Mercier & Cie (p. 239-254).

QUATRIÈME PARTIE


XVIII

DANS LE VELDT


De Pretoria à Bloemfontein, il y a à peu près cent-vingt lieues de chemin de fer. Dolbret et ses compagnons avaient pu voyager jusqu’à la capitale du Transvaal sans difficulté, et le trajet jusqu’à Bloemfontein serait certainement sans incident, car la route était encore au pouvoir des Boers. Du reste, depuis leur arrivée en Afrique, ils ne s’étaient presque pas aperçus du bouleversement qui s’était opéré dans la contrée. D’abord, ils avaient passé la majeure partie du temps en pays portugais, puis, bénéficiant des relations de Mortimer, ils pouvaient circuler en pays boer sans danger d’être inquiétés, ce qui était un immense avantage pour la besogne qu’ils avaient à faire. Le péril était encore loin ; il ne commencerait, à vrai dire, qu’à Bloemfontein, une fois dans le veldt. Là, il faudrait être prudent, éviter les sentiers fréquentés, se garer des détrousseurs, des bandits qui suivent toujours les armées ou des déserteurs que la nécessité a faits bandits ; il faudrait fuir le voisinage des combattants, ne pas offrir sa poitrine à une balle perdue ou à un éclat de shrapnell égaré. En effet, dans un rayon de cent milles autour de Kimberley, la lyddite faisait rage, vers le milieu de février dix neuf cent, époque à laquelle, après la mort de Walter Mortimer, nous retrouvons nos trois amis sur le chemin de la capitale de l’État d’Orange.

Le train qui les emportait roulait à toute vitesse au milieu des éclairs et du tonnerre ; il faisait nuit et, depuis deux heures de l’après-midi, la tempête hurlait sans désemparer. La pluie tombait comme par blocs, on eût dit qu’elle était jetée sur le sol du haut de grands réservoirs renversés tout d’un coup. Les petits wagons semblaient ne conserver leur équilibre, sur la voie étroite et très élevée, que grâce à leur vitesse excessive. Dans toute sa longueur, le train était secoué violemment et il frémissait comme une gaule sous l’action de son propre mouvement et sous le souffle de l’ouragan. Dolbret, d’abord surpris, puis effrayé de ce déchaînement des éléments, avait fini par l’admirer. À tout instant il tirait Stenson par la manche et lui montrait les pics énormes de Drakensbergs, se profilant au loin, derrière les monts Quatlamba qu’un sillon de feu illuminait magnifiquement pendant une seconde. Puis tout retombait dans l’obscurité et la foudre, éclatant comme des centaines de décharges d’artillerie, faisait un effet encore plus terrifiant, dans cette nuit noire et impénétrable. Seuls dans leur compartiment, Dolbret et ses amis causaient, quand le sifflement de la tempête leur permettait de se comprendre. Vers minuit, Dolbret, qui s’était assoupi, fut éveillé par l’arrêt du train à Brandfort.

— Monsieur le chasseur d’ours, dit-il à Wigelius, j’ai une faim de loup ; est-ce que le bon Verez n’aurait pas, par hasard, prévu le cas ?

— Oui, dit Wigelius en prenant sous le siège un sac assez lourd.

— Lady McStainer, dit Stenson, a donné des ordres pour que nous ne manquions de rien.

— Pauvre vieille, dit Dolbret, j’ai bien peur qu’elle ne suive Mortimer de près.

— Vous croyez ? pourtant, malgré ses infirmités, elle semble vouloir vivre indéfiniment.

— Non ; le lendemain des funérailles de Mortimer, lorsque nous sommes allés la voir, elle avait l’air d’une morte ; elle n’en a pas pour un mois.

Il achevait de parler, quand un grondement étrange retentit dans l’orage qui s’apaisait.

— Avez-vous entendu, docteur ? dit Wigelius.

J’entends quelque chose, on dirait un mugissement.

— Non, reprit Stenson, c’est le tonnerre qui gronde encore au loin.

Le grognement se répéta.

— Drôle de tonnerre, tout de même.

— Ce sont des bœufs, dit Dolbret.

— À moins que ce ne soit un lion, fit Wigelius.

— Ce n’est pas le cri du lion ; vous n’avez donc jamais entendu rugir un lion ?

