Imprimerie de l'Indépendance (p. 121-126).

CHAPITRE X

Edmond Bernier venait d’arriver à Montréal, où il devait attendre sa fille.

La scène orageuse qui avait eu lieu entre lui et sa femme n’avait pas eu de suites apparentes.

Au contraire, les deux époux avaient conservé leur attitude ordinaire, de sorte que personne n’eut pu deviner qu’il y avait de la dissension entre eux.

En réalité Mde Bernier était retombée dans son état de calme ou plutôt d’apathie habituelle, mais Bernier cachait, sous un extérieur paisible, mille sentiments de fureur et de désirs de vengeance.

L’amour profond et passionné qu’il avait éprouvé pendant tant d’années pour Maria s’était dissipé en un instant pour faire place à la haine la plus terrible.

Il en est toujours ainsi de l’amour des égoïstes.

Tant que ce sentiment leur procure le bonheur, ou l’espérance du bonheur, ils s’y livrent avec ardeur, mais du moment qu’il n’y trouvent plus la jouissance désirée, ils ont la facilité de le mettre de coté, comme ils savent le faire de tout ce qui ne contribue pas a leur bien personnel.

Bernier était donc rendu à Montréal où le temps lui semblait bien long, car Marie Louise ne devait arriver que le lendemain.

Comme il était encore de bonne heure dans l’après midi, il se décida à faire une promenade à pieds, car il était encore bon marcheur, et aimait cet excercise.

Une fois en route, l’idée lui vint d’aller au cimetière pour voir le nouveau chemin de croix qu’on venait d’achever, alors, et dont on parlait beaucoup.

C’était une assez bonne marche, mais cela ne le rebutait pas, car le temps était superbe.

Il arriva enfin au cimetière qu’il trouva bien changé, depuis vingt ans.

Après avoir parcouru et admiré le chemin de croix, il s’engagea dans une petite allée à l’aspect calme et isolé et il marcha pendant quelques temps sans trop remarquer où il allait.

Se sentant fatigué, enfin, il s’assit sur le bord du sentier et resta là pendant longtemps, l’esprit livré aux plus sombres réflexions.

Cependant, le soleil baissait lentement à l’horizon sans nuages.

Ses longs rayons horizontaux illuminaient encore de leur clarté pâle et douce le sommet de la montagne, mais la grande ville à ses pieds était déjà assombrie par l’obscurité du soir.

Mais, Edmond Bernier, perdu dans ses réflexions, ne remarqua pas l’approche de la nuit.

Les petits oiseaux qui se disposaient à rentrer au nid chantaient ensemble un dernier chœur avant de s’endormir.

Leur gentil gazouillement eut éveillé des pensées riantes et douces dans l’âme de tout autre que l’homme coupable et endurci, qui entendait leurs chansons sans éprouver aucune émotion.

Enfin le dernier chant cessa et le dernier oiseau se blottit dans son nid près de ses petits et de sa fidèle compagne.

Le soleil était disparu complètement et la molle clarté que ses derniers rayons avaient laissée derrière eux commençait à se perdre dans l’obscurité toujours croissante.

Mais remplaçant le brillant astre du jour, la lune douce et argentée se montra bientôt au firmament. Alors, seulement, Bernier sembla sortir de sa torpeur.

Regardant autour de lui avec étonnement, il se leva, et très contrarié de s’être tant attardé, il se disposa à sortir du cimetière.

Mais embarrassé par les changements opérés dans la disposition des allées, il se trompa de chemin et finit par s’égarer complètement.

Inquiet et énervé, il continua cependant à marcher dans l’espérance de rencontrer enfin un des gardiens de l’endroit.

Mais il ne vit personne et malgré lui, il se sentit envahir par une vague terreur à la pensée qu’il était seul et égaré dans un lieu pareil.

La lune éclairait de ses rayons suaves et froids les blancs monuments de marbre, et les croix de bois dont il était entouré, et faisait ressortir d’une manière étrange et terrible les ombres noires projetées par les grands arbres et les massifs sombres et mystérieux.

Après avoir marché quelques temps, il s’arrêta tout à coup, croyant avoir entendu un bruit de pas.

Pendant qu’il restait ainsi, immobile, ses yeux s’arrêtèrent sur l’inscription d’un haut monument qui se dressait tout près de lui, et que la lune éclairait pleinement de sa clarté blanche.

