir-là, comme nous entendions des gémissements dans la maison, nous n’avons pas essayé de lui arracher la lettre, nous sommes entrés délivrer Lady McStainer et Minnie, et pendant ce temps, les voleurs s’enfuyaient.

— Vous avez dû bien vous ennuyer, n’est-ce pas, depuis lors ?

— Mais… commença de dire Pierre.

— Pardonnez-moi, reprit Mortimer, de vous avoir laissé si longtemps dans l’incertitude ; mais, vraiment, j’étais trop malade, je souffrais trop. Pardonnez-moi aussi de ne pas vous avoir remerciés assez, vous et vos amis, de votre dévouement…

Dolbret restait songeur.

— Je devine vos pensées, je devine vos hésitations. Quand on est jeune, on a peur de marcher, et parce qu’on a peur, on ne voit pas bien les choses, on ne les comprend pas parfaitement. Moi, j’ai vécu, j’ai souffert surtout ; et j’ai peut-être tort de dire « j’ai vécu », à moins que vivre ce ne soit souffrir. Comme je vous l’ai dit, je n’accepte pas vos hésitations, je ne veux pas entendre parler de vos scrupules, je ne veux vous entendre parler que d’une chose : de votre amour pour Berthe et de vos projets pour l’avenir. Pendant les quelques jours qui me restent à vivre, je veux que vous veniez me voir souvent et que vous me parliez d’elle. Je veux voir, avant de mourir, cette belle chose, des gens qui s’aiment, comme Catherine et moi nous aimions, il y a vingt ans.

Il se tut un instant, comme pour regarder dans le passé, puis il reprit :

— Voulez-vous que je vous parle un peu d’elle et de moi ?

— Oh ! oui, dit Pierre ; mademoiselle Berthe m’a dit votre chagrin, votre désespoir, elle m’a dit comme vous lui parliez souvent, dans son enfance, de sa tante, la belle Catherine de Cunha, et comme vous sembliez l’aimer…

— Oui, la belle Catherine de Cunha, la belle Catherine. Je la connus au Portugal, à Porto. La journée que je l’épousai, en la cathédrale de San Martinho, la nef ne fut pas assez grande pour contenir la foule de ceux qui voulurent la voir. J’étais jaloux de tous ces yeux qui la dévoraient, mais, en même temps, j’étais plein d’orgueil ; il me semblait que mon bras était assez fort pour la défendre contre dix mille hommes. Je ne fus pas assez fort pour la défendre contre les lagunes de Lourenço-Marquès. Un an après notre mariage, elle mourut, et, depuis lors, j’ai toujours vécu seul. Ma consolation, ç’a été Berthe. La pauvre enfant est venue souvent me voir dans ma solitude et chaque fois elle m’a fait du bien. Mais je mourrai sans la revoir, c’est mieux ; je ne veux pas attrister son bonheur, et je veux qu’elle vive, elle. Quand je serai mort, elle vendra Cedofeita ; jamais, elle ne l’habitera. C’est ma volonté.

Il se reposa.

— Allons, docteur, reprit-il, j’achève de vous ennuyer. Il me reste une chose importante à vous dire ; je vais vous donner la description de la grotte d’Halscopje.

— Vous en avez une copie ?

— Non, j’ai l’original.

— Mais il me semble qu’Ascot l’a pris.

— Vous avez vu l’enveloppe dans sa main ?

— Non, dans les mains de Polson, un de ses complices.

— Et comment était faite cette enveloppe ?

— Oblongue, portant votre adresse, et, dans le coin, le nom du docteur Aresberg.

— Il y a autre chose. Lorsqu’ils sont entrés dans ma chambre, avant de pénétrer dans le cabinet de travail, l’un d’eux a dit : « Je sais, c’est la première case de la deuxième rangée, à gauche ». Alors je me suis rappelé avoir donné ces indications à Berthe, un jour que je lui avais parlé du trésor. En effet, la lettre du docteur Aresberg avait été déposée dans cette case. Un an après l’avoir reçue, j’eus la curiosité de la rouvrir et je constatai qu’elle ne contenait pas la carte de la grotte d’Halscopje. Comme le docteur Aresberg m’avait fait promettre de me servir du trésor pour le bien du Transvaal, je lui écrivis pour l’avertir de cet oubli, et il m’envoya la carte en question. En même temps, il me donnait une prescription pour mes rhumatismes. De peur que le secret ne tombât en des mains étrangères, je mis la lettre en lieu sûr, avec la carte, et je laissai la prescription dans l’enveloppe, case première, deuxième rangée à gauche.

