Imprimerie de l'Indépendance (p. 133-143).

CHAPITRE XII

Vers la fin de juillet, Mde Prévost reçut une lettre de sa cousine qui l’invitait à venir passer quelques semaines chez elle ainsi que son mari ; elle ajoutait qu’elle serait très heureuse si M. Allard voulait bien les honorer lui aussi de sa visite.

Joe eut d’abord l’envie de refuser.

— C’est une simple politesse, se dit il, et je ne dois pas la prendre au sérieux.

Mais la tentation qu’il éprouvait de revoir Marie-Louise était trop forte pour qu’il pût y résister.

Il réussit à obtenir un congé de son patron et, l’âme pleine d’espérance et d’amour, il partit pour Beauport avec les Prévost qui étaient heureux de l’avoir pour compagnon de voyage.

Quand Emma Bonneville apprit cette nouvelle, elle se sentit accablée de tristesse.

— Hélas, se dit-elle, il l’aime toujours autant.

Les voyageurs arrivèrent à Beauport sans accidents.

Ils furent reçus avec une cordialité parfaite par Mde Bernier, qui était vraiment heureuse de revoir sa cousine avec qui elle avait été très liée dans son enfance.

Plus réservé que son épouse, M. Bernier se montra, cependant, poli et affable.

Ce n’est pas que les visiteurs lui fussent très sympathiques ; au contraire leur visite lui déplaisait, mais il avait toujours conservé un grand respect pour les apparences et il ne tenait pas à passer pour un mari désagréable et bourru.

Quant a Marie-Louise, elle se sentait franchement heureuse et ne songeait pas à le cacher.

Elle se sentait bien un peu gênée avec Joe, à cause de la scène du jardin, mais elle se disait que si le jeune homme ne l’avait pas aimée sérieusement, il n’aurait pas accepté l’invitation de sa mère.

Elle se sentait donc disposée à lui pardonner son action audacieuse.

De son coté, Joe n’attendait que l’occasion pour lui en demander pardon, et il ne tarda pas à la trouver.

Quelques jours après l’arrivée des visiteurs, Mde Bernier proposa une excursion aux “Marches Naturelles”.

La proposition fut acceptée avec plaisir.

Seul, M. Bernier prétexta un mal de tête et resta à la maison, ce qui ne causa de regrets à personne, car il n’y avait que sa fille qui ne se sentait pas gênée en sa présence.

On chemina donc gaiment à travers les champs.

M. Prévost qui ouvrait la marche, le nez au vent et l’air heureux, marchait à grand pas en fumant sa pipe chérie.

Ce digne homme était un Québecquois et l’air natal lui allait à merveille.

De plus, cette course, à travers les champs, lui rappelait son enfance et le temps où il allait, nu-pieds et sans soucis, faire l’école buissonnière sur les bords de la rivière St-Charles.

Marie-Louise et Joe les suivaient.

Ils ne se disaient pas grand’chose, à la vérité, mais il eut été difficile de trouver dans ce monde deux êtres plus heureux qu’ils ne l’étaient en ce moment.

Ils étaient jeunes, ils s’aimaient. Que leur fallait-il de plus que cela, au milieu de ces champs embaumés et sous ce ciel si bleu et si doux.

Mde Bernier et Mde Prévost fermaient la marche.

Ainsi que M. Prévost, les deux cousines se rappelaient en ce moment leur jeunesse heureuse et surtout les longs jours de vacances qu’elles avaient passés ensemble chez leur grand’père.

Mde Bernier oubliait les tristesses de sa vie de femme pour ne songer qu’aux joies de son enfance.

— Te rappelles tu du petit bois où il y avait tant de framboises ? demanda t elle à sa cousine.

— Si je m’en rappelle ? Je le crois bien, et aussi des bonnes tartes que memère nous faisait quand nous en rapportions une grande quantité à la maison.

Moi aussi, je me rappelle des tartes de memère et des beignets qui étaient encore meilleurs.

— Te rappelles tu la vache noire du voisin qui avait failli nous écorner, dans le champ que nous traversions pour aller au bord de la rivière ?

