Imprimerie de l'Indépendance (p. 99-104).

CHAPITRE VII

Par un beau dimanche doux et soleilleux du mois d’avril, Emma Bonneville se rendait à la grand’messe, selon son habitude.

À cette époque l’église St-Jean-Baptiste n’était pas encore bâtie, bien que l’on commençait à y songer sérieusement.

Sur la demande d’un certain nombre de familles, le Révd. Père Cazeneuve, supérieur des Pères français de la Miséricorde, et curé de l’église St-Vincent de Paul de la 23e rue, avait établi une mission parmi les Canadiens de Yorkville.

À cette fin, on avait loué une salle assez humble qui servait ordinairement à des réunions politiques, et les futurs paroissiens s’étaient bravement unis à l’œuvre pour faire les changements qui devaient transformer cette salle en chapelle.

Pendant ce temps, on organisait à la hâte un chœur de chant, on dressait deux jeunes enfants pour servir la messe, on nommait un secrétaire, des marguillers ou syndics, etc, et enfin le dimanche de la septuagésime, 1882, la première messe canadienne fut célébrée par le Révd. P. Cazeneuve lui-même.

Le lieu était pauvre et humble, l’autel manquait de richesse et d’élégance, le chant était très simple ; cependant, les assistants n’avaient jamais entendu une messe avec plus de dévotion et de bonheur.

Le bon Père Cazeneuve possédait un extérieur des plus vénérables.

D’une taille grande et majestueuse, il avait une belle et noble physionomie où rayonnait la bonté et la grandeur d’âme.

Sa parole simple, mais éloquente allait droit au cœur. On sentait en l’écoutant, qu’il était sincère dans ce qu’il disait, et sous le charme magnétique de ses discours inspirés, toujours à la portée de ceux qui l’écoutaient, les plus incrédules sentaient renaître en eux la foi qu’ils avaient eu le malheur de perdre.

Ainsi s’opéra-t-il bien des conversions, pendant ce carême là, et quand vint le temps pascal, on vit s’agenouiller à la sainte table, des hommes qui ne s’étaient pas approchés des sacrements depuis bien des années.

De plus, il se fit des rapprochements et des réconciliations entre des familles divisées jusques alors.

Mais si les Canadiens se montraient religieux et pieux, il ne cessèrent pas non plus de se montrer dévoués et généreux.

Non seulement ils continuèrent à soutenir la chapelle comme on l’appelait, mais ils trouvèrent moyen de souscrire dans l’espace des six ou sept mois, la somme de $2000 qui furent employées à faire le premier paiement sur le terrain où s’élève maintenant l’église St Jean-Baptiste.

Cette somme parait assez considérable, si l’on considère que la paroisse canadienne de ce temps-là ne comptait guère plus de soixante dix à quatre-vingt familles, dont un bon nombre ne faisaient qu’arriver à New York, et dont les chefs étaient principalement des ouvriers.

Petit à petit, les autres Canadiens qui étaient dispersés dans les divers quartiers et dans les environs de la ville se rapprochèrent de l’église et augmentèrent le nombre des paroissiens. Mais soit dit sans les offenser, ils n’eurent jamais le zèle et l’entrain des premiers fondateurs de la paroisse.

Sur ces entrefaites, les Canadiens eurent le malheur de perdre le Révd. Père Cazeneuve qui s’était embarqué pour un voyage en France où il mourut subitement en arrivant au Havre. Il fut pleuré et regretté, des Canadiens.

L’abbé de la Croix, lui succéda. Ce fut ce dernier qui bâtit l’église St-Jean Baptiste, dont il fut le curé pendant un an et demi à peu près.

M. l’abbé Tétreault, le curé actuel, lui succéda.

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Emma Bonneville se dirigeait donc vers la « chapelle » qui se trouvait dans la soixante-dix septième rue entre les Deuxième et Troisième avenues.

Comme il était encore de bonne heure, il n’y avait que peu de personnes quand elle arriva.

Elle s’agenouilla et pria longtemps pour ses parents, le succès de la nouvelle paroisse, pour celui qu’elle aimait et pour elle-même.

Quant elle eut fini sa prière elle s’assit et se mit à observer tranquillement les paroissiens qui commençaient à arriver en foule, et à remplir les bancs.

