Imprimerie de l'Indépendance (p. 163-166).

CHAPITRE XVI

Quelques jours plus tard, étant allé faire une promenade en voiture avec sa fille, Edmond Bernier profita de l’occasion pour lui parler du mariage qu’il avait à cœur.

— Théophile Laplante est le plus joli et le plus charmant garçon du village, dit-il. Il est très bien instruit, ses manières sont distinguées ; de plus il est assez riche par lui-même pour que tu n’aies pas à craindre que ce soit ta dot qu’il convoite. Avec cela, il t’aime à la folie, le pauvre jeune homme. Il n’y a pas à se tromper, quant à celui-là. C’est bien un sentiment profond et véritable qu’il éprouve pour toi.

— Mais mon père, dit la jeune fille, étonnée d’apprendre, tout à coup, l’existence d’un grand amour qu’elle n’avait eu aucune raison de soupçonner, je vous assure que M. Théophile ne m’aime pas tant que cela.

Vous ignorez donc qu’il fait la cour à toutes les filles du village en même temps.

— Petite folle, va ! Ne vois-tu pas qu’il fait cela pour t’inspirer de la jalousie ? Tu es toujours si froide et si réservée avec ce pauvre garçon.

— Malgré ce que vous en dites papa, je ne puis me résoudre à croire que M. Théophile m’aime autant que cela. Il ne m’a jamais parlé d’amour, d’abord.

— Il est trop bien élevé pour cela. Il sait qu’il doit d’abord s’adresser à moi, ton père.

(Ceci était une pierre dans le jardin de Joe Allard.)

— Mais pensez-vous, papa, qu’il commence toujours par s’adresser aux pères de toutes les filles à qui il fait la cour ? Dans ce cas, tout son temps doit se passer en grandes consultations avec les pères de familles du village.

— Tu m’impatientes avec tes sottises, répondit Bernier brusquement.

Où as tu pris qu’il soit si volage, enfin ? Cela doit être une noire calomnie inventée par quelque fille qui aurait remarqué la préférence que Théophile a pour toi, et qui est jalouse en conséquence.

Il est bien possible qu’il s’amuse un peu avec quelques unes des jeunes filles. Il est gai, parleur et il aime à badiner, mais il ne fait la cour qu’à toi, et tu es trop folle pour t’en apercevoir.

Marie-Louise commençait à se demander si son père avait en effet raison. Elle crut se rappeler que Théophile lui avait murmurer à l’oreille quelquefois des compliments plus ou moins banals, et qu’il l’avait peut-être regardée avec des yeux assez doux.

— Mais il fait pourtant la même chose avec toutes les filles. Je le sais bien, enfin, se dit-elle en elle-même.

Papa croit qu’il n’y a que moi de remarquable et d’agréable dans tout le village.

Elle réfléchit encore quelques instants. Enfin elle reprit en regardant franchement son père.

— Je ne sais pas si vous avez raison, papa, mais que M. Théophile m’aime ou ne m’aime pas, cela m’est égal. Je ne l’aime pas moi, et je ne voudrais jamais devenir sa femme.

Le visage de M. Bernier devint sévère et dur, à cette déclaration nette et franche.

— Comment, dit il d’un ton indigné, tu oses me parler comme cela, toi, ma fille ? Toi, que j’ai toujours aimée plus que moi même ; toi pour qui j’ai travaillé pendant de longues années afin de t’enrichir, toi dont j’ai toujours accompli les désirs et prévenu les moindres caprices ? Est-ce bien toi qui me parles comme cela ? Est-ce ainsi que tu dis non, sans réfléchir et sans considérer, à la première demande que je t’adresse depuis que tu es au monde ?

Ne crains-tu pas que le Ciel te punisse de ton ingratitude ?

Puis voyant Marie-Louise devenir de plus en plus pâle et tremblante, il changea tout à coup de ton et d’attitude.