Et du gros chien que nous avons pris pour un loup dans le bocage ?

Et Pepère qui avait décroché son fusil pour aller le tirer ?

Ainsi parlaient les deux cousines en s’animant de plus en plus.

De temps en temps, leurs joyeux éclats de rires arrivaient à l’oreille des deux jeunes gens.

— Je n’ai jamais vu maman aussi gaie, disait Marie-Louise, étonnée et heureuse.

Enfin on arriva à la lisière de bois qui cache au regard la Rivière Montmorency à l’endroit des marches, et il fallut s’engager dans un étroit sentier qui descend en biais et tout graduellement la côte assez à pic.

— Laissez moi vous donner le bras, dit Joe à Marie-Louise.

— Oh ! non ! merci, je suis bien habituée à descendre ce sentier sans aide.

M. Prévost qui possédait de longues jambes était déjà rendu en bas, à l’entrée des marches et il promenait ses regards étonnés et ravis sur ce paysage étrange et beau, qui ne ressemble à rien autre chose au monde.

Le haut mur de roc massif qui s’élève du coté opposé de la rivière, très étroite en cet endroit excitait surtout son admiration.

— On dirait que c’est bâti par des maçons, ce mur là, disait il, en s’approchant du bord escarpé de la plate-forme de roc sur laquelle il était stationné.

— Tu vas tomber, vieux ! lui cria sa digne épouse toute effrayée.

La bonne femme n’osait pas approcher plus de six pieds du bord, de crainte de tomber dans le torrent.

Cependant, elle eut le courage de s’avancer assez pour saisir son époux par la queue de son habit, afin de le retenir en cas de chute.

Cependant, le grand air ayant mis nos gens en appétit, Mde Bernier ouvrit le panier dont M. Prévost s’était chargé, en quittant la maison, et en tira successivement du pain, du fromage, des gateaux, des fruits et plusieurs bouteilles de bière d’épinette ; et l’on se mit en devoir de faire honneur à ces mets simples et frugaux, auxquels la beauté de l’entourage, le chant des oiseaux, et la joyeuse humeur des convives donnaient une saveur délicieuse.

Après ce modeste repas, M. Prévost se mit à lire son journal. Mde Prévost et Mde Bernier continuèrent à explorer la rive, audelà, et Marie Louise et Joe se mirent à cueillir des mignonnes fleurs bleues qui croissaient en abondance entre les massifs dégrés de pierre.

Quand ils en eurent cueillies une certaine quantité, ils s’assirent tous deux sur une des marches pour se faire des bouquets.

Alors, Joe prit la parole.

— Mademoiselle, dit-il, doucement, et sa voix noble et musicale, tremblait un peu, mademoiselle avant autre chose, je voudrais vous demander pardon de mon indigne conduite, la dernière fois que je vous ai vue à New York.

Je ne sais ce que vous avez dû penser de moi, mais vous n’avez pu me juger plus sévèrement que je me suis jugé moi-même.

Oh ! si vous saviez comme j’ai regretté ma faute, vous me pardonneriez.

A ces paroles prononcées avec une émotion toujours croissante, Marie-Louise leva ses beaux yeux bleus sur le jeune homme, comme pour lire au fond de sa pensée.

Sous l’influence de ce beau et pur regard, Joe continua avec plus d’agitation encore.

— Ne voulez vous pas me dire que vous me pardonnez, chère ange ?

Ne voulez vous pas donner cette unique consolation à un malheureux qui vous aime éperdument, mais qui connaît trop bien la différence entre votre position et la sienne pour espérer.

Oh non ! ne craignez pas que je pousse plus loin ma témérité en vous parlant de la sorte. Tout ce que je vous demande, c’est votre pardon ; tout ce que je vous demande c’est de ne pas haïr et mépriser celui qui vous aime plus que sa vie.

Parlez-moi, je vous en supplie ! dites moi que vous pouvez me pardonner.

