Imprimerie de l'Indépendance (p. 105-111).

VIII

Vers la fin d’une belle journée de mai, Joe et Marie Louise étaient assis sur le banc rustique au fond du jardin de Mde Prévoit, car elle possédait un jardin, cette bonne dame.

Tous les cottages de ce temps là avaient des jardins, mais ainsi que les cottages, les jardins frais et fleuris sont disparus pour toujours.

On n’était encore qu’au commencement du mois, et il n’y avait que quelques fleurs d’épanouies. Cependant les lilas dont il y avait un massif près du banc rustique, étaient déjà ouverts, et leur parfum délicieux se répandait partout aux alentours.

On venait de terminer le souper et Mde Prévost était encore occupée dans sa cuisine. M. Prévost fumait tranquillement sur le perron, regardant sans les voir les spirales de fumée bleue qui s’échappaient de sa pipe chérie.

Les deux jeunes gens pouvaient donc causer sans contrainte ; cependant, ils conservaient tous deux un silence mélancolique.

Joe rompit enfin le silence.

— Comme cela, vous partez après-demain, Mlle Bernier ?

— Oui, il le faut, répondit la jeune fille en soupirant. J’aurais préféré rester encore quelques temps, mais papa m’écrit que lui et maman s’ennuient beaucoup.

— Ils ne s’ennuient pas tant que je m’ennuirai moi, quand vous serez partie, dit tristement Joe.

Voyant que la jeune fille ne répondait pas il continua :

— Le temps a passé bien vite, depuis que vous êtes ici. Il me semble qu’il ne peut y avoir déjà un mois que vous êtes arrivée.

— C’est vrai, répondit naïvement Marie Louise, le temps a passé bien vite.

Quelques instants de silence succédèrent à ces paroles. Enfin, Joe reprit :

— Est-ce que vous ne regretterez pas un peu ceux que vous laisserez derrière vous, quand vous serez rendue chez vous ?

— Cela ne peut se faire autrement, car tout le monde a été bon pour moi ici, mais Mde Prévost et son mari vont peut-être venir nous faire une visite dans le courant de l’été, c’est-à-dire si M. Prévost trouve moyen de prendre son congé

— Comme ils seront heureux, eux !

— Le croyez-vous vraiment ?

— Qui pourrait penser autrement ? Ne jouiront-ils pas de votre présence ?

Marie Louise ne répondit pas, mais elle se creusait la tête pour découvrir un moyen d’inviter Joe à faire le voyage projeté avec les époux Prévost, sans avoir l’air trop audacieuse.

Cependant une pensée l’arrêta. Serait-ce convenable pour elle de faire cette démarche ? et puis que diraient ses parents ? Si encore elle était sûre que Joe l’aimait, mais comment pouvait-elle le savoir au juste, puisqu’il ne lui avait jamais dit ? Peut-être s’était elle trompée dès le commencement de leur connaissance en supposant que ce jeune homme éprouvait pour elle un sentiment sérieux.

Peut être n’avait-il voulu que s’amuser un peu, en passant. Comment pouvait-elle savoir le contraire ?

Pendant qu’elle était absorbée par ces réflexions, Joe se livrait aussi à des réflexions du même genre.

— Oh, si je pouvais savoir qu’elle m’aime, pensait il. Cela me donnerait du courage de lui faire des aveux. Mais qui me dit que ce n’est pas une coquette, qui a trouvé bon de s’amuser à me charmer pendant son séjour ici ?

Qui me dit qu’elle n’a pas un fiancé là-bas, et que ce ne soit pas sur ses instances qu’elle se décide à retourner ?

Si elle était de ma condition encore, j’aurais plus de courage.

Mais comment savoir qu’elle n’accueillerait pas ma demande avec dédain ?

Avec un dédain mérité, car que suis-je pour oser lever mes yeux sur elle, moi pauvre garçon, sans famille, sans fortune, qui n’ai rien à lui offrir si ce n’est ma pauvreté, tandis qu’elle, belle, jeune et riche comme elle l’est, peut aspirer à un des meilleurs partis de sa place natale.

Cependant, Mde Prévost vint les rejoindre et s’empara de la conversation comme c’était son habitude.

Après avoir parlé quelque temps, elle s’écria tout à coup.

— Mais j’y pense, puisque tu pars après-demain, ma mignonne, tu devrais aller faire tes adieux chez les Bonneville ce soir, car tu n’auras certes pas le temps d’y aller demain.

— Vous avez raison ma cousine.

Allons-y donc ce soir, car je ne voudrais pas partir sans les voir une fois, ils ont été si aimable pour moi, surtout la jeune fille pour qui je me ressens beaucoup d’amitié.

— Cela ne m’étonne pas, car Emma est une fille que tout le monde aime, mais nous ferons mieux de partir tout de suite car il est déjà huit heures. Viens-tu vieux ? demanda t-elle en s’approchant de son mari qui continuait à fumer sur le perron.

— Oh non, vieille ! répondit-il, en s’étirant les bras paresseusement. J’aime mieux rester où je suis. Allez-y sans moi.

