Mercier & Cie (p. 208-223).

XVI

L’ÂME D’UN PIANO


Le lecteur a compris le manège de Natsé. Quand il avait transporté la lampe de Lady Cordelia près de la fenêtre, ce n’était qu’un signal déguisé à Polson, caché dans le parc du château et attendant d’être averti pour entrer à son tour. Bilman et Ascot le suivirent et, un instant après, les quatre amis étaient au complet dans le boudoir où gisait Lady McStainer.

— Ne jugeriez-vous pas à propos de délivrer la vieille, dit Polson, en la montrant du doigt.

Lady McStainer eut un éclair dans les yeux en entendant son nom, le nom des MacStainer, prononcé avec tant d’irrévérence.

— Ah ! laissez-nous donc tranquille, vous, avec vos niaiseries, dit Bilman ; je suppose que vous allez vous déclarer le chevalier de cette vieille savate.

— Du reste, reprit Ascot, notre besogne n’est pas finie. Dites-nous un peu, mon cher Natsé, comment vous avez procédé ; nous n’avons pu vous parler depuis notre arrivée à Lourenço-Marquès.

— D’abord, dit Natsé, passons dans une autre pièce, il ne faut pas que nous soyons entendus.

— Vous avez raison, toujours raison.

Ils entendirent un bruit, quelque chose comme un grognement de chien.

— Pourtant, fit Polson, il m’avait semblé qu’il n’y avait pas de chien ici.

Il s’avança dans la direction de la porte d’entrée, tendit l’oreille et revint en disant :

— Ce n’est pas un chien, c’est la pauvre bonne qui geint. Est-ce que nous ne pourrions pas au moins l’asseoir ? ça ne nous nuirait pas.

— Ah ! tenez-vous donc tranquille, vous, cœur de cire, dit Bilman.

— Mais Polson ne l’écouta pas : il alla prendre Minnie et l’assit confortablement dans un fauteuil, sans toutefois la délier.

— Vite, vite, fit Bilman, venez par ici, le temps presse.

— Il se retrouvèrent dans une grande salle à manger aussi luxueuse que le boudoir de dame McStainer. Ils s’assirent et Natsé prit la parole :

— Commençons par le commencement. D’abord le télégramme a fait son effet ; Dewet n’a pas pris le train, mais cela nous a permis, à nous, de le prendre.

— Et a empêché ce nigaud de docteur de gagner du temps, dit Bilman. Il se promène probablement, à l’heure qu’il est, dans les rues de Durban, ou bien il est à pleurnicher sous les fenêtres de la moricaude. Il nous croit encore à bord du « City of Lisbon ». Ascot, vous être un maître ; sans vous, il nous damait le pion.

— Et sans Natsé.

— J’ai oublié de vous dire, continua le Japonais, que je m’étais mis en correspondance avec le maître du château pour lui demander de le faire évacuer et de nous laisser la place libre.

— Je ne comprends pas bien.

— Je dis « mis en correspondance » ; c’est une façon de dire. Vous savez que le miroir de Miss Mortimer m’a parlé, il y a quinze jours.

— Oui, en effet.

— Il m’a révélé les secrets de la jolie fille, il m’a fait voir qu’elle avait copié la lettre du Dr Aresberg pour son amoureux. En même temps, j’ai appris non seulement à lire son écriture, mais encore à l’imiter. Donc, avant de partir de Durban, j’avais préparé une lettre adressée à John Walter Mortimer et qui se lisait comme ceci : « Mon cher oncle, je débarque à Durban aujourd’hui. Pour des raisons que je vous donnerai plus tard, il n’est pas prudent que je continue jusqu’à Lourenço-Marquès par le bateau. Il serait même dangereux pour moi de m’y rendre en chemin de fer. Envoyez quelqu’un me chercher ; envoyez-moi votre bon vieux Verez et Catherine. Vous comprendrez, à mon retour, la raison de toutes ces précautions. J’ai hâte de vous embrasser.

Berthe Mortimer. »

— Admirable ! fit Bilman.