— Puisqu’il en est ainsi, dit Marie Louise après quelques instants de silence, je veux bien vous pardonner. Mais je vous avoue que votre conduite de ce soir-là m’a fait beaucoup souffrir.

D’un coté je regrettais d’avoir donné mon amitié et mon estime à quelqu’un qui pouvait ainsi abuser de ma folle imprudence. D’un autre coté je craignais que vous eussiez agi de la sorte avec moi que parceque vous n’aviez pas pour moi le respect et l’estime que je me flattais de vous avoir inspiré.

— Comment avez-vous pu penser cela, chère adorée ? s’écria le jeune homme avec feu. Moi qui vous tiens pour la plus sainte et la plus vertueuse des créatures.

— Je l’ai pensé, pourtant, et cela m’a fait bien souffrir, mais puisqu’il en est ainsi, je vous pardonne de bon cœur. Soyons donc amis, et elle lui tendit sa jolie main blanche qu’il se contenta de presser doucement bien qu’il eut désiré la couvrir de baisers.

Pendant ce temps, Mde Bernier, faisait parler sa cousine sur le jeune homme qui l’intéressait à un si haut degré, et les renseignements que la volubilité de celle-ci lui fournissait en abondance n’étaient pas de nature à diminuer la sympathie qu’elle avait éprouvé pour Joe dès son arrivée.

Ce soir-là, elle trouva moyen d’avoir un entretien avec sa fille, et sans chercher à obtenir des aveux directs, elle n’eut pas de peine à se convaincre que celle ci aimait véritablement Joe Allard.

— Voilà qui est bien, se dit-elle, car je suis certaine que ce garçon fera un bon mari.

Il est pauvre ; c’est là son seul défaut, si c’en est un. Mais Marie-Louise est assez riche pour deux.

Pauvre jeune homme ! Je vois bien que c’est le sentiment de sa pauvreté qui l’empêche de faire des avances sérieuses.

S’il savait comme je suis bien disposée en sa faveur, il n’éprouverait pas autant de crainte.

Mais mon mari sera-t il satisfait de ce mariage ?

Cela reste à savoir.

Il aime tant l’argent qu’il rêve peut être un mari millionnaire pour Marie Louise.

Mais non, il ne doit pas y songer déjà.

Il n’a pas l’air de réaliser qu’elle n’est plus un enfant.

Il lui parle toujours comme à une petite fille.

Dans tous les cas, il faudra qu’il cède, quand bien même il aurait d’autres idées que la mienne pour l’établissement de Marie Louise. Il cédera. Je saurai bien l’y contraindre.

Je ne veux pas que la vie de mon enfant soit gâtée comme l’a été la mienne. Mais avant d’en parler à mon mari, il faut que j’aie une conversation à ce sujet avec le jeune homme lui même. Il faut que je sonde ses intentions, car après tout, je puis me tromper à l’égard de ses sentiments envers ma fille. On ne peut jamais jurer de rien, dans ce monde.

Mde Bernier trouva bientôt l’occasion de parler seule avec le jeune homme.

— M. Allard, dit-elle, j’ai à vous entretenir de choses sérieuses. Veuillez me prêter votre attention je vous en prie.

Effrayé par ces préliminaires, Joe resta interdit, ne sachant ce qu’il devait penser ou dire en ce moment.

— Soyez sans crainte, dit en souriant, Mde Bernier, qui s’apercevait de son trouble, Ce que je vais vous dire n’a rien de terrible.

Au contraire.

M, Allard, continua t-elle, après s’être recueillie un instant, j’ai une question importante à vous poser.

et je vous prie d’y répondre franchement et sans détour.

J’ai cru m’apercevoir, depuis votre arrivée ici, que vous aimiez ma fille. Me suis-je trompée ?

— Non madame, répondit Joe en levant sur elle ses yeux francs et expressifs. Vous ne vous êtes pas trompée. J’aime en effet votre fille.

J’ai fait, cependant, tous les efforts possibles pour ne pas laisser paraître ce sentiment que je voulais garder en moi-même. Vous m’avez deviné pourtant.