Cette épitaphe se lisait ainsi :

Ici repose
Julia Marie Champagne,
Epouse de Edmond Bernier,
Née, le 11 juillet, 1827.
Décédée le 20 novembre 1858.
R. I. P.

Bernier frissonna de la tête aux pieds et porta instinctivement le regard vers le monument à gauche qu’il savait être celui de sa belle mère.

À côté de ce dernier, il y en avait un autre qu’il reconnut aussi.

C’était là que reposait le père et la mère de Joseph Allard.

Une fascination terrible à laquelle il ne pouvait résister, semblait attirer ses yeux vers ces trois tombes, et une terreur mortelle s’empara de lui.

Il aurait désiré s’enfuir, mais il ne le pouvait pas.

Alors les accusations de sa femme lui revinrent à l’esprit et le passé se dressa devant lui menaçant et terrible.

Il se souvint de sa première femme, pauvre enfant charmante et naïve, de qui il avait su se faire aimer d’un amour profond.

Pourtant, il ne l’avait jamais aimée, celle-là. Il ne l’avait recherchée que pour sa dot, et une fois marié, il n’avait pas tardé à mettre de côté la douceur et l’affection hypocrite dont il s’était servie pour gagner son cœur.

Lui seul savait jusqu’à quel point il s’était montré froid et dur envers elle ; lui seul savait combien de fois qu’il avait repoussé ses caresses naïves qu’il dédaignait ; combien de fois il lui avait laissé voir qu’il ne l’aimait pas et qu’il ne l’avait jamais aimée jusques à ce que, blessée dans l’âme, la jeune femme avait renfermé en elle-même toute sa tendresse inutile et méprisée, ainsi que son désespoir cruel.

Elle était morte de consomption, avaient dit les médecins, mais véritablement, c’était le chagrin qui l’avait tuée.

Il avait repoussé cette pensée, dans ce temps-là, mais il ne le pouvait plus en ce moment.

Il lui semblait s’élever, du fond de cette tombe négligée, une voix accusatrice qui lui murmurait :

— C’est toi qui as été la cause de ma mort, oui c’est toi qui m’a fait mourir à la fleur de l’âge. Souviens toi ! Edmond, souviens-toi !

Tu m’avais fait croire que tu m’aimais, fourbe ! hypocrite ! tu m’avais bercée des plus douces espérances, et moi, je t’avais cru, oui ; et je t’aimais comme ne pourra jamais t’aimer la femme qui a pris ma place. Souviens-toi ! Edmond.

Tu as brisé mon cœur, et tu m’as fait mourir de chagrin. Devant Dieu, tu es coupable de ma mort !

Et ma mère, ma pauvre vieille mère qui te croyait le meilleur des hommes ; tu l’as trompée ; tu l’as dépouillée même de son vivant ; souviens toi ! Edmond.

Que faisais-tu de l’argent que tu retirais des loyers ? t’en souviens-tu ?

Que faisais-tu de l’argent que tu lui faisais retirer de la banque sous prétexte de payer des frais de réparations aux maisons ?

Te rappelles-tu que tu dépensais largement, toi, pendant que ma pauvre mère était réduite à te demander, sou par sou, l’argent dont elle avait besoin ?

Qui t’avait donné le droit de t’emparer ainsi de ses biens ?

Et le petit enfant de ma sœur, l’héritier légitime, que tu dépouillais ainsi de ce qui devait lui revenir. Qu’est-il devenu ?

Pourquoi faisais-tu entendre aux frères de l’école où tu l’avais relégué bien loin de la vieille femme dont il était la seule joie, que c’était toi qui avait du Bien et non sa grand’mère.

T’en souviens-tu, Edmond ?

Tu connaissais le caractère fier et indépendant de cet enfant que tu as toujours détesté, malgré les hypocrites caresses que tu lui prodiguais pour gagner l’esprit de sa grand’mèré.

Tu savais qu’il ne se résignerait jamais à l’idée de vivre à tes dépens ; tu prévoyais qu’il chercherait à secouer ton joug, aussitôt qu’il comprendrait sa dépendance sur toi.

Tu ne fus pas étonné, quand tu appris qu’il s’était enfui de l’école. Tu le sais bien.

Mais tu affectais une grande douleur et tu parlais aussitôt de recherches extraordinaires.