— Oui, en cage, mais pas en liberté. Du reste, il est facile de voir que ce sont des bœufs, ajouta Wigelius en se mettant le nez à la fenêtre. Regardez plutôt.

La tempête recommençait. À la lueur des éclairs, ils virent, s’allongeant à perte de vue entre les broussailles et les rochers, une suite de wagons traînés par des bœufs ; de chaque côté de la caravane, des hommes armés marchaient. Ils pouvaient être une couple de mille. À chaque coup de foudre, les bœufs, effrayés, levaient la tête et lançaient dans l’immensité du veldt de longs beuglements qui ajoutaient encore à l’horreur de l’ouragan.

— De belles bêtes, dit Wigelius.

— Cela représente des centaines de mille dollars, ajouta Stenson.

— Dolbret ne disait pas un mot. Il demeurait les yeux fixés sur la longue traînée qui allait s’effaçant dans la nuit. Depuis son départ du pays, la vie de lutte continuelle qu’il avait menée avait modifié son caractère ; il s’était cuirassé contre sa propre sensibilité et il allait droit à son but sans voir les obstacles, ou du moins sans y attacher trop d’importance ; le danger à courir ne lui semblait être qu’une distraction, un incident plein de sel. Mais pour un moment, son tempérament de poète, d’indolent, venait de reprendre ses droits. Il venait d’apercevoir un côté de la vie de combat et de souffrances des braves Boers ; il avait compris en un instant ce que c’était que de prendre le fusil et de s’en aller dans la plaine et dans la montagne se faire tuer pour le pays ; il avait vu par la pensée les femmes laissées seules à la ferme avec les tout petits enfants, les champs abandonnés, la vie heureuse finie pour toujours peut-être, et, pour avenir, l’esclavage, la domination étrangère. Il n’osait se retourner ni répondre à ses amis, de peur de trahir l’émotion qui l’étreignait.

— Qu’avez-vous, mon ami ? dit doucement Stenson.

— Ah ! vous ne pouvez comprendre cela, vous, vous ne pouvez comprendre cela.

— Pourtant, il me semble…

— Oui, je sais que vous sympathisez avec les Boers, mais vous ne pouvez comprendre ce que la vue de ces pauvres gens a réveillé de sentiments en moi. Ce qui me révolte, c’est qu’il y a de mes compatriotes qui sont venus se battre contre eux. C’est horrible, c’est inconcevable.

— Il y a José, essaya de dire Wigelius.

— En effet, il y a José. Lui, je ne lui en veux pas, il n’a rien compris à toute cette affaire.

— Je ne sais pas ce qu’il devient, dit Stenson.

— Savez-vous que j’en suis inquiet. Pourtant, mademoiselle Berthe m’a écrit qu’il l’avait retrouvée et qu’elle lui avait dit de me rejoindre à Lourenço ; elle lui a même donné de l’argent.

— Oui, je me souviens, le jour de notre départ.

— Et c’est le même jour que Horner est allé la menacer, dans le couvent.

— Au fait, ce Horner n’était pas avec ses amis, le soir de notre arrivée à Cedofeita,

— Que diable peut-il être devenu ?

— Il n’aura pas osé revoir ses compagnons, après avoir essayé de les trahir.

— Oui, trop honnête homme pour cela.

Le train entrait en gare, comme Dolbret rendait cet hommage à son rival.

Une heure plus tard, les trois compagnons, installés confortablement dans un hôtel de Bloemfontein, dormaient d’un profond sommeil. L’orage avait cessé et le soleil se levait, splendide.

Une grande excitation régnait dans la ville. On était au vingt-cinq février. Roberts travaillait à opérer un mouvement tournant contre le camp de Cronjé ; Bloemfontein, le principal point d’appui des Boers, se trouvait, comme conséquence, le centre d’une activité extraordinaire, et la vie de la population en était toute bouleversée. La ville était devenue cosmopolite ; l’hôtel où était descendu Dolbret était une Babel beaucoup plus authentique que la vraie Babel : on y entendait parler toutes les langues, avec l’anglais et l’afrikander comme dominantes.

Vers midi, Dolbret et ses amis étaient à flâner sous la verandah, regardant passer tantôt une escouade de cavaliers boers, la carabine à l’épaule et le cartouchier en bandoulière, tantôt des convois de bœufs aguillonnés par des femmes et même des enfants ; puis un officier allemand ou français, attaché militaire, cherchant son cheval enlevé par un Boer peu délicat.