Ne m’en voulez pas, je vous en prie, car je suis bien excusable, il me semble, car peut-on voir votre fille sans l’aimer.

— Je ne vois pas pourquoi je vous en voudrais.

Aussi, n’est-ce pas pour vous faire des reproches que je vous ai de mandé cet entretien.

Au contraire. Si vous compreniez comme je vous suis favorable, vous ne seriez pas aussi découragé que vous semblez l’être.

— Madame, dit Joe tout ému ; que dois-je croire de vos paroles. Me serait-il donc permis d’espérer ?

Pardonnez-moi mon émotion. Ce bonheur inattendu semble m’oter la raison. Il me semble que je rêve.

— Remettez vous, mon ami, dit doucement Mde Bernier. Vous ne rêvez pas. C’est bien comme je vous le dit. Si ma fille vous aime, elle aussi, ce dont je ne doute pas, je ferai tout en mon possible pour vous rendre heureux, tous les deux.

— Mais, madame, ignorez-vous que je suis pauvre, que je n’ai que mon salaire de chaque semaine pour vivre.

— Non, je ne l’ignore pas, mais je ne trouve pas que cela soit un empêchement sérieux.

La première chose dans le mariage, c’est l’amour et l’estime mutuel ; de plus il faut un certain rapport entre les âges, les caractères, les conditions sociales, et les goûts.

Je trouve que vous convenez bien à Marie Louise, sous tous ces rapports, et je crois que vous la rendrez heureuse.

— Oh ! tout cela vous pouvez en être certaine ! je l’aime tant ! En disant cela, il regardait Mme Bernier bien franchement avec ses beaux yeux noirs humides de larmes de reconnaissance et de bonheur.

Et vous qui êtes si bonne, si généreuse, vous me permettrez, de vous aimer et de vous chérir comme une mère, n’est ce pas ? Oh ! si vous saviez comme l’amour d’une mère m’a manqué dans ma triste vie d’orphelin abandonné.

— Et moi, j’ai toujours désiré d’avoir un fils, bon et loyal comme vous ; mes vœux seront exaucés enfin, car vous serez un fils pour moi ; je le sens, et s’étant levée, elle déposa un baiser maternel sur le beau front noble du jeune homme, et sortit le laissant ivre d’espérance et de bonheur.

— Maintenant, il s’agit de parler à mon mari, se disait-elle, et cela sans tarder.

Elle se rendit donc à la chambre de M. Bernier. où elle savait le trouver.

— J’ai à vous parler, dit-elle, en voyant l’étonnement qu’il semblait éprouver de cette visite inattendue.

— C’est bien, essayez-vous dit-il froidement, car depuis la scène orageuse qui avait eu lieu entre les deux époux, il avait mis de coté, toutes les attestions délicates, et tous les témoignages d’affection avec lesquels il avait espéré longtemps de se faire enfin aimer d’elle.

— C’est de Marie-Louise qu’il s’agit.

— Ah ! fit M. Bernier subitement intéressé.

— M. Allard, l’ami de ma cousine aime notre fille et notre fille l’aime.

C’est un bon jeune homme, honnête, religieux, bien élevé, et qui convient à Marie-Louise sous tous les rapports.

— Excepté sous celui de la fortune, interrompit sèchement son mari.

— Marie-Louise est assez riche pour deux, et je la connais assez pour savoir qu’elle préférerait le bonheur à la richesse.

Vous devez savoir mieux que n’importe qui que l’amour est la première chose dans le mariage, ajouta t elle en regardant bien fixement son mari. Du reste il n’est pas juste de dire que le jeune homme est vraiment pauvre. Il a du talent, de l’ambition, il a une bonne position, son patron l’estime, et il reçoit un salaire assez considérable pour lui permettre de faire vivre sa femme dans une honnête aisance, sinon dans le luxe.

Enfin, je ne vois pas comment nous pouvons raisonnablement rejeter sa demande, sachant que Marie-Louise l’aime et qu’elle serait très malheureuse, si nous refusions de le lui donner pour époux.