— Alors, vous voyez d’ici ce qui est arrivé : Le bonhomme lui a envoyé tous les hommes qu’il avait, c’est-à-dire quatre. La vieille Catherine est probablement morte, il a envoyé deux hommes pour la remplacer. Ces quatre hommes sont de bons tireurs, la vieille me l’a dit. J’ai donc eu raison de les éloigner. Sans cela nous aurions eu fort à faire, nous aurions même été obligés d’abandonner notre projet, pour le moment du moins. Mortimer a commis l’imprudence, lui impotent et malade, de rester ici seul avec une vieille folle et une bonne.

— Mais comment diable, dit Polson, avez-vous pu recueillir tant de renseignements sur ces gens-là.

— J’ai fait la cour à Berthe, la belle Berthe.

— En effet, vous étiez le rival de Horner.

— Mais où est-il Horner ?

— Nous n’en savons rien.

— Il ne m’a pas dit où il allait, dit Bilman, mais je m’en doute bien. Cet imbécile de Horner est suspendu, lui aussi, aux jupes de Berthe Mortimer. Il aime à poser pour les dames, il fait des yeux, il roucoule, il tourne des phrases, il s’attife comme une demoiselle ; tenez, je vous parie qu’il était au comble du bonheur d’être habillé en évêque. Horner ne vaut pas cinq sous contre une femme.

— Vous, dit Polson, vous expliquez tout par votre rage contre les femmes ; vous posez au « woman hater » des romans de famille.

Ascot les interrompit :

— Allez, Natsé, allez, le temps presse.

— Il fallait ensuite m’introduire ici. Rien de plus facile. Je connaissais l’histoire de Mortimer un peu et celle de la vieille folle, la tante de Mortimer ; alors je me présente à Lady Cecilia, Cornelia MacStainer — c’est le nom de la vieille — avec une lettre de recommandation de Miss Berthe Mortimer,

— Et on vous a cru ?

— Oui. Cependant, il y a une chose qui m’intrigue. La lettre disait, ou plutôt je disais dans la lettre écrite par Miss Mortimer, que le porteur gagnait sa vie à accorder les pianos et que l’on ferait plaisir en l’encourageant. En lisant cela, la vieille dame a été prise d’un accès de fou rire, elle a failli en crever. Et pourtant, je ne vois rien de ridicule dans le métier d’accordeur de pianos. La chose était d’autant plus plausible que Mortimer — c’est Berthe qui me l’a dit — à quatre ou cinq grands pianos dans le château.

— Nous allons voir ça, dit Ascot.

— Oui, reprit Polson, il est temps que nous visitions la maison ; je crois que nous avons tort de nous reposer avant d’avoir fini complètement notre besogne.

— C’est vrai, répondit Ascot. Dites donc, Natsé, vous savez, n’est-ce-pas, où se trouve le plan de la grotte d’Halscopje ?

— J’en suis sûr comme de ma mort. J’ai entendu Miss Berthe dire à Dolbret : « Mon oncle m’a montré du doigt la case où se trouve le plan ; il se trouve dans la première case à gauche, deuxième rangée ». Et cela est dans le cabinet de travail de Walter Mortimer.

— Eh ! bien, allons-y.

— Oui, dépêchons-nous dit Polson, Natsé finira de nous raconter ça, une fois que nous serons hors d’ici. Nous avons déjà perdu trop de temps à flâner dans la ville ; nous aurions dû venir ici tout de suite en arrivant, à midi.

Ils se levèrent tous quatre, sortirent de la salle à manger et se trouvèrent dans un long corridor éclairé par deux lustres.

— S’il y avait moyen de voler le château, dit Bilman, ce serait une belle prise ; c’est tout simplement une merveille de luxe.

— Écoutez, fit Natsé en les arrêtant d’un geste, j’entends des plaintes.

— Tiens, une cloche électrique qui sonne. Allez donc voir ce qui arrive.

— Natsé retourna sur ses pas ; Minnie était toujours dans l’entrée et la vieille dans le boudoir. Le même bruit de sonnerie frappa encore son oreille ; mais cette fois il était tout près de lui. Il rejoignit ses compagnons immédiatement.

— Eh ! bien ? demanda Ascot.

— Je vois ce que c’est : nous ne devons pas être loin de la chambre de Mortimer ; le timbre a sonné dans le boudoir, ce doit être le malade qui appelle. Du reste les plaintes continuent.

