Imprimerie de l'Indépendance (p. 113-119).

CHAPITRE IX

M. et Mde Bernier veillaient seuls dans la salle à manger.

M. Bernier lisait des journaux, Mde Bernier tricottait machinalement.

Le tempe était affreux. Une pluie torrentielle inondait la route qu’elle transformait en rivière.

Le vent soufflait avec violence et s’engouffrait dans les cheminées avec des gémissements lugubres.

— Quel temps épouvantable dit enfin M. Bernier.

Mde Bernier, ne répondit pas, absorbée qu’elle semblait être par ses réflexions. Il était bien possible qu’elle n’eut pas entendu la remarque de son mari.

Après quelques instants de silence, celui ci reprit :

— Ce n’est pas moi qui voudrait être dehors par un temps pareil.

Cette fois Mde Bernier leva les yeux d’un air interrogatif.

Encouragé par ce signe d’attention, M. Bernier se mit à dire :

— J’aimerais bien à savoir ce que fait notre Marie Louise en ce moment.

Il savait par expérience que ce sujet était le seul qui put rendre sa femme un peu communicative.

— Elle s’amuse sans doute, dit-elle, tranquillement.

— C’est que je commence à m’en ennuyer. La maison semble bien grande et bien vide sans elle.

— C’est vrai. Je me dis cela tous les jours.

— Ne trouves-tu pas qu’il serait temps de la faire revenir ? Nous voilà rendus au 15 de mai. On dit que la chaleur commence de bonne heure à New York. Marie Louise qui est accoutumée à l’air pur d’ici pourrait s’en trouver incommodée.

— Vous avez peut être raison. Nous ferons sans doute mieux de la faire revenir.

— Elle pourra très bien revenir seule jusqu’à Montréal, et arrivée là j’y serai pour l’attendre et la ramener ici.

— Il faudrait lui écrire sans tarder, alors, afin qu’elle ait le temps de se préparer pour le voyage.

Là dessus, Mde Bernier retomba dans le silence.

Cela ne satisfaisait pas son mari. L’impatience que lui causait la froideur et l’indifférence de sa femme s’était encore accrue depuis le départ de sa fille, car Mde Bernier, qui n’avait sur la terre d’autre joie et d’autre amour que cette enfant, s’était montrée plus morose et plus silencieuse que jamais pendant son absence ; et il avait compris, avec plus de certitude qu’il ne l’avait jamais fait avant, qu’il n’était rien pour sa femme.

Il y a des états de choses qu’on peut endurer longtemps sans se plaindre et sans sembler même s’en apercevoir.

Mais pendant ce temps le ressentiment et l’indignation s’amassent peu à peu comme les neiges sur le sommet des montagnes.

Puis tout à coup, vient un moment où l’avalanche se déchaîne. Il en est ainsi de la colère et des ressentiments comprimés depuis bien des années.

M. Bernier n’avait jamais compris pourquoi sa femme ne pouvait l’aimer comme elle avait aimé Xavier LeClerc.

N’avait-il pas été toujours bon et généreux pour elle ? Qu’avait-elle à lui reprocher ?

Depuis le départ de sa fille, il avait eu plus de loisir que d’habitude pour se livrer à des réflexions semblables.

Ce soir là, une résolution subite se forma dans son esprit. Il se décida à avoir une explication avec sa femme.

Cependant, au moment de commencer, il trembla, et un pressentiment mystérieux l’avertit qu’il ferait mieux de laisser les choses telles qu’elles étaient.

Mais il s’endurcit contre cette pensée sage et commença.

— Maria, je voudrais vous parler sérieusement, ce soir. Nous sommes seuls et l’occasion semble favorable.

Ne doutant pas qu’il ne s’agissait de sa fille, Mde Bernier laissa tomber son tricot sur ses genoux et se disposa à écouter attentivement son mari.

Son regard clair et ferme troubla un peu Bernier, mais après avoir hésité quelques instants il reprit :

— Voilà bientôt vingt ans que nous sommes mariés. Je voudrais savoir si, depuis ce temps, je n’ai pas été pour vous, tout ce qu’un bon époux doit être pour une épouse qu’il adore ; si je vous ai jamais refusé quelque chose ; si je n’ai pas fait tout en mon pouvoir pour vous rendre heureuse, si vous avez eu à vous plaindre de moi d’aucune manière ?

Il s’arrêta un instant. Sa femme l’écoutait toute stupéfaite. — Vous me haïssez, je le sais trop bien. Ma présence vous déplaît. Je vous suis à charge ; et il en a toujours été ainsi depuis notre mariage. Pourquoi cela ? Qu’ai-je fait pour mériter ainsi votre haine ?

J’ai enduré longtemps sans me plaindre votre conduite inexplicable à mon égard, mais ma patience est lassée enfin. Je veux savoir la cause de l’aversion que vous ressentez pour moi.

Tout en parlant, il s’était animé de plus en plus. Ses traits étaient bouleversés par la colère. Ses yeux brillaient d’un éclat farouche.