— Je comprends, dit Dolbret radieux ; Ascot court en ce moment vers Halscopje avec la prescription pour rhumatismes dans sa poche. Ma foi, voilà la meilleure vengeance qu’on puisse désirer.

Mortimer riait, d’un rire guttural, éteint, qui soulevait sa poitrine douloureusement. Montrant à Pierre une sorte de buffet sculpté, il lui dit :

— La carte est là, dans ce tiroir ; prenez-la et apprenez-la par cœur.

Et comme Pierre s’étonnait de cette recommandation :

— Oui, apprenez-la par cœur, il vaut mieux. Quand Ascot se sera aperçu qu’il n’a en sa possession que la prescription d’Aresberg, il ne se découragera pas. Je le connais : Ascot est un homme d’énergie, un homme intelligent et plein de flair. Il va vous guetter autour d’Halscopje ; il va essayer de vous tuer pour s’emparer de la carte. Il est donc plus prudent de ne pas la porter sur vous.

— Je comprends, j’avais déjà pensé à cette éventualité. Je prends la carte et demain je la remettrai en place ; nous la saurons par cœur, tous les trois.

— Non, vous ne la remettrez pas en place, vous la détruirez.

— Il sera fait comme vous l’ordonnez.

— Maintenant, vous pouvez partir, je suis fatigué. Venez me voir tous les jours, jusqu’à ce que je meure. Ça ne durera pas longtemps. Non, dans huit jours, peut-être moins, tout cela sera fini… Alors…

Mortimer s’arrêta et ferma les yeux. Il reprit :

— Alors, vous partirez pour Halscopje, et… vous la ferez heureuse, n’est-ce pas ?

Dolbret sentait sas yeux se mouiller. Il se mit à genoux, prit la main de Mortimer et la retint longtemps dans la sienne.

Le jour venait de finir, tout d’un coup, sans crépuscule. Pierre se retrouva avec ses amis au « Bussaco », petite chapelle enfouie sous les palmiers, près de la grille, sur le seuil de laquelle ils allaient s’asseoir tous les jours, pour causer.

— Eh ! bien ? demanda Wigelius, en le voyant revenir tout triste encore de l’entretien qu’il venait d’avoir avec Mortimer.

— Mes amis, je suis un chenapan.

— Fou, dit Stenson, parlez donc sensément, pour une fois.

— Je suis un chenapan, vous dis-je.

— Expliquez-vous, dit Wigelius. Avez-vous vendu le secret d’Halscopje, trahi le Transvaal, ou encore trompé Mortimer ?

— Non, je n’ai trahi personne ; tout ce que j’ai à vous dire, c’est que je suis un chenapan.

— Je ne le crois pas.

— Et voici pourquoi je suis un chenapan. Mortimer va mourir, il n’en a pas pour huit jours, et cependant je suis l’homme le plus heureux du monde !

— Rien de répréhensible là-dedans ; ce n’est pas votre faute, dit Stenson. Vous aimez, vous êtes aimé, et la fortune vous sourit probablement.

— Non seulement probablement, mais certainement. Les diamants de Kruger sont à nous, ou, pour être plus exact, ils vont être à nous.

— Quand je vous le disais, que tout n’était pas perdu.

— Vous aviez raison.

— Je le regrette, dit Wigelius, j’aurais aimé à vous amener en Finlande avec moi. Nous aurions chassé l’ours.

— Nous ferons une chasse aussi intéressante, dit Dolbret, dans les environs de Kimberley, une chasse au diamant ; et nous serons chassés nous-mêmes par la bande de Horner. Maintenant il nous reste une chose à régler : je pars avec vous mais à une condition expresse.

— Laquelle ? firent les deux amis en même temps.

— À la condition expresse que nous séparions les diamants en trois parts égales, une pour vous, Stenson, l’autre pour Wigelius, et la troisième pour moi.