Soudain, elle sentit son cœur battre avec violence, car un jeune homme accompagné de deux dames venait de passer dans l’allée. Le jeune homme était Joe Allard, et l’une des dames était Mde Prévost, et l’autre, belle jeune fille qu’Emma ne connaissait pas, était Marie Louise Bernier.

Les trois allèrent se placer quelques bancs plus haut que celui d’Emma, Mde Prévost, d’abord puis la jeune inconnue, et Joe.

Emma était très pieuse, mais elle fut pourtant bien distraite pendant la durée de cette messe.

La présence de l’étrangère l’inquiétait, d’autant plus qu’elle avait eu le temps de constater sa rare beauté, quand elle avait passé dans l’allée.

Elle ne doutait pas que ce ne fut là la petite cousine attendue de Mde Prévost, ce qui contribuait à l’inquiéter davantage, car demeurant dans la même maison, Joe Allard et elle ne pouvaient manquer de se voir à tous moments.

Pour la première fois, la jalousie cruelle mordit au cœur de la jeune fille, et pour la première fois l’idée que Joe devait l’aimer lui sembla moins vraisemblable.

Après la messe, les fidèles restèrent quelques temps en groupes sur le trottoir. On se saluait, on causait, on riait ; toutes ces bonnes gens avaient l’air heureux de se trouver ensemble. Cela leur rappelait le Canada.

Emma était restée dans son banc plus longtemps que les autres, car elle se sentait attristée et troublée.

Quand elle descendit enfin, elle trouva Mde Prévost qui l’attendait avec sa jeune cousine qu’elle tenait à lui présenter le plus tôt possible.
Joe Allard causait plus loin avec un groupe d’hommes.

Toute bouleversée qu’elle se sentait, Emma eut assez de fermeté pour ne rien laisser paraître de son émotion, et elle répondit affablement aux quelques paroles que lui adressa Marie Louise Bernier, qui se sentait attirée vers cette jeune fille aux doux yeux bruns.

Cependant, Joe rejoignit les dames, et apercevant Emma, il la salua cordialement, comme à l’ordinaire, mais quand Mde Prévost déclara qu’il était temps de songer à retourner à la maison, il offrit son bras à Marie Louise et laissa Emma marcher avec Mde Prévost, qui conversa tout le long du chemin avec sa volubilité accoutumée sans s’apercevoir que sa jeune compagne ne l’écoutait pas.

Ils passèrent sur la 3e Avenue jusqu’à la 81e rue, où Emma prit congé de Mde Prévost, et rentra chez elle triste et pensive.

Ce soir là, les Prévost, leur jeune cousine et Joe vinrent veiller chez les Bonneville, après les vêpres, ainsi que plusieurs jeunes gens, amis de Georges Bonneville.

On joua aux cartes, on chanta, on causa, et la veillée fut très gaie.

Emma surtout semblait joyeuse ; elle causait et riait gaiement avec les jeunes gens, qui se tenaient autour d’elle, à l’exception de Joe Allard, et elle chanta plusieurs chansons de sa jolie voix claire et souple, que la cultivation n’avait pas eu l’occasion de gâter, et se montra d’une cordialité parfaite envers la nouvelle arrivée.

Mais quand tout le monde se fut retiré, et qu’elle fut renfermée dans sa chambre, elle se jeta près de son lit et resta longtemps dans la même position, sans pleurer, sans verser une seule larme, mais avec la mort dans le cœur, car plusieurs fois pendant cette veillée elle avait vu celui qu’elle aimait regarder la cousine de Mde Prévost avec des yeux où se lisait une admiration sans bornes, et même plus que cela, un amour passionné.

Elle comprenait maintenant que Joe ne l’avait jamais aimée, qu’il n’avait éprouvé pour elle qu’une amitié platonique, et pendant que ces vérités se faisaient jour dans son esprit, elle réalisait plus qu’elle ne l’avait jamais fait auparavant qu’elle aimait Joe de toute son âme, et qu’elle ne pouvait jamais en aimer un autre que lui.