A l’aspect du changement qui s’était opéré dans son mari depuis quelques instants, Mde Bernier resta pâle et terrifiée.

Elle ne pouvait comprendre comment l’homme qui avait été si doux, si indulgent et si pacifique depuis vingt ans, pouvait en si peu de temps devenir violent comme il l’était en ce moment.

Elle en aurait été moins étonnée si elle eut comprit mieux le caractère de son époux.

Le défaut dominant de Edmond Bernier était un égoïsme absolu, brutal, concentré.

Ce n’était pas par bonté, ni par indulgence qu’il s’était montré si doux et si conciliant envers sa femme jusqu’à ce jour, mais il avait toujours espéré qu’à force de tendresse et d’attentions, il réussirait enfin à vaincre sa froideur et son aversion.

Il s’était donc fait une règle de conduite et il l’avait toujours scrupuleusement suivie.

Souvent, bien souvent, un geste, un regard, une parole révélant chez sa femme l’indifférence la plus absolue, l’avait mis hors de lui même, mais il avait su dompter sa colère et garder le masque de douceur qu’il s’était imposé.

Il voulait être aimé de sa femme, il le voulait de toute la force de son âme. Pour une caresse volontaire, pour un long regard d’amour, il aurait donné la moitié de sa vie.

Mais le jour où il aurait abandonné l’espoir d’inspirer à Maria un amour égal à celui qui le consumait lui-même, il aurait été capable de l’écraser sous ses pieds, dans sa rage et son désappointement, car son amour ne se rapportait qu’à lui-même ; l’amitié véritable et l’affection sincère n’y avaient pas de part.

Cependant, Mde Bernier, troublée d’abord avait repris ses sens, mais en même temps il lui semblait qu’une révolution se taisait dans son âme.

Depuis vingt ans, elle avait vécu comme dans un rêve, ne prêtant qu’une demie attention à ce qui se passait autour d’elle.

Jusqu’à présent son ressentiment contre son mari avait été passif et apathique. Maintenant elle sentait se ranimer en elle des sentiments qu’elle avait cru morts, mais qui n’étaient qu’endormis.

Le passé se dressait devant elle, clair et distinct, et avec le passé l’image triste et pâle de l’homme qui l’avait tant aimée, et qu’elle-même avait aimé comme elle n’avait jamais aimé personne d’autres. Elle se rappelait les espérances radieuses qui avaient embelli les premières années de sa vie de jeune fille, alors qu’elle commençait à aimer Xavier et à s’apercevoir qu’elle était aimée de retour.

Elle avait alors rêvé une vie calme et heureuse avec ce beau jeune homme ; une vie humble et tranquille peut-être, mais remplie de soleil et de bonheur ; une vie toute de tendresse et de dévouement ; c’était-là tout ce qu’elle avait désiré et demandé.

Pourquoi ces doux rêves ne s’étaient-ils pas réalisés ? Pourquoi le ciel ne lui avait-il pas accordé l’humble bonheur pour lequel elle avait tant prié ?

En ce moment des regrets infinis et amers remplisaient son âme, et déchiraient son cœur, au souvenir de sa pauvre vie brisée, de ses espoirs anéantis.

Qu’avait-elle fait pour mériter ce sort ?

Puis elle oubliait son malheur à elle même pour ne se souvenir que de celui de Xavier, ce pauvre Xavier que le désespoir avait entraîné à sa perte.

Pauvre Xavier ! mort seul et misérable à l’hôpital, sans un ami pour lui fermer les yeux ; souhaitant peut-être de revoir celle qu’il avait aimée, avant de mourir, et la demandant en vain à ceux qui l’entouraient.

Et qui avait été cause de cette mort prématurée, qui donc avait brisée ces deux vies ? C’était pourtant cet homme qui était là devant elle, cet homme devenu son époux presque malgré elle, et qui lui reprochait maintenant de ne pas l’aimer, de ne pas être attendrie par son amour à lui, cet amour fatal et maudit qui avait causé la perte de Xavier, le rival préféré !

Ses yeux se dessillaient, après toutes ces années et elle comprenait, comme elle ne l’avait jamais compris avant, la part qu’Edmond Bernier avait eue dans le renvoi de Xavier par son père à elle.

Elle comprenait la source des calomnies qui avaient détruit sa réputation avant même qu’il ne se fut abandonné au mal.

Elle ne disait rien cependant. Elle restait calme et froide en apparence.

Mais son mari qui la regardait toujours avec son regard devenu dur et farouche tout à coup, semblait devenir de plus en plus furieux.

Il semblait qu’il put suivre le fil de ses pensées, car il s’écria enfin dans accès de rage terrible.

— Oui, je le sais, c’est lui seul que vous avez aimé, et que vous aimez encore. Lui, cet ivrogne, ce misérable que votre père avait tant raison de chasser de chez lui. Je sais que vous l’aimez encore, vous, mon épouse légitime. Vous n’avez pas honte de vous livrer encore à cet amour dont vous devriez rougir comme d’un crime. Et n’est ce pas en effet un crime pour vous de garder ainsi le souvenir d’un autre homme après m’avoir juré fidélité à l’autel ?