Mais tu sais mieux que personne, ce que furent ces recherches.

Tu avais trop intérêt à ce que l’enfant ne se retrouvât pas pour le faire chercher activement.

Souviens-toi de tout cela, Edmond.

Qu’est-il devenu, ce pauvre enfant, le sais-tu ? En as-tu eu du remord ? Non, car tu n’as pas de cœur. Tu étais simplement heureux de te sentir débarrassé de lui, toi qui avait juré à sa grand’mère de le protéger comme un fils ; toi qui l’avais séparé d’elle sous prétexte de lui faire du bien, de le faire élever plus convenablement.

Tu les as séparés méchamment, ces deux êtres qui n’avaient que l’un l’autre au monde, et c’est l’ennui et le chagrin de cette séparation qui a contribué à abréger sa vie.

Mais c’était le but auquel tu visais, cela. Tu trouvais que ma mère vivait trop longtemps, et tu l’aurais assassinée de grand cœur, cette pauvre vieille femme sans défense.

Mais tu n’osais pas le faire, car tu es un lâche ! oui le plus lâche des hommes ! et lu craignais la potence.

Mais pour accomplir tes desseins tu trouvas des moyens moins dangereux pour toi.

Tu sus lui retrancher tout ce qui pouvait contribuer à prolonger son existence.

Que faisais tu des remèdes que le médecin lui ordonnait ? T’en souviens-tu ? Edmond.

Pour t’excuser en toi-même, tu te disais que ces potions lui seraient plutôt nuisible, qu’autrement.

Et le vin qu’elle devait boire tous les jours ? Ah ! pour cela, tu avais une meilleure excuse.

Non seulement tu étais membre de la Tempérance, mais tu voulais que ta belle-mère en fut aussi.

Ce vin, c’était la moitié de sa vie, et tu le savais. Souviens toi, Edmond !

Souviens-toi du passé. Souviens-toi que tu es un hypocrite, un parjure, un voleur et un assassin, et que tu seras maudit, oui maudit !

Pendant que cette voix mystérieuse, qui n’était en réalité que celle de sa conscience, qui brisait enfin le joug qu’il lui avait imposé depuis si longtemps, se faisait entendre au plus profond de son âme, une clarté terrible qu’il ne pouvait plus repousser lui représentait ses actions sous leur aspect véritable.

Ses sophismes tombaient l’un après l’autre, abattus par le remord vainqueur.

Il s’était arrangé une sorte de religion pour son usage particulier, une religion commode, en vérité, qui ne le contredisait et ne le gênait en rien.

Mais les principes de la religion, telle qu’elle est véritablement, se dressaient maintenant devant lui dans leur sévérité absolue, et pour lui, terrible ; et pour la première fois, la crainte des jugements de Dieu le remplissait d’une terreur mortelle.

Un vent froid agitait, avec un bruissement sinistre, les branches des arbres et faisait mouvoir d’une façon étrange leurs ombrages noirs et fantastiques sur le sol blanchi par la clarté blafarde de la lune.

Torturé et paralysé par une terreur sans nom, Bernier restait toujours à la même place, les yeux fixés sur les trois tombes, comme s’il se fut attendu à en voir sortir les mortes auxquelles il avait fait tant de mal.

En ce moment, une rafale de vent souleva tout à coup un amas de feuilles sèches restées depuis l’automne précédent sur la tombe de sa femme.

Alors, affolé qu’il était par la peur, il crut que la terre s’entrouvrait en effet pour laisser passer la morte qu’il redoutait tant, et rompant par un effort désespéré le charme terrible qui semblait le clouer sur le sol, il s’enfuit en courant comme si les fantômes l’eussent en effet poursuivi, et s’éloigna bientôt de cet endroit fatal.

Mais les forces lui manquèrent soudain, et brisé, haletant, il se laissa tomber sur le sol, dans un état d’épuisement qui lui enleva un instant le souvenir de ses terreurs.

Se remettant enfin, il se souleva un peu et il s’aperçut, à son horreur, qu’il était tombé sur un tertre à la tête duquel se dressait une simple croix de marbre.

Il n’y avait d’inscrit que ce nom.

Xavier LeClerc.

Un cri terrible s’échappa, de sa poitrine et il retomba lourdement sur le sol dans un évanouissement semblable à la mort.