Tout à coup Dolbret s’entendit interpeller :

Well, doctor, what have you decided ?

Il se retourna : Horner était là, derrière sa chaise longue, attendant la réponse à sa question.

Stenson et Wigelius furent debout en une seconde, prêts à s’élancer sur le bandit, mais leur élan se ralentit à la vue de Dolbret, impassible et calme comme si rien n’était arrivé.

— Vous ne connaissez pas Horner ? dit Stenson.

— Parfaitement, répondit Dolbret en se levant, Si vous voulez me suivre dans ma chambre, je donnerai ma réponse à monsieur Horner.

Wigelius et Stenson s’interrogeaient du regard. La conduite de leur ami paraissait si étrange qu’ils ne savaient s’ils devaient lui obéir ou exiger des explications. Ils se demandaient si Dolbret avait changé d’idée, s’il consentait à transiger avec un homme comme Horner, et ces soupçons les torturaient. Mais ils étaient entrés, suivis de Horner, et tous s’étaient assis, sauf Dolbret qui prit la parole le premier.

— Bien, monsieur Horner, quelles propositions avez-vous à nous faire ?

— Les mêmes que je vous ai faites à Durban, le jour de votre départ.

— Oui, je me souviens, même je me souviens des arguments que vous avez employés pour me convaincre. Si j’ai bonne mémoire, vous m’avez mis le pistolet sous le nez, et, comme vous n’avez pas réussi à m’intimider, vous êtes allé tenter la même chose chez mademoiselle Mortimer. Non seulement vous avez essayé de lui arracher le secret du trésor de Kruger, mais vous lui avez offert votre amour.

Il s’enflammait à mesure qu’il parlait ; le souvenir de l’insulte faite à sa fiancée lui fit monter les invectives à la bouche ; il s’avança, menaçant, vers Horner. Stenson et Wigelius s’étaient levés à leur tour ; ils commençaient maintenant à comprendre pourquoi Dolbret les avaient amenés là, pourquoi il avait semblé vouloir traiter avec son ennemi.

Pierre prit deux pistolets dans une sacoche et s’avança vers Horner en disant :

— Aujourd’hui, maître Horner, c’est moi qui ai le dessus, ou plutôt qui pourrais l’avoir, si j’étais un bandit comme vous. Et si la force me manquait, voici mon ami qui me remplacerait.

Wigelius, en effet, venait de sortir de la poche de son pantalon un gros revolver ; Stenson en avait fait autant. Horner, pâle, n’osait se lever de son siège. Pierre ajouta :

— Sortez d’ici maintenant, monsieur Horner, et ne vous retrouvez jamais sur son chemin, ou je ne sais pas si j’aurai toujours la même pitié pour vous ; je pourrai, vous écraser, mais je ne veux pas le faire, par humanité.

Horner se leva ; avant de sortir il dit à Dolbret :

— Vous vous repentirez de ce que vous faites, monsieur le docteur ; je suis tenace et j’ai d’autres moyens à ma disposition. D’ailleurs, ma présence ici vous prouve que vous êtes suivi de près.

Comme il s’en allait, Pierre lui dit en riant :

— Vos menaces ne me font pas peur ; au lieu de courir après le trésor de Kruger, vous feriez mieux de soigner vos rhumatismes, vous avez une bonne prescription du médecin.

Mais Horner avait déjà disparu.

Dans l’après-midi, Dolbret reçut un billet qui contenait ces simples mots :

« J’ai fait arrêter P’tit-homme comme déserteur, à Durban ; il a été fusillé. Horner ».

Pierre se cacha la tête dans les mains et pleura. Debout près de lui, ses amis le regardaient sans parler ; toute consolation aurait été vaine, Dolbret avait besoin de pleurer. Depuis son départ du pays, c’était le premier grand malheur qui le frappait. Il lui semblait que, P’tit homme disparu, la solitude se faisait autour de lui et que le désert, ce désert qu’il ne connaissait pas encore, s’agrandissait. Il se reprochait de ne s’être pas assez inquiété de son fidèle compagnon, de celui qui l’avait sauvé et s’était dévoué corps et âme à son bonheur. Puis c’était pour lui un regret cuisant, en songeant à sa fortune extraordinaire, de voir que le pauvre diable de soldat ne la partagerait pas, mais qu’au lieu de vivre heureux, après avoir lutté, il était mort misérablement, sans presque comprendre pourquoi, frappé par douze balles impitoyables. Ce fut à travers des sanglots qu’il dit :

— J’aurais dû tuer ce chien de Horner.

