Imprimerie de l'Indépendance (p. 157-161).

CHAPITRE XV

Quand Mde Bernier, sa fille et Mde Prévost renvinrent de leur tournée à Québec, cette dernière n’eut rien de plus pressé que de s’informer du motif du voyage de Joe.

— M. Allard a reçu de son patron une lettre le mandant en grande hâte à New York, car il parait qu’on avait besoin de lui au magasin, dit hypocritement M. Bernier.

Il a cru devoir partir de suite,et m’a chargé de vous transmettre ses adieux. J’ai voulu l’engager à attendre votre retour, mais il n’a pu se décider à rester plus longtemps.

Mde Prévost ne trouva rien de bien étonnant à ce conte, mais Mde Bernier et sa fille en reçurent chacune une impression toute particulière.

— Hélas, les soupçons de papa étaient bien fondés, pensa tristement Marie-Louise.

Cependant elle ne perdit pas complètement l’espoir.

— Je me trompe peut-être, après tout, peut-être que cela est vrai, et que papa n’a pas eu le temps de lui parler d’aucune choses sérieuses.

Mais cette illusion ne dura pas longtemps. Le même soir son père eut avec elle un entretien qui ne lui laissa plus de doute au sujet de Joe Allard.

— C’est bien comme je le pensais ma pauvre enfant, dit son père. Ce jeune homme pour qui ta mère s’est pris d’un engouement incompréhensible n’est qu’un coureur de fortune qui spécule sur sa bonne mine, son beau visage et ses manières distinguées.

Mais il vaut mieux que tu le saches à présent que plus tard, n’est-ce ma chérie ? ajouta t il,en voyant que Marie-Louise fondait en larmes. Voyons, ne comprends-tu pas cela ?

Marie-Louise le comprenait bien, mais elle se sentait bien malheureuse et son père, malgré tous ses efforts, ne put réussir à calmer son chagrin.

La jeune fille se retira dans sa chambre où elle se renferma pour donner un libre accès à son désespoir, qui semblait augmenter au lieu de diminuer, et elle passa une partie de la nuit à pleurer.

Le lendemain, elle prétexta une migraine, et garda sa chambre toute la journée. — C’est ce voyage à Québec, qui en est la cause, dit son père, en dissimulant son inquiétude.

— Oui, ce doit être cela, dirent sa mère et Mde Prévost, et la chose en resta là.

Cependant, tout en se désolant autant que la veille, Marie-Louise se traça un plan de conduite.

— Il ne faut pas que l’on s’aperçoive que je l’aime encore. Il faut que je dissimule mon chagrin à l’avenir. Je n’en parlerai pas à personne, pas même à ma mère, car cela lui ferait trop de peine de penser que c’est elle qui a causé mon désappointement.

Je garderai mon secret, quand même je devrais en mourir.

Elle tint parole.

Après ce temps, elle sembla oublier Joe Allard, et ne songea qu’à s’amuser et à prendre du plaisir.

On organisa plusieurs pique-niques et plusieurs excursions, auxquels elle prit part avec un entrain admirable.

Sa mère elle même, qui avait pourtant des doutes sur cette gaieté factice était toute disposée à croire qu’elle s’était trompée, parfois.

— Se peut-il qu’elle éprouve du chagrin en elle même, et que son rire soit si gai, que son chant soit si joyeux ? se demandait-elle, avec étonnement.

S’il en était ainsi, j’en serais bienheureuse toujours.

Après tout elle n’éprouvait peut-être qu’un sentiment passager pour ce jeune homme.

Si elle avait vu sa fille pâle et changée et que ses manières eussent annoncé la tristesse, elle n’aurait pas hésité à lui faire des questions au sujet de Joe Allard.

Mais voyant quelle tournure prenaient les choses, elle jugeait qu’elle ferait mieux de ne pas aborder ce sujet.

Cependant, bien que Marie-Louise eut appris à dissimuler ses sentiments sous un masque de gaieté, elle n’en souffrait pas moins.

Au contraire, son regret et son découragement augmentaient de jour en jour ; et de jour en jour, elle comprenait mieux combien était profond et durable son amour pour Joe, malgré les efforts qu’elle faisait pour l’oublier.

— Est il donc possible que je l’aime encore ce vil hypocrite qui simulait si bien le vrai amour et le désintéressement ? se disait-elle avec désespoir.

— Non ce n’est pas lui que j’aime, c’est mon idéal envolé.

— Oh ! s’il avait été sincère, comme je l’aurais aimé malgré sa pauvreté ! Comme j’aurais été heureuse de lui témoigner mon amour.

Et les riantes et douces espérances qui l’avaient bercée pendant rien qu’un jour hélas ! repassaient devant ses yeux pour la laisser plus triste et plus découragée qu’auparavant.

Sur ces entrefaites, les Prévost prirent leur départ, et la maison retomba dans l’ordre accoutumé.

Ce fut alors que Marie-Louise sentit réellement la profondeur de son chagrin, et qu’il lui fut bien difficile de conserver son air indifférent et joyeux.

Mais elle y réussit, cependant, et sa mère qui continuait toujours à l’étudier en silence ne pouvait rien découvrir de ses sentiments cachés.