En effet, on entendait vaguement un gémissement. Mortimer devait appeler depuis longtemps probablement, mais, comme on le sait, personne ne pouvait lui répondre.

Ils poussèrent une porte pratiquée dans le mur, à leur droite ; elle céda et, dans l’ombre, il aperçurent une immense salle. Par six fenêtres donnant sur le parc, une lumière blafarde pénétrait à l’intérieur et se reflétait sur de grandes boîtes alignées régulièrement.

— Tiens, Natsé, fit Bilman, voici votre affaire.

— Hein ?

— Voici votre affaire ; si vous voulez accorder des pianos, vous avez là ce qu’il vous faut.

Il frotta une allumette. La petite lueur leur fit voir une longue file de grands pianos à queue rangés comme des cercueils dans un charnier.

— Mais elle avait raison, dit Natsé la demoiselle Berthe, elle avait parfaitement raison. Alors, je ne voit pas pourquoi la vieille a ri si fort en lisant la lettre de sa nièce.

— Tiens, drôle de piano, fit Polson, qui venait d’en ouvrir un, le premier venu, près de la porte.

— Singulier en effet, dit Ascot.

Natsé et Polson se penchèrent pour voir a l’intérieur de la boîte ouverte, puis ils se regardèrent en riant :

— Singulier, pas de cordes, pas de table d’harmonie, rien, une boîte vide ; vous comprenez, maintenant, Natsé, pourquoi la vieille a ri de vous. Il n’y a pas plus de pianos à accorder que sur la main. Voyons les autres.

Et il se mirent, chacun de leur côté, à soulever les couvercles des boîtes noires. Elles étaient toutes vides.

— By Jove ! fit tout à coup Ascot, au fond de la salle.

En même temps, il laissa retomber violemment le couvercle d’un piano qu’il venait d’ouvrir.

— Devenez-vous fou, dit Bilman, vous allez gâter toute l’affaire. Tiens, allons-nous-en.

— Par ici, par ici, dit Ascot, venez voir.

— Mais enfin, qu’est-ce que vous avez ? avez-vous vu le diable ?

— Je n’ai pas vu le diable, mais il s’en faut de peu.

Ils firent de la lumière et soulevèrent à nouveau le couvercle de l’instrument.

— Voyez, dit Ascot.

À la lueur vacillante de l’allumette, ils aperçurent, bien couchés et attachés par des courroies au fond de la caisse du piano, les canons et la chambre de charge d’une mitrailleuse Maxim. Les gueules multiples étaient là, braquées sur eux dans l’ombre où l’acier jetait des blancheurs. Ces hommes, accoutumés pourtant à tout oser et à tout braver, reculèrent à cette vue. Ce mouvement était plutôt produit, sans doute, par l’étrangeté de la découverte que par la frayeur qu’elle pouvait leur causer.

— Je n’aurais jamais cru qu’une allumette pût donner tant de lumière, dit Bilman.

— Et comment ? demanda Polson.

— Mais oui vous comprenez maintenant, je suppose, le dévouement de Walter Mortimer pour la république du Transvaal ?

— Je me souviens, en effet, dit Polson.

— Voilà comment le nommé Walter Mortimer travaillait pour la république du Transvaal !

— Pas si bête ! dit Ascot. Le vieux ne m’avait pas dit cela. Ah ! je comprends tout maintenant. Rusé, rusé, celui-là. Pas bête, le Portugais.

— En a-t-il fait avaler de bonnes aux Anglais ?

— Allons le féliciter, dit Ascot.

— Et lui demander en même temps la carte d’Halscopje, ajouta Bilman.

Natsé, seul, ne disait rien.

— Qu’est-ce qui vous rend si pensif, mon cher Natsé, dit Bilman.

— Je songe, répondit Natsé, à la joie de Lady Cecilia, Cordelia, Cornelia McStainer quand elle a appris que je venais ici pour accorder des pianos. Ma foi, en voilà une bonne. Mais, comme dit Bilman, nous perdons notre temps à visiter la maison, il vaudrait mieux, je crois, voir aux affaires, d’abord.

— Allons, dit Ascot, je connais le chemin. Le bonhomme n’a jamais voulu me laisser entrer dans cette grande salle, et pour cause. Mais je connais son appartement à lui, il est de l’autre côté du corridor, à gauche, au fond. Il y a d’abord sa chambre à coucher, puis le cabinet de travail. Je me demande quelle binette il va faire quand il va me revoir, surtout en votre compagnie.