L’ami de Mortimer fut fidèle à sa promesse. Prévenu de l’arrivée des trois compagnons, il leur envoya, vers le soir, le guide Zéméhul. C’était un homme superbe, aux épaules larges, — un peu trop hautes peut-être, — aux biceps formidables et aux mains puissantes. Sa démarche annonçait la force et la souplesse. Comme tous ceux de sa race, Zéméhul était très habile aux exercices du corps. Dolbret en eut une preuve dès l’instant de son arrivée. Comme il était dans la cour de l’hôtel à examiner les chevaux, il demanda au Zoulou :

— Tu connais bien le pays ?

— Oui, très bien.

— Et tu n’as pas peur de monter à cheval ?

D’un bond Zéméhul fut en selle.

Dolbret n’attendit pas la réponse à sa question. « Pourvu, pensait-il, qu’il ne me fasse pas subir le même interrogatoire, à mon tour ».

Depuis une dizaine d’années, il avait négligé l’équitation, si on peut appeler équitation les courses qu’il avait faites dans sa jeunesse, monté à poil sur des chevaux de trait fourbus par la charrue et le rouleau. Mais tout bon cavalier doit commencer par aller à poil et c’est ce qui donnait de l’aplomb à Dolbret : il n’aurait qu’à mettre en pratique les principes appris autrefois. Wigelius et Stenson, des connaisseurs, ne se lassaient pas d’admirer les belles bêtes mises à leur disposition. C’étaient des produits superbes acclimatés depuis longtemps en Afrique-sud et pouvant résister indéfiniment, comme en leur pays d’origine, aux variations de température et à tous les autres inconvénients du climat semi-tropical ; c’étaient ce que l’on appelle, là-bas, des chevaux « salés », c’est-à-dire acclimatés. Les selles étaient munies de fontes garnies de revolvers et de gourdes que l’on remplirait d’eau au moment du départ.

Vers neuf heures, les quatre cavaliers partirent. Le ciel était pur et plein d’étoiles. Une fois hors de la ville, ce fut tout de suite le désert. Presque pas de végétation si ce n’est, de temps en temps, des brousses et des buissons, ou encore des troncs d’arbres brûlés, à côté desquels de nouveaux rameaux essayaient de prendre vigueur. Dolbret était pensif, presque triste. Le fonds de scepticisme et d’ironie dont était fait son caractère remontait à la surface et le remplissait d’inquiétude. Par moments il se demandait s’il était autre chose qu’un don Quichotte moderne, parti à la recherche des aventures, courant après d’imaginaires royaumes, soupirant pour de ridicules Dulcinées. Mais la bonne humeur lui revenait quand il songeait à Berthe, la plus belle et la meilleure, et aussi aux millions de Kruger, qui n’étaient toujours pas du seul domaine de l’imagination. Il se trouvait précisément dans la position de Gargantua pleurant sa femme morte, puis se prenant soudain à rire, lorsqu’il « se soubvenoit de Pantagruel. »

Zéméhul avait pris la tête de la petite troupe. Par moments il disparaissait derrière les ondulations du terrain ; un instant après, les trois amis, entendant un hou-hou lugubre, cherchaient le hibou de malheur qui les menaçait. Alors, au sommet d’un kopje, ils voyaient reparaître le Zoulou, dont le corps presque nu faisait avec sa monture noire comme un bronze superbement moulé, héroïquement campé sur un socle de granit. Ils couraient à bride abattue, ne s’arrêtant que d’heure en heure pour étancher leur soif, car le sable du veldt, soulevé par les sabots, leur desséchait vite la gorge, malgré la précaution prise de se cacher la bouche avec leurs mouchoirs. Cette souffrance ne les empêchait pas cependant de goûter une sorte de volupté saine et forte ; c’était la tension à outrance de tous les muscles, de toutes les énergies physiques et morales mises en œuvre pour une fin passionnément désirée, et cela, dans le désert dans un pays jamais vu auparavant, où l’immensité de l’espace donnait l’immensité de la liberté, où la plaine toujours renaissante permettait la jouissance inépuisable de la sensation de vitesse. Stenson et Wigelius rayonnaient. Le premier, à l’une de leurs haltes, dit à Dolbret :

— Merci de m’avoir amené ici ; c’est le plus beau sport que j’aie fait depuis bien des années.