Quant au père, il avait trop bien vu le chagrin qu’elle avait montré le soir où il lui avait dit que Joe n’était qu’un coureur de fortune, pour ne pas se douter que son air tranquille cachait une peine profonde.

— Il faut lui trouver un autre mari, se dit-il. Elle l’aimera et elle oubliera l’autre, et puis cela contrariera ma digne épouse qui s’était tellement mise en tête de lui faire épouser ce pauvre sire là.

Depuis l’explication qu’il avait eue avec sa femme il ne rêvait que vengeance, grande ou petites, envers elle, et il ne perdait jamais l’occasion de la contrarier ou de l’humilier.

Il y avait à Beauport, un très riche fermier, nommé Charles Laplante, pour qui Bernier professait une grande amitié, d’autant plus qu’il était du même parti politique.

Cet homme avait un fils de 24 ans, enfant unique et adoré, qu’il avait fait instruire à un des collèges en vogue.

Ce jeune homme, était grand, bien fait, joli, et assez spirituel, quoique peu profond, mais il était fier, vaniteux, insolent envers ceux qu’il considérait ses inférieurs, et toujours disposé à tourner les autres en ridicule.

Avec cela, il avait la manie de courtiser chaque fille qu’il rencontrait, et soit que les jeunes filles le repoussassent, ou soit qu’elles se montrassent disposées à accepter ses attentions, il les considérait toutes comme ses conquêtes et ne manquait jamais de raconter au premier venu combien il avait été aimé par celle-ci et recherché par celle là, ce qui causait des difficultés parfois parmi les amoureux du village.

Mde Bernier détestait ce grand garçon prétencieux, et le traitait de fat.

Son époux se souvînt de cela en se disant qu’il fallait trouver un mari pour Marie-Louise, et il résolut d’avoir ce jeune homme pour gendre.

— Il est beau garçon, il est jeune, il est instruit, il est riche. Que lui faut-il de plus ?

Avec cela, le père et moi nous nous arrangeons bien ensemble, je suis aussi riche que lui, a peu près, et il est certain qu’il ne demandera pas mieux qu’à faire marier son garçon avec ma fille.

Quant au jeune homme, il y a longtemps qu’il regarde Marie-Louise d’un œil tendre. Je m’en suis aperçu, et Marie-Louise elle-même, oubliera bientôt son misérable Joe pour ne songer qu’à ce charmant jeune homme qui ne pourra manquer, une fois autorisé par moi, de réussir à se faire aimer d’elle.

— Il faut que je m’occupe de ces affaires là sans perdre de temps.

Il se rendit donc chez le père Laplante où il fut reçu comme d’habitude, avec une grande cordialité, et après quelques préliminaires, il commença à parler, en termes sérieux, du bonheur qu’il éprouverait à voir sa fille chérie devenir la femme du jeune Laplante.

Comme il l’avait pensé, le bonhomme Laplante ne demandait pas mieux.

— Cette idée là m’est déjà venue, dit-il. Nos enfants feraient un beau couple.

Votre fille est belle et charmante, mon fils est bien instruit. Ils seront riches tous les deux. Voilà ce qui s’appelle un mariage bien assorti.

Reste à savoir, ajouta t-il, si votre Marie-Louise voudra de mon garçon. J’ai trouvé parfois, qu’elle prenait des airs pincés, avec lui, comme si elle l’eut dédaigné.

— Oh pour cela, vous vous trompez, père Laplante. Au contraire, Marie-Louise semble avoir beaucoup d’amitié pour votre garçon. Si elle est froide avec lui, c’est qu’elle l’est avec tous les jeunes gens, comme vous avez pu le remarquer vous-même.

— Elle avait l’air bien aimable pour ce jeune homme qui est resté quelques jours chez vous, l’été passé, pourtant

— Ce jeune homme là ? N’ayez pas de crainte à ce sujet ; père Laplante. Si elle était aimable pour lui, c’était par pitié seulement, car c’est un pauvre garçon et pardessus le marché un consomptif qui ne passera pas l’année, et que les Prévost, nos cousins, ont amené par pitié pour voir si l’air d’ici ne lui ferait pas de bien. Nous avions tous pitié de lui et Marie-Louise comme les autres.

— Il avait un bien beau teint pour un consomptif ?

— Les pulmonaires ont toujours des beaux teints. C’est la fièvre qui leur donne ces couleurs animées. Oui, comme je vous le disais, Marie-Louise, qui n’a jamais été malade, elle, était pleine de pitié pour ce pauvre garçon, et cherchait à le distraire de mille manières.

— Et qu’est il devenu enfin ?

— Il est retourné à New York, car son patron l’a fait demander. Je n’en ai pas eu de nouvelles depuis.

Les doutes du père Laplante étant dissipés, les deux amis continuèrent à parler du mariage projeté avec beaucoup d’entrain jusqu’à l’heure de départ de M. Bernier.

— Tout va bien, se dit-il, en retournant chez lui.

Dans quelques mois ce jeune homme que vous détestez tant sera votre gendre, Mde Bernier, et je serai vengé !