Ne craignez-vous pas la punition du ciel ? Ne craignez-vous pas qu’il vous précipite au fond des enfers avec le réprouvé que vous regrettez, misérable femme ?

C’en était trop.

Pâle d’indignation Mde Bernier sa leva et écrasant son mari d’un regard chargé de colère et de mépris elle s’écria : — Est-ce bien vous qui osez me parler ainsi ?

Vous, l’hypocrite, le lâche, le menteur qui n’avez jamais reculé devant aucun moyen pour réussir dans vos desseins !

Vous qui avez flatté et choyé votre belle-mère pour voler à l’orphelin, qui n’avait qu’elle au monde, une part de l’héritage qui aurait dû lui appartenir tout entier !

Vous qui avez négligé cette pauvieille femme après avoir obtenu d’elle ce que vous vouliez, qui l’avez laissée seule dans sa maison, jour après jour, après lui avoir enlevé par quelque ruse, que je ne connais pas, mais que je devine, son petit-fils, sa seule joie au monde.

Vous qui avez été cause qu’elle mourut seule et sans secours dans ses appartements, d’où vous aviez pris soin d’éloigner tous ceux qui auraient pu vous démasquer auprès de cette pauvre femme, qui ne devait pas connaître, comme je le connais moi, votre véritable caractère ; si elle l’avait connu, elle ne vous aurait pas laissé son petit fils en soin.

Oui, je devine et je comprends maintenant votre conduite envers elle, et les motifs qui vous faisaient agir, dans ce temps là.

Elle est morte seule et abandonnée, la pauvre femme. Quelques secours prodigués assez tôt l’auraient peut-être sauvée. Avec les soins nécessaires, sa vie aurait pu se prolonger longtemps encore pour lui permettre de veiller sur son enfant, son pauvre enfant, qui a péri misérablement, sans doute, lui aussi.

Devant le bon Dieu, vous êtes coupable de ces deux morts et d’une autre encore, car c’est vous qui avez poussé Xavier LeClerc au mal. Vous le savez bien.

Avec un talent infernal, vous avez su le perdre auprès de mon père, lui, le meilleur, le plus honnête, le plus loyal des hommes.

Vous saviez que je l’aimais, vous saviez qu’il essayerait de tout son pouvoir de vaincre la résistance de mon père à notre mariage, et avec vos discours perfides et vos calomnies diaboliques, vous avez réussi à le faire chasser de chez nous.

Je ne comprenais pas cela dans ce temps là, mais je l’ai compris plus tard ; trop tard, hélas !

C’est alors que poussé par le désespoir, il s’est livré à l’ivrognerie. Alors, et pas avant. Vous le savez. Vous le saviez dans ce temps-là.

Et loin de regretter votre noire méchanceté, vous avez toujours semblé heureux de voir ce malheureux fournir lui-même la preuve des calomnies que vous aviez suscitées contre lui.

Il est mort à l’hôpital, oui, mais il est mort en chrétien. Je le sais. Et depuis longtemps, il jouit au Ciel du bonheur qui lui a été refusé ici bas, tandis que vous, fourbe que vous êtes, vous mourrez sans doute tel que vous avez vécu, dans l’hypocrisie et dans le mensonge.

Vous voulez que je vous aime ? moi dont vous avez brisé la vie !

Vous me reprochez comme un crime de ne pas vous chérir, vous qui avez tué, oui tué comme vous auriez pu le faire avec le fer ou le poison, le seul homme que j’ai jamais aimé.

Vous chérir ? non ! C’est bien assez que j’aie été assez lâche, assez avilie pour consentir à vous épouser, enfin, lasse de résister à toutes les forces unies contre moi ; lasse des plaintes et des reproches de ma mère, des menaces de mon père et de votre persistance égoïste et brutale.

Dans ce temps là, je ne discernais pas la vérité que j’ai reconnue si clairement plus tard.

J’avais honte d’aimer encore Xavier après sa chute, et je voulais mettre un obstacle entre lui et moi.

J’ai été lâche et infidèle moi-même et Dieu m’a punie. Oui, cruellement punie, car je n’ai jamais joui d’un jour de paix véritable depuis le moment où j’ai vu Xavier LeClerc pâle et désespéré à la porte de l’église, le jour de notre mariage.

Mais vous, qui avez dépouillé la veuve et l’orphelin ; vous dont la vie n’a été qu’un tissu d’hypocrisie et de mensonge ; vous dont la conscience est chargée de trois morts, quelle miséricorde pouvez vous attendre du Ciel ?

En ce moment, Bernier, écumant de rage, s’élança vers sa femme comme pour l’anéantir.

Mais, elle, se redressant avec calme et fierté, lui lança un regard de mépris foudroyant en murmurant :

— Lâche ! il ne vous manquerait plus que cela. Frappez moi donc si vous l’osez, et elle sortit laissant Bernier hors de lui-même, rempli de rage et d’indignation.