Si Joe eut osé exprimé sa pensée en ce moment il aurait déclaré que M. Prévost était l’homme le plus égoïste et le plus paresseux de la terre, mais il se contenta de l’invectiver en lui-même, et faisant fortune contre bon cœur, il partit pour chez les Bonneville avec une dame à chaque bras et il dût se contenter d’être amusé par le persiflage de Mde Prévost au lieu de jouir du tête-à-tête qu’il aurait tant désiré.

Ce soir là, Emma était seule à la maison, car le reste de la famille s’était rendu à la chapelle afin d’assister à l’office du mois de Marie.

La nouvelle du départ prochain de Marie Louise la combla de joie, bien qu’elle sut dissimuler ce sentiment en exprimant des regrets polis.

La pauvre enfant se disait que Marie Louise, une fois partie, Joe l’oublierait peut-être, et l’espérance de voir revenir à elle celui qu’elle aimait tant, faisait bondir son cœur.

Cependant les autres membres de la famille revinrent de l’église et avant que la soirée fut bien avancée, Mde Prévost déclara qu’il était temps de partir, car Marie Louise et elle devaient se lever de bonne heure le lendemain, pour s’occuper des préparatifs du départ de cette dernière.

En retournant à la maison, Joe se sentait devenir de plus en plus triste en songeant que c’était la dernière fois probablement qu’il devait marcher ainsi avec Marie Louise, et sentir le contact de la petite main qui s’appuyait si doucement sur son bras.

Le lendemain matin, il se réveilla avec la désolante pensée que cette journée était la dernière que Marie Louise devait passer tout entière à New York. Cette pensée le préoccupa toute la journée, au magasin.

Il aurait voulu trouver une excuse pour retourner à la maison, afin de jouir de la présence de sa bien aimée le plus longtemps possible.

Il espérait qu’il aurait encore l’occasion de passer quelques temps avec elle sur le banc rustique au fond du jardin, ce soir-là, et il se promettait bien de ne pas perdre l’occasion de lui déclarer son amour.

— Il vaut mieux que je sache à quoi m’en tenir, pensait-il.

Mais il devait être désappointé.

Vers le soir il se mit à pleuvoir à verse, et il dut se résigner à passer la veillée dans le salon avec M. et Mde Prévost.

Cette dernière accapara tellement Marie Louise qu’il n’eut presque pas l’occasion de lui adresser la parole.

— Que je suis donc malchanceux ! pensait-il.

Cependant la veillée tirait à sa fin et Mde Prévost déclara bientôt qu’il était temps de songer au sommeil.

Pendant qu’elle descendait au sous-sol pour voir si tout était bien en ordre pour la nuit, Marie Louise s’écria tout à coup.

— Que je suis donc étourdie ! J’ai laissé mon châle de laine sur le banc rustique, ce matin.

Il doit être tout mouillé, mais j’aurai le temps de le faire sécher, d’ici à demain après-midi. Il faut que j’aille le chercher.

— Je vais aller le chercher pour vous, dit Joe. Attendez un peu.

La pluie avait cessé, mais le ciel était encore couvert et le jeune homme ne voyait goutte.

— L’avez-vous trouvé ? lui demanda la jeune fille, qui était sortie sur le perron.

— Non, pas encore, mademoiselle, mais je ne puis manquer de mettre la main dessus. Dites moi seulement où il est à peu près.

— Tiens, je crois que je ferai mieux d’y aller moi-même ; je sais juste où je l’avais déposé, et en un instant la jeune fille était rendue au fond du jardin sans réfléchir plus loin.

— Tiens le voilà, dit-elle en posant affectionement la main sur son châle. Mon Dieu qu’il est mouillé !

— Laissez moi le porter alors, il va dégoûter sur votre robe et il chercha à lui prendre le châle des mains.

En ce moment il réalisa qu’il était enfin seul avec elle, seul sous l’ombre de la nuit.

Son cœur se mit à battre avec violence.

Il voulut parler, il voulut profiter de l’occasion pour lui avouer son amour, et lui demander d’avoir pitié de lui, mais l’émotion semblait l’étouffer.

En ce moment, la voix de Mde Prévost retentit claire et sonore dans la nuit.

— Marie Louise, Marie Louise ! arrive donc, et laisse ton châle si tu ne peux le trouver. Il fait froid et humide et tu vas sûrement t’enrhumer.

Alors, pour un instant, Joe oublia tout, excepté qu’il était là, seule avec Marie Louise ; qu’il l’aimait à l’adoration, qu’elle allait partir le lendemain et qu’il ne la reverrait jamais, peut être. Et ne pouvant plus se contenir, il l’attira contre lui et déposa un long et brûlant baiser sur ses lèvres en lui murmurant tout bas.

— Marie Louise, mon ange, ma bien aimée, mon adorée, je vous aime !

Ne m’oubliez pas !

— Marie Louise ! cria encore la voix de Mde Prévost.

Comme dans un rêve, il suivit machinalement Marie Louise qui rentra précipitamment dans la maison toute confuse et tremblante.