Il va falloir le mettre dans l’impossibilité de nuire, dit Polson.

— C’est fait, dit Ascot, il est paralysé ; il ne lui reste qu’une main et la tête de valides.

— Tant mieux, allons !

Ils sortirent. De temps à autre, on entendait un faible gémissement venant du boudoir et du passage.

Ascot frappa un léger coup à la porte de la chambre où reposait Mortimer. Il n’avait pas eu de peine à la trouver ; d’abord, comme nous venons de le voir, il connaissait cette partie du château pour y être venu autrefois, quand il était employé aux douanes portugaises, et, de plus, tout au fond du corridor, un rayon de lumière passait par l’entre-bâillement de la porte. Une voix faible, mais où perçait malgré tout la colère, répondit au coup frappé par Ascot :

— Enfin, méchante fille, enfin ; vous voulez donc me laisser mourir, il y a une demi-heure que j’appelle, que je sonne, que je crie…

La semonce, destinée sans doute à la pauvre Minnie, fut interrompue par un cri : le moribond venait de voir le visage bien connu d’Ascot, par-derrière lui, la silhouette de Polson, puis la face de Natsé grimé en Français du midi, et la physionomie narquoise de Bilman. Toute l’horreur d’un cauchemar se peignit sur ses traits. Il chercha chaque côté de lui, puis regarda de nouveau ceux qui entraient. Un drame indescriptible se passait dans son âme. Il venait de comprendre que quelque chose d’insolite se passait chez lui : le silence de la bonne, puis, à cette heure la présence de ces hommes, c’était chose inouïe, surtout dans ce château où, depuis sa maladie, personne ne venait, si ce n’est le médecin. Mortimer n’en avait plus que pour quelques semaines ; déjà la mort se devinait sur son visage décharné et dans le son de sa voix qui râlait par moments. Il reconnut Ascot :

— Est-ce vous, Ascot, qui venez ici en malfaiteur ?

Ascot ne tenait pas à discuter la moralité de son acte, surtout avec un homme qui avait été son protecteur. Il se tourna vers ses compagnons et leur dit :

— Messieurs, veuillez passer dans la pièce voisine et prendre ce qu’il vous faut — il appuya sur les mots « qu’il vous faut » — dans le secrétaire qui doit se trouver au fond du cabinet. Vous vous souvenez, Natsé : première case, deuxième rang à gauche.

À ces mots, Mortimer rougit, sa face, si pâle, s’empourpra ; il oublia que la maladie le clouait sur son lit et il fit un effort surhumain pour en sortir ; la seule main qui lui restât se crispa pour étreindre le bois du lit, et il fit un bond. Mais c’était peine perdue, il alla rouler par terre, sans force, impuissant à rien faire pour sa défense. Ascot le prie dans ses bras et le remit sur le lit. Mortimer se laissa faire, mais une fois couché, comme Ascot se redressait, il lui prit l’oreille et la tira avec tant de violence qu’elle céda presque. Ascot se dégagea en disant :

— Je ne vous veux pas de mal, monsieur Mortimer.

— Misérable !

— Vous voyez que je ne vous veux pas de mal ; vous m’avez blessé et je ne me venge pas…

— Misérable ! rugit encore Mortimer.

— …Du reste, non seulement je ne vous veux pas de mal, mais je ne veux pas non plus vous dépouiller ; ce n’est pas ce qui vous appartient que je veux…

— Misérable ! râlait Mortimer, ah ! le misérable ! ah ! j’aurais dû mourir plus tôt.

— Si vous voulez m’écouter.

— Non ! Ascot, non ! Prenez tout ce que vous pourrez ici, mais sortez, sortez.

Sa tête retomba sur l’oreiller ; il était épuisé. En ce moment Bilman rentrait tenant une lettre à la main. Il dit à Ascot :

— Partons, j’ai ce qu’il nous faut.

Et il exhiba une enveloppe scellée portant au coin de gauche les mots « Dr Aresberg, Prétoria. »

— Êtes-vous bien sûr que c’est ça ? dit Ascot.

