Imprimerie de l'Indépendance (p. 127-132).

CHAPITRE XI

Le train de New York venait à peine de s’arrêter à la gare Bonaventure qu’une jeune fille blonde et jolie en descendit légèrement en regardant autour d’elle comme si elle eut cherché quelqu’un.

Cette jeune fille était Marie Louise Bernier.

Elle n’attendit pas longtemps. En un instant, son père qui l’attendait depuis une demi-heure, était auprès d’elle et l’embrassait avec une vive affection, tout en la considérant attentivement pour voir si le voyage l’avait changé d’aucune manière.

La jeune fille, elle aussi, examinait son père, et fut frappée du changement survenu dans son apparence.

Lui ordinairement si droit, et dont la démarche était pleine de fierté et de dignité, semblait courbé et abattu.

Son visage était d’une pâleur maladive ; ses yeux étaient hâves et fiévreux.

— Mais, papa, êtes-vous malade ? dit elle les larmes aux yeux. Qu’avez-vous donc ? Vous semblez brisé.

Je ne vous ai jamais vu comme cela auparavant.

— Ne t’inquiète pas, chère enfant, ce n’est que la fatigue du voyage, et de plus j’ai passé une mauvaise nuit.

Étant allé faire une visite au cimetière, hier après-midi, je me suis laissé surprendre par la nuit, et quand j’ai voulu revenir, je n’ai pu retrouver mon chemin, et je n’ai pas eu la chance de rencontrer aucun des gardiens.

Accablé de fatigue et ne sachant plus quoi faire, je me suis enfin endormi sous un arbre où je suis resté jusqu’au matin.

Mais tu comprends qu’à mon âge, une nuit passée ainsi, à la belle étoile, n’est pas des plus reposantes.

Je me suis réveillé, ce matin, brisé et défait. Cependant, il fallait bien que je vienne t’attendre ici, ma chérie.

Mais maintenant que te voilà arrivée, nous allons rentrer à l’hôtel et je compte bien me reposer toute la journée, car nous ne sommes pas obligés de partir avant demain.

Marie Louise dût se contenter de cette explication, assez plausible, du reste.

Cependant, elle trouvait que son père avait l’air triste et découragé aussi bien que fatigué et malade, et elle ne s’expliquait pas pourquoi il avait l’air si contraint en parlant de sa mère.

Mais malgré son amour pour son père, elle oublia bientôt ces préoccupations pour se livrer à d’autres pensées ; des pensées douces et cruelles en même temps, qui la reportaient vers New York, où était resté celui qu’elle avait appris à aimer, peut-être plus que son père, bien que d’une façon différente.

Pendant que M. Bernier qui s’était retiré dans sa chambre, reposait, (elle le croyait du moins) elle laissait sa pensée errer, loin, bien loin.

Elle retraçait dans son esprit chaque journée de son séjour à New York, et chacune de ces journées était marquée par le souvenir de quelque conversation avec Joe Allard, ou d’un regard tendre et expressif, d’une fleur donnée ou reçue et de bien d’autres circonstances, insignifiantes en apparence, mais néanmoins remplies d’importance pour la jeune fille dans le cœur de laquelle l’amour commençait à régner en maître.

Pendant ce temps, Edmond Bernier était plongé dans un sommeil lourd et pénible, troublé par des rêves terribles.

Il se voyait encore au cimetière. La lune blanche versait sa clarté sur les pierres tumulaires.

Tout à coup, sortant de leurs tombes entr’ouvertes, il voyait venir à lui, tantôt sa belle mère, tantôt sa première femme, tantôt Xavier LeClerc, pâles et décharnés, qui tendaient vers lui leurs longs doigts de squelettes en l’accusant et en le menaçant.

Alors il se réveillait en sursaut.

Mais accablé par la fatigue et la fièvre il se rendormait bientôt et les rêves terribles recommençaient.

Ce fut ainsi qu’il passa une partie de la journée.

Enfin il se leva, vers le soir, et se rendit auprès de sa fille qui lui trouva l’air plus abattu qu’avant son repos.

— Décidemment. vous êtes malade, papa, dit-elle en le caressant doucement. Il faudra vous soigner quand nous serons de retour chez nous.

Sur la demande de son père, elle lui raconta son voyage dans tous les détails, lui parla des gens avec qui elle avait fait connaissance, des places qu’elle avait visitées, mais par une réserve soudaine et instinctive, elle sut dissimuler parfaitement le sentiment que lui avait inspiré Joe Allard.