Quand Marie Louise fut rentrée dans sa chambre, au lieu de se coucher tout de suite comme le lui avait recommandé sa cousine, elle se jeta sur une chaise et cacha son visage dans ses mains, en proie à une agitation terrible.

Son cœur battait avec violence ; ses joues étaient brûlantes.

Partagée comme elle l’était entre la bonté, la crainte et l’indignation, un autre sentiment plus puissant venait dominer les autres par moment, et faisait redoubler les palpitations de son cœur.

Elle croyait sentir l’étreinte soudaine de Joe et le feu du baiser qu’il avait déposé sur ses lèvres. Elle se rappelait alors avec terreur que sa première impulsion avait été de cacher son visage contre l’épaule du jeune homme, et elle se demandait avec angoisse s’il avait pu remarquer ce mouvement.

Un instant, elle s’accusait d’avoir été imprudente et hardie en se rendant, comme elle l’avait fait, au fond du jardin obscur.

— Il m’aura prise pour une fille sans réserve, accoutumée à ces choses là, se disait-elle en versant des larmes de rage et de honte.

Puis sa colère se tournait subitement contre le jeune homme.

— Il faut qu’il soit bien villain et bien audacieux pour avoir osé faire cela. Un garçon respectable n’aurait jamais agi de la sorte. Est-ce que je lui avait donné de l’encouragement, moi ? J’aurais dû lui donner un soufflet en pleine figure. Oui, cela lui aurait appris à se conduire plus convenablement.

Le lâche ! tirer parti de ma sottise. Lâche ! lâche ! Oh pourquoi ne lui ai-je pas jeté ce nom au visage ? Il aurait compris que cela ne me faisait pas plaisir, au moins, tandis qu’au contraire, mon silence va lui sembler une espèce de consentement. Oh le lâche, le lâche !

La terreur reprenait alors le dessus. Elle songeait qu’il faudrait dire cet incident à confesse et cette pensée la faisait trembler, elle qui n’avait jamais eu rien d’extraordinaire à dire à son vieux confesseur, le même depuis sa première communion.

— S’il était mon fiancé, encore, pensait-elle avec amertume, mais un étranger que je ne verrai peut-être jamais. Et ses pleurs recommençaient de plus belle.

Elle se décida enfin à faire sa prière, l’âme partagée entre la conponction et le découragement, puis elle se coucha.

Brisée par tant d’émotions diverses, elle ne tarda pas à s’endormir profondément, et elle ne se réveilla que fort tard le lendemain.

Elle se leva aussitôt et s’étant habillée à la hâte, elle descendit en bas, sans trop savoir elle-même le motif de sa précipitation.

Mais elle ne le comprit que trop bien un instant plus tard, quand Mde Prévost qu’elle trouva seule dans la salle à manger, lui apprit que M. Allard, trouvant qu’elle tardait trop à descendre, était parti en la chargeant de faire ses adieux à la jeune fille.

— Il avait envie de me demander de te réveiller, je crois, mais il n’a pas osé, et moi, voyant que tu dormais si bien, je n’ai pas aimé à le faire.

Marie Louise se sentait le cœur serré, mais elle se contrôla de son mieux et fit des efforts pour manger le déjeuner que sa cousine lui servit.

— C’est un bon garçon, continua cette dernière, mais il est un peu timide.

Malgré son trouble, Marie Louise ne put s’empêcher de sourire à cette remarque. Il était bien timide en effet, ce M. Allard. Oui, vraiment !

Mais les pensées sérieuses reprirent le dessus aussitôt.

— S’il m’avait aimée véritablement, se dit-elle, avec une conviction désespérée, il ne serait pas parti sans me voir pour me dire adieu lui-même.

Il aurait aussi compris qu’il me devait des excuses pour sa conduite d’hier soir.

Mais il a voulu s’amuser à mes dépens, voilà tout, et moi qui suis assez folle pour le regretter.

Comme il rirait de moi s’il savait que j’avais pris ses avances au sérieux.

Pourtant, j’aimerais mieux qu’il me pensât sotte et crédule que de me croire mal élevée et hardie, car dans ce dernier cas, il me mépriserait, tandis qu’autrement il ne pourrait s’empêcher d’éprouver des remords d’avoir abusé ainsi de ma confiance.

Cependant l’heure du départ arriva, et Marie Louise partit pour la grande gare avec sa cousine qui commençait à avoir les larmes aux yeux, à mesure que l’instant de lu séparation s’approchait.

On arriva bientôt à la gare où le train pour Montréal semblait les attendre, car cinq minutes après l’installation de Marie Louise dans un des compartiments, il commença à s’ébranler pour le départ.

En ce moment, pendant que Mde Prévost faisait à Marie Louise ses dernières recommandations par la fenêtre du compartiment, un jeune homme, pâle et essoufflé entra dans la gare.

C’était Joe Allard.

Il n’eut que le temps de lancer un regard expressif à Marie Louise qui avait rougi beaucoup en l’apercevant, et de lui crier.

— Adieu ! Mademoiselle.

Un long coup de sifflet de la locomotive lui répondit, et quelques instants après, le train disparaissait dans les profondeurs du grand tunnel.