— Moi aussi, dit Wigelius.

— Tant mieux, mon cher ami, répondit Pierre ; tant mieux si vous vous amusez en vous sacrifiant pour moi.

— Le sacrifice est agréable répondit Stenson quand on court ainsi, sans autre souci que celui de la vitesse à acquérir et du chemin à dévorer, on oublie presque.

Pourtant Dolbret n’oubliait pas ; sa course, à lui, c’était la course folle, effrénée, vers le bonheur, vers l’idéal.

Zéméhul les avait devancés pour la vingtième fois et, comme précédemment, faisait entendre son cri de chouette. Ils n’y faisaient pas attention, quand tout à coup le Zoulou revint vers eux et sauta à bas de son cheval en disant :

— Ponda, ponda, soldiers ! — ce qui veut dire : Descendez, descendez, il y a des soldats.

Son bras était étendu dans la direction d’un kopje dont la base était cachée par des arbustes.

Dolbret commanda : En avant ! allons voir ça.

Toute la troupe reprit sa course et grimpa sur le kopje signalé par Zéméhul. Au loin, à peut-être un demi-mille, on apercevait une dizaine de tentes blanches. Ce devait être un camp d’éclaireurs qui se reposaient après avoir accompli leur besogne.

— Ne crains rien dit Dolbret au guide, il n’y pas de danger pour nous.

Ils reprirent leur marche et dans un quart d’heure ils furent arrivés. Tout était tranquille, il n’y avait même pas de sentinelle. Stenson arrêta son cheval.

— Que faites-vous ? lui demanda Dolbret.

— J’ai une idée ; si nous allions parler à ces gens là. Il n’y a pas de danger pour nous nous ne sommes ni Boers ni Anglais.

— Et pourquoi leur parler ?

Wigelius, pendant ce temps, s’était approché d’une des tentes et revenait. Il dit tout bas :

— Ils dorment tous, les tuniques et les pantalons sont suspendus dehors.

— Ils les font sécher, je suppose.

— Probablement. En effet, il a dû pleuvoir récemment ici, le sable est humide encore.

Mais sont-ils couchés tout nus sur le sol ?

— Non, ils sont enveloppés dans des couvertures. Je crois que ni le tonnerre ni la lyddite ne les réveillerait.

— Pendant que nos chevaux se reposent, dit Dolbret, si nous nous amusions à leurs dépens.

— Comment ?

— Vous souvenez-vous de Miss Alberta Block, Wigelius ?

— Si je m’en souviens, je crois bien.

Et vous rappelez-vous le soldat Harkins ?

— Oui, oui, mais pourquoi diable toutes ces questions ?

— Voici : vous allez comprendre. Le lendemain du bal, Alberta fut tellement contente d’avoir porté l’uniforme du soldat Harkins, qu’elle exprima le désir d’avoir une robe de kaki pris sur l’ennemi. Harkins fut très perplexe, mais il ne put faire autrement que de promettre.

— Eh ! bien, qu’est-ce que cela peut nous faire ?

— Si nous prenions trois ou quatre basanes de kaki à ces messieurs et si nous les envoyions à la demoiselle Block, avec les compliments de Harkins ? Vous voyez d’ici leur binette, quand on les réveillera pour reprendre le chemin ou camp, et vous voyez le nez d’Alberta en recevant un morceau du pantalon de ces Tommies.

— Si cela vous amuse, amusez-vous, mon cher docteur, mais prenez bien vos précautions.

— Soyez tranquille. Vous avez un bon couteau ?

— Oui, voilà.

— Bon, attendez-moi.

Il avisa la première tente venue. Dix hommes étaient là, rangés dans leur couvertures épaisses, et ronflaient. Cinq ou six pantalons de kaki séchaient, suspendus par une ficelle attachée à deux perches plantées en terre près de l’ouverture. En un tour de main, Pierre enleva le fond de chaque pantalon.

— C’est fait, dit-il, en remontant à cheval. Et maintenant détalons.