Pendant ce temps, Joe Allard et Marie Louise Bernier marchaient lentement vers la demeure de Mde Prévost. M. et Mde Prévost les suivaient à peu de distance ; cette dernière faisait comme d’habitude tous les frais de la conversation entre elle et son mari.

Joe et Marie Louise ne disaient rien, eux.

Vraiment, c’était un beau soir, un soir fait exprès pour des amoureux, à ce qu’il semblait.

La lune presque pleine paraissait pâle et douce dans le ciel pur. Une brise tendre s’élevait de temps en temps ; les arbres n’avaient pas encore de feuilles, et les fleurs n’étaient pas encore épanouies, mais on sentait que le printemps arrivait, et que son souffle tiède embaumait déjà la terre.

Sans savoir pourquoi, Joe et Marie Louise se sentaient heureux comme ils ne l’avaient jamais senti auparavant.

Ils ne se parlaient pas, et pourtant, il leur semblait qu’ils se comprenaient.

La petite main de la jeune fille se posait avec confiance sur le bras du jeune homme qui sentait son cœur palpiter à ce doux contact.

C’était tout, et c’était assez.

Enfin, ils arrivèrent à la maison ; les Prévost les rejoignirent en quelques instants. Le mari baillait d’un air endormi.

Il y avait bien 20 ans qu’il était marié, et une promenade au clair de la lune avec sa digne épouse à son bras ne lui avait pas semblé une chose bien divertissante.

Vingt ans avant, il aurait été aux anges à pareille occasion, pourtant. Mais le temps change tout.

Marie Louise était arrivée chez les Prévost depuis plusieurs jours déjà. Elle était venue seule, c’est-à-dire, sans son père, qui avait été retenu au dernier moment, par un accident peu grave, mais qui ne lui permettait pas d’entreprendre ce voyage. Il s’était donné une entorse qui menaçait de le garder à la maison pendant plusieurs semaines.

Marie Louise avait voulu attendre son père, mais il n’avait pas consenti à ce qu’elle retardât son voyage, d’autant plus qu’un de ses amis partait justement pour New-York avec sa femme, et offrait d’amener la jeune fille avec eux.

Elle s’était donc décidée de partir sans lui et c’est ainsi qu’elle se trouvait seule chez les Prévost.

Depuis son arrivée à New York, elle avait senti son ennui se dissiper sans s’en rendre compte.

Il lui semblait qu’elle commençait une vie nouvelle, et que le passé n’était qu’un rêve.

Etrange coïncidence, Joe éprouvait le même sentiment. Il lui semblait, à lui aussi, que les trente années de son existence passée s’étaient écoulées comme un songe et qu’il ne faisait que se réveiller.

Mais si Marie Louise éprouvait ce sentiment nouveau sans songer à l’analyser, il n’en était pas de même du jeune homme. Il ne tarda pas à comprendre qu’il aimait la blonde jeune fille comme il n’avait jamais aimé personne déjà.

— C’est bien l’ange de mes rêves, pensait-il. Comme ses yeux bleus sont doux et purs ! comme ses beaux cheveux sont dorés ! Sa voix est douce comme de la musique, son sourire est charmant, naïf, et coquet en même temps.

Elle a l’air bonne avec cela. Elle doit être aussi bonne qu’elle est belle. Oh, si elle pouvait m’aimer, elle aussi. Et il se laissait aller doucement aux rêves dorés de la jeunesse.

Puis une pensée plus triste venait assombrir son âme.

— Elle est riche, si ce que dit Mme Prévost est vrai, trop riche pour moi.

Qu’est-ce que je suis, moi, auprès d’elle ; un pauvre commis qui n’a que son salaire de chaque semaine pour vivre.

Quand même elle consentirait, elle, car elle n’est pas fière, je le vois bien, ses parents ne voudraient jamais consentir.

Ils croiraient que je ne recherche que sa fortune, moi qui voudrait la voir pauvre pour pouvoir lui offrir ma vie.

Non, ils ne voudraient pas croire que je l’aime pour elle-même. Elle ne le croirait peut-être pas elle-même.

Comment donc pourrai-je faire pour lui prouver mon amour ?

Cher ange, si elle savait seulement combien je l’aime !

Et le pauvre amoureux se perdait dans des réflexions infinies.