— Alors, je ne vous accompagne pas, dit Wigelius.

— Ni moi non plus, dit Stenson.

— Je vous en prie, au nom de notre amitié, ne me refusez pas la joie de vous montrer de la reconnaissance.

— C’est impossible !

— Voulez-vous que je vous dise une chose ? Tout le long du voyage, quand je rêvais, vaguement, si vous voulez, aux diamants de Kruger, je pensais au bonheur que j’aurais de vous rendre ce que vous avez fait pour moi. Vous m’avez vêtu, vous m’avez donné votre amitié, vous m’avez sacrifié votre vie, pour ainsi dire, et vous me l’offrez encore une fois. Laissez-moi m’acquitter envers vous. Ce n’est pas un paiement que je vous offre ; vous m’aiderez à conquérir le trésor, et vous le partagerez avec moi.

Les deux amis ne répondaient pas. Wigelius se demandait comment il s’y prendrait pour faire comprendre à Dolbret le peu d’importance qu’il attachait aux millions de Kruger. Quant à Stenson, sa générosité le mettait au-dessus de la tentation, mais il n’était pas assez riche pour se montrer aussi indépendant que son ami. Chez lui, la lutte était plus sérieuse ; d’un côté il voulait refuser, tant l’idée de partager avec Dolbret, le pauvre diable, lui paraissait monstrueuse ; d’un autre côté, la perspective d’avoir sa part dans une fortune de deux millions et demi était bien faite pour l’ébranler. Mais Stenson, depuis l’aveu de son amour, semblait ne plus vivre ; il avait suivi Dolbret machinalement, comme pour ne pas rester seul ; il était allé à Durban sans s’occuper un instant du but de son voyage ni des intérêts de la maison Stenson et Waitlong. La tentation ne dura donc pas longtemps. Avec, dans la voix, une sorte de résignation, d’abandon, il dit à son ami :

— Je vous en prie, ne parlez pas de cela.

Et comme Pierre insistait, Wigelius mit fin à la discussion en disant :

— C’est bien, c’est bien, Pierre, vous êtes un cœur généreux, nous verrons après ; il sera toujours temps. Occupons-nous maintenant de préparer notre expédition. Il nous faut des chevaux, des carabines, des revolvers, des couteaux. Quelle partie de plaisir ! Et dire que votre bonheur est au bout de tout cela ! Voilà une chasse qui me plaît.

— Wigelius a raison, dit Stenson, il faut nous préparer.

— Nous avons encore le temps, reprit Dolbret, nous avons à attendre que le pauvre homme soit mort. Il n’en a pas pour longtemps, dans huit jours, tout sera fini. Du reste, il m’a parlé de l’expédition. Nous prenons le train jusqu’à Bloemfontein ; arrivés là, un homme sûr nous attend, qui nous servira de guide.

— Il vous a dit son nom ?

— Oui, Zémehul, un Zoulou dévoué corps et âme à Mortimer. Je vais le prévenir demain, par lettre, de notre arrivée prochaine.

— Par lettre ?

— Oui, par lettre ; quand je dis que je vais le prévenir, je m’exprime mal : ce n’est pas à lui-même que je vais écrire, ce serait peine perdue, il ne le saurait même jamais ; mais je vais écrire à un ami de Mortimer, qui demeure à Bloemfontein, et lui demander de mettre Zéméhul à ma disposition.

— Très bien.

— En même temps, cet ami de Mortimer nous tiendra des chevaux tout prêts, il nous donnera des carabines, des pistolets, tout ce qu’il faut pour une expédition de ce genre. Demain, je verrai à tout cela. Maintenant, bonsoir, j’ai besoin de repos.

— Et peut-être, ajouta Wigelius en souriant, avez-vous besoin aussi d’écrire à certaine demoiselle…

Dolbret serra la main à ses amis, qui restèrent à causer dans le jardin un instant, puis sortirent et prirent la direction de la ville. Vers onze heures, ils étaient de retour. Une étoile brillait dans la masse sombre du château : c’était la lampe de Dolbret.

— Vous ne vous êtes pas trompé, dit Stenson ; ce chançard de Dolbret écrit son poème quotidien à la belle Berthe Mortimer.