Mais ils n’avaient pas fait trente pas qu’un coup de feu retentit à leurs oreilles : tout le petit camp improvisé était sur pied. En se retournant ils purent voir des hommes en chemise courir autour des tentes. Évidemment l’alarme était donnée. L’instant d’après, des cris et des imprécations se mêlèrent au bruit des pas, des bras menaçants montrèrent les quatre cavaliers. Un porte-voix cria :

Hands up !

En même temps deux balles passèrent en sifflant au-dessus de Stenson ; une autre atteignit le chapeau de Dolbret. Ce dernier arrêta ses compagnons et leur dit :

— Je suis un fou, un écervelé. Sauvez-vous, je vais me rendre, je me tirerai de là comme je pourrai. Suivez-les pendant quelque temps, et si vous ne me voyez pas reparaître, reprenez le chemin de Bloemfontein.

Wigelius et Stenson protestèrent. Ce ne serait rien, on s’expliquerait, même on paierait les habits mutilés et tout s’arrangerait.

Mais Dolbret était descendu de cheval, ce qui avait eu pour effet de faire cesser le feu. Une demi-douzaine de soldats s’avançaient vers eux. Pierre reprit :

— Nous sommes en temps de guerre, j’ai commis plus qu’une imprudence, ces gens-là seront sans pitié. Laissez-moi faire tout seul ; aussitôt qu’ils seront à deux pas de nous, faites volte-face tous les trois à la fois et sauvez-vous ; mon cheval vous retrouvera bien.

— Mais c’est insensé, voulut dire Stenson.

— Je le veux, laissez-moi faire tout seul, c’est mieux.

Ils baissèrent la tête.

Hands up ! cria encore une fois un officier qui arrivait accompagné de six soldats.

Dolbret leva les mains en l’air et quand les soldats furent près de lui, il leur montra les morceaux de kaki. L’officier les prit avec rage en disant :

— Sale Boer, tu vas nous le payer.

— Allez ! dit Dolbret, en même temps.

À cet ordre, Stenson et Wigelius éperonnèrent leur chevaux jusqu’au sang et partirent d’un train furibond, précédés de Zéméhul.

La surprise empêcha les soldats de s’apercevoir à temps de cette manœuvre. Quand ils s’en rendirent compte, il était trop tard ; venus sans armes, ils ne pouvaient plus rien faire contre les fugitifs. Du reste la reddition de Dolbret parut les satisfaire, et croyant avoir affaire à des Boers, ils n’osèrent pas s’exposer à leur feu. Épaulant leurs carabines, Stenson et Wigelius avaient fait mine de tirer, et ce geste avait produit l’effet attendu.

— Ah ! c’est ainsi que vous traitez des gentilshommes, vous autres, reprit l’officier en poussant Dolbret devant lui. Vous voulez tous faire vos petits Delareys, et vos petits Dewets, et vos petits Cronjés ; vous avez toujours une petite farce de prête. J’ai bien peur que celle-ci ne soit à vos dépens, mon cher, ajouta-t-il en interpellant son prisonnier. En temps de guerre, pas de blague.

Comme l’avait pensé Dolbret, il avait affaire à une compagnie d’éclaireurs. L’incident leur avait ôté le sommeil ; en un clin d’œil, les tentes furent repliées, ficelées, placées sur les mules, et la troupe se mit en marche avec sa prise.

Les premières lueurs de l’aurore frissonnèrent sur la plaine jaunâtre. Dolbret trouva cela beau et regretta son étourderie ; il pensa aux diamants, à Berthe, à ses amis, et il eut honte de lui-même.

— Nous serons à midi à Halscopje lui dit l’officier ; arrivé là, vous serez jugé par la cour martiale du régiment. C’est une faveur que je vous fais, je pourrais vous faire fusiller, si je voulais.

Le mot Halscopje fit dresser les oreilles à Dolbret. « Drôle de coïncidence, pensa-t-il. Faisons semblant de ne pas avoir envie d’y aller, à Halscopje. »

Ils marchaient depuis dix minutes, quand une détonation retentit dans le lointain ; puis un filet de fumée monta dans l’air, presque imperceptible. On fit halte et on écouta, mais rien ne vint, si ce n’est comme l’écho d’un vague hou-hou répété une vingtaine de fois. Seul Dolbret comprit que Zéméhul donnait de ses nouvelles. Tout allait donc pour le mieux dans le moment. Le même signal se renouvela de temps en temps durant le reste du trajet.