Pendant que Mde Bernier parlait, son mari réfléchissait profondément.

Elle ne s’était pas trompée dans son idée qu’il devait rêver un mari très riche pour sa fille. C’était en effet son désir.

Aussi était-il décidé à ne jamais consentir au mariage de sa fille avec ce jeune homme si peu doué sous le rapport de la fortune.

Mais sa femme désirait ce mariage et ferait tout son possible pour qu’il se fasse sans doute.

Et depuis l’explication qu’il avait eue avec elle, il éprouvait envers elle une espèce de crainte qui lui faisait redouter de s’opposer formellement à ses désirs.

Il résolut donc d’employer la trahison, arme qui lui était familière.

Composant son visage, et prenant l’air contrarié de quelqu’un à qui l’on fait faire quelque chose malgré lui, il dit enfin.

— Je vous avoue bien que ce jeune homme n’est pas le gendre que j’avais rêvé, mais j’aime trop ma fille pour m’opposer à son bonheur.

Cependant, je ne pourrais jamais me résoudre à la donner ainsi à un inconnu sur le compte duquel nous ne savons que ce que notre cousine nous a dit, d’autant plus qu’elle-même ne sait pas grand’chose sur lui.

Il faut que je trouve moyen d’obtenir de plus amples renseignements sur lui. Vous devez savoir vous-même que c’est absolument nécessaire.

— Ah ! tant qu’à cela, vous avez parfaitement raison. Ce n’est pas moi qui vous contredirai là dessus.

— Vous ne m’avez pas dit si vous en avez parlé à Marie-Louise, et ce qu’elle a dit dans ce cas.

— Non. je ne lui en ai pas encore parlé.

— Alors comment savez vous qu’elle l’aime ?

— Ah pour cela, j’en suis certaine. Mais quant à lui parler sérieusement de l’alliance projetée entre elle et ce jeune, j’ai trouvé qu’il vallait mieux attendre que tout fut décidé, pour le faire.

— Vous avez raison. Alors c’est convenu.

Jugeant l’entretien fini, Mde Bernier sortit et son digne époux, resté seul, se mit à combiner ses plans pour faire échouer le projet.

Pendant que les deux époux discutaient cette question importante, une autre entrevue avait lieu dans le jardin.

Quand Mde Bernier eut quitté le jeune homme qu’elle venait de rendre heureux, il demeura quelques temps dans une rêverie pleine d’extase. Il se trouvait en ce moment dans un petit salon qui donnait sur le jardin, et d’où il pouvait en voir toute l’étendue sans quitter son siège. Pendant qu’il se livrait ainsi à ses rêves d’or, une forme gracieuse et légère lui apparut au loin parmi les nombreuses plates bandes.

Instinctivement, il se leva et se dirigea vers cet endroit et en quelques minutes il rejoignit la jeune fille.

En le voyant approcher, elle lui sourit doucement et ses yeux prirent soudain une telle expression de tendresse que le cœur du jeune homme tressaillit.

En ce moment il se sentit convaincu pour la première fois, qu’il était vraiment aimé et cette pensée le transporta.

— Marie-Louise, mon ange, murmura-t-il, serait-il possible que vous m’aimiez ?

Comprenant qu’elle s’était trahie, mais sans deviner de quelle manière, elle baissa les yeux dans un trouble inexprimable.

— Pardonnez-moi mon indiscrétion, chère adorée, mais je suis si heureux en ce moment, que j’en perds la raison. Mais vous me jugerez moins sévèrement quand vous saurez que votre mère vient de sanctionner mon amour pour vous et qu’elle m’a laissé espérer que vous partagiez mes sentiments.

Comprenez-vous mon bonheur, ma bien-aimée ?

Je suis libre de vous aimer et de vous le dire, et je viens de lire dans vos doux yeux la confirmation des paroles de votre mère.

Puis voyant que la jeune fille gardait le silence, il continua avec une émotion toujours croissante.