— Pardonnes-moi, ma fille chérie, les dures paroles que je viens de prononcer. Je me suis emporté trop vite. Qu’il ne soit pas question de moi dans cette affaire. Qu’est-ce que je suis moi, dans ta jeune vie ? Rien qu’un pauvre vieillard qui ne peut vivre bien longtemps et que tu ne tarderas pas à oublier, quand il ne sera plus dans ce monde.

Voyant sa fille suffisamment agitée par le remord et le sentiment de son ingratitude cruelle envers le pauvre vieillard prêt à quitter le monde, il continua.

— Tout ce que je désire, c’est ton bien, c’est ton bonheur. Voila ma seule ambition sur la terre.

Je sais que Théophile Laplante est le meilleur garçon du monde, qu’il est honnête, vertueux, et généreux et que tu serais heureuse avec lui. Il est beau, jeune, aimable. Que peux-tu désirer de plus ? Si encore je voulais t’imposer un vieillard ou un homme laid et repoussant, tu pourrais te plaindre, mais je choisis le plus charmant garçon que je connaisse, afin d’être certaine que tu seras heureuse, et sans prendre le temps de réfléchir, tu me déclares nettement que tu n’en veux pas.

Est ce bien d’agir de cette manière, ma chérie ?

— Et bien mon père, je vais y réfléchir, puisque vous le désirez, et je prendrai conseil avec ma mère.

En entendant mentionner la mère, Bernier fronça des sourcils, mais il n’osa pas objecter.

De retour à la maison, Marie-Louise ne tarda pas à se rendre auprès de sa mère qui était retenue à sa chambre par une légère indisposition.

— Qu’as-tu donc, ma fille ? demanda-t-elle un voyant la jeune fille sérieuse et attristée.

Marie-Louise l’informa des projets de son père et de la promesse qu’elle lui avait faite de réfléchir sur la décision qu’elle devait prendre.

— Ma fille, dit lentement Mde Bernier, aimes-tu ce Théophile Laplante ?

— Non maman, je ne l’aime pas.

— Penses-tu que tu pourrais jamais avoir de l’amour pour lui ? Voyons, réfléchis bien.

— Non maman, je ne le pense pas, répondit Marie-Louise, après quelques instants de réflexions.

— As-tu au moins de l’estime et de l’amitié pour lui ? Aimes-tu son caractère ?

— S’il faut parler franchement, j’éprouve pour lui une espèce de dédain. Je ne le trouve nullement estimable. Il mène une vie trop oisive et malgré ce qu’en dit papa, je sais qu’il fait la cour à toutes les filles qu’il rencontre.

— Eh bien ma fille voila mon conseil.

N’épouses pas ce jeune homme, car tu serais bien malheureuse avec lui, et ta vie pourrait devenir comme un enfer.

— Mais si papa insiste ?

— Ton père n’a pas le droit de te faire marier contre ton gré, ni devant Dieu, ni devant les hommes.

Il avait le droit d’empêcher ton mariage avec celui que j’avais choisi pour toi et je ne t’aurais jamais conseillé de lui désobéir dans cette affaire, quand même tu aurais pu le faire. Mais ton père ne peut exiger de toi que tu épouses un homme pour qui tu n’éprouves ni amour ni estime.

— Je sens que vous avez raison, maman, et je voudrais bien que papa pensât comme vous à ce sujet, mais je crains de ne pouvoir résister à sa volonté. Je sens qu’il me domine, quand je suis avec lui, et qu’il finit toujours par me faire penser comme lui. Et puis je l’aime tant, ce bon père.

— Pauvre enfant ! pensait Mde Bernier, si elle savait quel homme est son père, elle n’aurait pas tant de confiance en lui, et elle ne serait pas disposée à subir docilement son joug despotique.

Mais comme elle serait malheureuse, en apprenant que l’homme qu’elle a toujours chéri et vénéré, n’est qu’un misérable fourbe !

Non, il vaut mieux qu’elle ne le sache jamais.

Mais je tâcherai d’empêcher ce mariage par tous les moyens possibles.