— Parfaitement ; voyez plutôt l’oblitération du timbre.

Ascot lut à haute voix : Prétoria, 27 juillet 1898.

— Filons, reprit Bilman, j’ai entendu du bruit de l’autre côté.

Ascot montra son oreille à Bilman, puis se tournant vers Mortimer :

— Adieu, Mortimer, j’ai ce qu’il me faut ; je vous pardonne votre méchanceté.

— Canaille, c’est vous qui avez assassiné les courriers d’Aresberg en 1897. Ah ! je le vois bien maintenant. Sortez, misérable, sortez, volez tous les trésors du Transvaal ; mais sortez d’ici.

Ils n’avaient pas besoin de cette permission et les mots se perdaient dans la gorge du mourant qu’ils étaient déjà retournés dans le boudoir.

— Bonjour, la vieille, dit Bilman en passants.

Polson resta en arrière, puis prenant Lady McStainer dans ses bras, il la coucha sur un divan et lui ôta son bâillon. Mais la pauvre vieille ne s’en aperçut même pas. Il ôta aussi le bâillon qui cachait la jolie bouche de Minnie, et rejoignit ses compagnons.

— Filons, maintenant, cria Ascot.

Ils se précipitèrent tous les quatre vers la porte. Au même moment le heurtoir retomba lourdement par trois fois, à intervalles rapprochés.

— Nous sommes perdus, dit Polson.

— Avance toujours, dit Bilman, sortons d’ici.

Il ouvrit la porte qu’il envoya battre, contre le mur.

Un cri de surprise et de rage sortit à la fois de sept poitrines d’hommes : Bilman et ceux qui le suivaient venaient d’apercevoir Dolbret, Stenson et Wigelius. Ascot cria encore une fois :

— Filons !

En disant ces mots, il déchargea son pistolet en l’air.

Surpris, Dolbret, qui était le premier en avant, le laissa passer. Mais il se ressaisit tout de suite et essaya de barrer le chemin à Polson qui le renversa par terre d’un coup de poing. Il fut debout à nouveau en un clin d’œil et saisit son agresseur à la gorge, mais Polson se dégagea et cria à Ascot :

— Sauve-toi avec la lettre !

Ces paroles mirent Dolbret hors de lui-même ; il lâcha Polson pour se rabattre sur Ascot, mais celui-ci était déjà loin. Wigelius était en train de faire un mauvais parti à Bilman. Quant à Natsé, il avait complètement mis Stenson hors de combat. La lutte était inégale et du reste, elle aurait été sans fruit pour Dolbret. Elle fut interrompue par des cris et des pleurs venant de l’intérieur de la maison.

— Ah ! mon Dieu, dit Pierre, ils ont fait quelque malheur. Lâchez prise Wigelius, et entrons.

Polson sortit une enveloppe de sa poche et, la montrant à Dolbret :

— Tiens, regarde, la voilà la lettre.

Il se sauva en riant, Bilman et Natsé le suivirent et les quatre compagnons disparurent dans l’allée.

Les cris continuaient de se faire entendre à l’intérieur. Dolbret et ses amis y pénétrèrent. En entrant, ils aperçurent Minnie pâle, assise au même endroit. Dolbret lui demanda :

— Est-ce qu’on vous a fait du mal ?

Mais elle ne pouvait répondre, ses yeux seuls parlèrent : ils se remplirent de larmes. Dolbret vit alors la ficelle enroulée autour de ses jambes et de ses bras et il s’avança vivement vers elle. En un instant, aidé de Wigelius et de Stenson, il lui rendit la liberté de ses mouvements. Minnie éclata en sanglots et étendit le bras dans la direction du boudoir.

— Qu’y a-t-il, mon Dieu, dit Dolbret, un autre malheur ?

— La pauvre fille ne peut parler, elle est quasi morte, dit Stenson ; allons plutôt voir nous-mêmes.

Ils passèrent au boudoir où Minnie les suivit. La bonne, en entrant, dit à sa maîtresse :

— N’ayez pas peur, Lady McStainer, ce sont des amis. Puis se retournant vers eux :

— Occupez-vous, s’il vous plaît, de Lady McStainer, tandis que moi, je vais aller voir ce que devient monsieur Mortimer, Ah ! mon Dieu, mon Dieu, ils l’ont peut-être tué !