— Je vous en supplie Marie-Louise, parlez-moi. Dites-moi que votre mère ne s’est pas trompée. Dites-moi que je ne me suis pas trompé moi-même en croyant lire vos sentiments dans ces beaux yeux bleus que j’aime tant.

— Non, vous ne vous êtes pas trompé, murmura-t-elle enfin, de sa voix douce.

— Vous m’aimez, alors ? Oh dites les moi, ces paroles que j’ai tant désiré entendre. Dites-moi que vous m’aimez.

— Oui, je vous aime, dit-elle tout bas, comme si elle eut craint d’être entendu des fleurs ou des oiseaux.

— Et moi je vous adore, chère ange ! et saisissant la main mignonne de sa bien-aimée, il couvrit ses doigts blancs et délicats de baisers fervents.

Il aurait volontiers approché ses lèvres de celles de sa bien-aimée, mais se souvenant de ce qu’elle lui avait dit, à ce sujet, il n’osait le faire, dans la crainte qu’elle n’attribuât encore cette action à un manque de respect.

— Nous ferons mieux de retourner à la maison, maintenant, dit Marie-Louise timidement. Maman va s’inquiéter de mon absence.

A peine étaient-ils de retour que la servante vint prévenir Marie-Louise que son père désirait lui parler.

La jeune fille se rendit aussitôt dans la chambre de son père qui commença par l’embrasser tendrement, la prit sur ses genoux comme c’était son habitude, et se mit à lui parler dans ces termes.

— Tu sais que je t’aime, n’est-ce pas ma chérie ?

— En ai-je jamais douté, mon père ? demanda-t-elle en levant son regard affectionné sur lui.

— Je sais bien bien que non, ma fille, mais écoute bien ce que je vais te dire.

M. Allard a demandé ta main à ta mère. C’est un beau et gracieux jeune homme, j’en conviens. Il semble bon et honnête, j’en conviens encore. Mais il est pauvre comme tu le sais. Cela n’est pas un défaut par soi-même au contraire, la pauvreté supportée avec patience devient une vertu. Aussi n’ai-je pas envie de le blâmer à cause de sa pauvreté.

Mais ce qui me déplaît un peu dans ce jeune homme, c’est que, pauvre comme il est, il aspire néanmoins à la main d’une jeune fille aussi riche que toi, car il n’ignore pas que je possède des propriétés considérables, et que tu es ma seule héritière.

Si j’étais certain qu’il t’aime pour toi-même, et non pour ta dot, ce manque de délicatesse de sa part me semblerait plus pardonnable.

Mais comment peut-on deviner la pensée des gens ?

Mais l’idée que ce jeune homme pourrait te rechercher uniquement par intérêt me cause un embarras extrême, je t’assure.

Ta mère qui ne connait pas le monde comme je le connais, est toute enthousiasmée de ce projet d’alliance, elle, mais je suis rempli d’inquiétude, moi.

Songe-s’y toi-même, mon enfant. Serais-tu bien heureuse, si tu t’apercevais après ton mariage, que ton mari ne t’aime pas et ne t’a jamais aimée.

Marie-Louise dont les yeux étaient maintenant remplis de larmes ne répondit pas, mais son père vit bien par l’expression de son visage que le coup avait porté, et qu’il avait réussi, par ses insinuations, à introduire le doute, ce serpent ennemi de l’amour et du bonheur, dans le cœur de la jeune fille.

— Cependant, ajouta-t-il, il ne faut pas juger le jeune homme sans lui donner une chance de se justifier et je veux avoir avec lui une conversation à ce sujet.

Je connais bien le caractère humain et je me flatte de pouvoir découvrir ses véritables sentiments en conversant ainsi avec lui.

Tu peux avoir confiance en moi ; si ce jeune homme est réellement bon et franc comme ta mère et toi semblez le croire, je saurai bien lui rendre justice.

N’est-ce pas, ma chérie, que tu as confiance en ton père qui t’aime tant ?

— Oh ! oui, papa, répondit la jeune fille en pleurant.

— Eh bien, sèche tes larmes, alors, et songes que ce que je veux faire est pour ton bien.