La fille la plus franche et la plus confiante du monde peut facilement devenir cachottière et discrète quand il s’agit d’amour. C’est une grâce de vocation que la Providence lui a donnée, sans doute.

Cependant, ce n’ont pas été la même chose si Joe s’était déclaré franchement, et s’il n’avait été question que du consentement de ses parents pour décider de son mariage avec lui.

Dans ce cas, elle aurait commencé par raconter toute la vérité à son père.

Mais les affaires n’étaient pas aussi avancées que cela. La seule chose qu’elle savait au juste c’était qu’elle aimait Joe. C’était tout.

Pouvait-elle dire que Joe l’aimait ? Pouvait-elle être certaine qu’il la désirait pour sa femme ? Il lui avait dit qu’il l’aimait, oui ; il lui avait pris un baiser, (elle rougissait encore à cette pensée) mais Marie-Louise, malgré sa naïveté, savait, cependant, qu’il y a des hommes qui prennent plaisir à se faire aimer des filles, seulement pour s’amuser, en passant.

Comment pouvait-elle savoir qu’il n’était pas de ceux-là ?

Elle trouva donc plus sage de ne rien dite à son père, à ce sujet, d’autant plus qu’elle aurait craint d’être bien grondée pour ce qu’elle appelait en elle-même son imprudence.

— C’est bien assez que j’aurai à dire cela à confesse, pensait-elle avec terreur.

Le lendemain, le père et la fille partirent pour Beauport par le bateau.

Ce voyage rappelait à Bernier un autre voyage qu’il avait fait sur le même bateau vingt ans avant, avec Maria et Mde Renaud à l’occasion d’un pèlerinage à Ste. Anne.

Marie Louise ressemblait beaucoup à sa mère, bien qu’elle fut encore plus belle que celle ci, et cette ressemblance rendait plus vivides les souvenirs de son père.

Comme il était plein d’espérances, à cette époque ! Comme sa vie future lui semblait remplie de promesses !

Qu’étaient devenues toutes ses belles illusions ?

Et ses pensées s’abîmaient dans une mer d’amertume.

Vingt ans avant, il avait cru que d’être riche, considéré, et le maître de la femme qu’il aimait serait le bonheur sut la terre.

Et pour atteindre ce bonheur, il avait sacrifié sa conscience.

Mais la femme tant désirée ne l’avait pas rendu heureux.

Au contraire, malgré sa soumission passive, sa douceur, sa beauté dont il avait été si fier, cette femme avait causé son supplice par sa froideur, son aversion et son dédain.

Et maintenant, sa conscience, soumise si longtemps, se révoltait et se vengeait cruellement.

Ah ! s’il avait su. Mais il était trop tard maintenant.

Trop tard ! trop tard ! Les vagues semblaient murmurer cela en clapottant sur les cotés du bateau, et ce son se mêla à ses rêves toute cette nuit-là.

Marie Louise, elle, rêva à Joe et à Emma Bonneville. Dans son rêve les deux étaient toujours ensemble, et elle se réveilla avec un vague sentiment de jalousie.

Pendant ce temps, Mde Bernier attendait avec impatience, l’arrivée de sa fille.

Aussi fut-elle bien heureuse quand les deux voyageurs arrivèrent, enfin, sains et saufs et n’ayant subi aucun contretemps fâcheux.

Après avoir prodigué à Marie Louise, tous les soins que celle ci semblait réclamer après les fatigues du voyage, elle lui fit subir, ainsi que l’avait fait le père, un interrogatoire en règle sur son voyage et son séjour à New York, ce qu’elle avait vu d’extraordinaire, les personnes avec qui elle avait fait connaissance, etc., et ne s’arrêta que lorsque la jeune fille n’eut plus rien de nouveau à lui dire.

Mais plus perspicace que Je père, elle ne tarda pas à s’apercevoir que dans tout ce récit il y avait des endroits où la jeune fille semblait hésiter et se troubler un peu, et où elle s’arrêtait tout à coup sans finir quelques pensées qu’elle avait commencé à exprimer.

Ayant remarqué que le nom d’un certain M. Allard revenait souvent dans ses discours, elle se fit décrire ce personnage, et fut étonnée de l’ampleur de détails que Marie Louise, oubliant la prudence qu’elle avait observée jusqu’à ce moment, apporta à ce portrait.

— Il faut qu’elle l’ait bien regardé et bien étudié, se dit elle. Il y a quelque chose là-dessous, il faudra que j’en sache plus long.