— Tué ? vous dites tué ? Où est-il ?

— Là, fit la bonne en montrant le corridor.

Dolbret la laissa partir et s’occupa de donner ses soins à Lady McStainer.

— Ah ! monsieur, dit la vieille, quand elle eut repris assez de force pour parler, ah ! monsieur, jamais la famille McStainer n’a subi d’humiliation semblable.

Elle éclata en sanglots :

— Et mon pauvre Walter, ils l’ont tué, sans doute.

Minnie revenait en disant :

— Monsieur Mortimer n’a pas eu de mal ; il veut vous voir, Lady McStainer, et se faire raconter tout ce qui s’est passé.

— Monsieur, dit Lady McStainer, en s’adressant à Pierre, donnez-moi votre bras, que je me rende à ma chaise.

Pierre fit ce qu’on lui demandait, mais comme la pauvre vieille avançait bien difficilement, il la prit dans ses bras et la plaça dans sa chaise à roulettes.

— Merci, monsieur, merci. Maintenant rendez-moi un autre service.

— Volontiers, madame

— Poussez la chaise devant vous.

— Par ici, fit Minnie.

Ils se mettaient en marche, quand Lady McStainer les arrêta :

— Messieurs, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, et il ne sied pas à une McStainer de parler à des personnes qui ne lui ont pas été présentées.

Pierre salua en disant :

— Pierre Dolbret, de la cité de Québec, Canada, médecin et employé de la maison Pâquet.

Puis se tournant vers ses amis :

— Monsieur John Stenson, de Philadelphie, représentant de la maison Waitlong et Stenson ; monsieur Anton Wigelius, d’Helsingfors, en Finlande, seigneur de Rysenberg, près Borga.

En entendant les titres de Wigelius, Lady McStainer eut un sourire de satisfaction ; elle avait l’air de se retrouver en pays de connaissance. Pierre ajouta :

— Nous sommes envoyés par Miss Berthe Mortimer pour protéger la vie de son oncle, et, madame, je crois que nous sommes arrivés juste à temps pour nous acquitter de notre mission.

— Et qui me prouve que vous me dites la vérité, monsieur ?

— Madame ! s’exclamèrent les trois amis.

— Je veux bien vous croire, mais les assassins qui nous ont surpris tantôt se disaient aussi envoyés par Miss Berthe.

— J’ai des preuves, dit Dolbret, et si on veut bien m’accorder une entrevue avec monsieur Walter Mortimer, je fournirai ces preuves ;

Il tira en même temps un bout de papier de sa poche.

— L’autre avait aussi une lettre, dit Lady McStainer.

— De Miss Mortimer ?

— Oui, de Berthe elle-même.

— C’est impossible.

— Tenez, fit Lady McStainer en lui tendant la lettre remise par Natsé, voyez plutôt.

— Madame, dit Dolbret après avoir examiné la feuille de papier, c’est exactement l’écriture de mademoiselle Berthe, mais ce ne peut être elle qui ait écrit cette lettre.

— Et comment pouvez-vous le dire ?

— Celui qui l’a apportée ne s’appelle pas Aram Busbay ; il n’y a pas un de ceux qui sont sortis d’ici tantôt qui porte ce nom. Nous les connaissons parfaitement, ce sont des imposteurs. Maintenant, outre la lettre de Miss Berthe, j’ai une autre preuve de ma tonne foi.

— Et laquelle ?

— Un mot de passe.

— Un mot de passe ?

— Oui, madame, un mot de passe, un mot portugais, que je ne comprends pas, mais que je me rappelle très bien. Mademoiselle Berthe m’a dit : Si l’on doutait de votre identité, de votre bonne foi, dites à mon oncle que vous avez un mot de passe qu’il me donnait lorsque j’étais enfant, et vous serez bien reçu.

— Alors dites le mot de passe, monsieur.

— Cedofeita !

— Cedofeita, répéta la vieille dame avec un accent amer, Cedofeita ! Oui, si Berthe vous a dit ce mot, si elle vous a parlé de notre pauvre Catherine, c’est que vous êtes digne de sa confiance.

Elle se tut un instant, et reprit :

— Allons, allons voir mon pauvre Walter.

Et la petite caravane se mit en marche.