Ce n’était pas la curiosité qui la conduisait. Au contraire. Mais pensant plus loin que ne le font bien des mères qui ne semblent jamais réaliser que leurs jeunes filles sont sorties de l’enfance, elle avait souvent prévu le moment où sa fille ouvrirait son cœur au sentiment qui vient toujours, une fois au moins, embellir pendant un temps plus ou moins long, la vie de tout être humain.

Elle avait prévu ce moment, et elle s’était juré, au souvenir de sa propre vie brisée, de faire tout en son pouvoir pour que sa fille eût une autre destinée que la sienne.

Elle s’était dit :

— Je ferai en sorte que ni la pauvreté, ni l’origine obscure, ni aucune objection de ce genre ne la sépare de celui qu’elle aimera, si, par bonheur, il est bon, honnête, loyal, et d’un caractère propre à la rendre heureuse. Je veux que mon enfant soit plus heureuse que je ne l’ai été moi même.

Maintenant, elle ne doutait pas que Marie Louise, malgré la réserve qu’elle cherchait à garder, n’eut été très impressionnée par le jeune pensionnaire de Mde Prévost. Mais elle ne chercha pas à forcer les confidences de la jeune fille.

— Il ne faut pas brusquer les choses, pensait elle. L’enfant ignore peut-être qu’elle aime réellement ce jeune homme. Peut être aussi n’est ce qu’un sentiment passager qui se dissipera bientôt. Avant d’agir d’une façon ou d’une autre, il faut laisser couler le temps pour voir s’il n’apportera pas du changement dans ses dispositions.

Mais, en attendant, il n’y a pas de mal à prendre des informations sur ce jeune homme, ce que puis faire simplement, sans donner l’éveil à ma cousine qui n’est pas des plus perspicaces, si ma mémoire ne me trompe pas.

Elle écrivit donc à sa cousine, la remerciant avec effusion du soin qu’elle avait pris de Marie-Louise, de la peine qu’elle s’était donnée pour lui procurer des distractions, et parmi toutes ces phrases plus ou moins banales, elle trouva moyen de glisser quelque mots adroits sur le jeune Allard, la priant de le remercier, lui aussi, des attentions bienveillantes qu’il avait eues pour sa fille.

Elle n’avait pas besoin d’en écrire plus long.

Au bout d’une semaine elle reçut une longue lettre en réponse à la sienne.

Comme elle l’avait pensé, une partie de cette lettre était consacrée à parler du jeune Allard, “notre Joe”, comme disait Mde Prévost qui, n’ayant pas d’enfant elle-même, s’était attaché au jeune homme aimable qui égayait sa demeure trop tranquille auparavant, comme elle l’écrivait à sa cousine.

C’était un bon et digne jeune homme, travaillant, sobre, honnête, rangé, aimable, toujours prêt à rendre service ; enfin il était facile de voir que Mde Prévost ne voyait aucun défaut dans son protégé, si ce n’était celui de ne pas être riche, mais, disait-elle, il le deviendra un jour, car il a du talent et de l’ambition.

Puis la lettre continuait sur d’autres sujets.

— En voilà assez long, se dit Mde Bernier. Maintenant je vais attendre quelque temps et si je vois que Marie-Louise continue à songer à ce jeune homme, je trouverai moyen de l’inviter à venir passer quelques semaines, ici, avec les Prévost qui doivent venir vers la fin de l’été.

Elle se fit donc un devoir d’observer attentivement Marie-Louise.

Elle constata que la jeune fille devenait de plus en plus rêveuse et que l’heureuse insouciance qui se lisait sur son visage avant son départ pour New York, avait fait place à une expression plus sérieuse et plus réfléchie.

Après bien des hésitations, Marie-Louise s’était enfin décidée à se rendre à confesse, et elle avait raconté, avec autant de crainte que si c’eut été un grand crime, son aventure du jardin.

Le vieux curé, son confesseur depuis bien des années, l’avait bien grondée d’abord, car il ne pouvait comprendre, qu’elle n’eut pas songé, en se rendant en pleine obscurité vers le fond du jardin, à l’avantage que le jeune homme pouvait tirer de son imprudence.

Mais comme la jeune fille, toute désolée et énervée, s’était mise à pleurer, il s’était radouci et l’avait consolée paternellement en lui faisant promettre d’être plus réfléchie à l’avenir.

Après cette confession. Marie Louise qui se sentait soulagée d’un grand poids, parut un peu plus heureuse, mais elle n’en conserva pas moins l’air rêveur qu’elle avait rapporté de New York.