Imprimerie de l'Indépendance (p. 91-98).

CHAPITRE VI

Jusques à l’âge de huit ans, j’ai vécu à Montréal, dit Joseph Allard.

Orphelin depuis ma plus tendre enfance, j’avais été recueilli par ma grand’mère qui m’adorait et me choyait.

Nous habitions une maison de pierre grise, devant laquelle, il y avait de grands arbres.

C’est tout ce que je m’en rappelle.

Ma grand’mère avait l’habitude de s’asseoir dans une grande chaise berçante, près de la fenêtre ; je m’asseyais à ses pieds et elle me contait des contes. Voilà encore un de mes souvenirs.

J’aurais vécu bien heureux avec elle, si ce n’eut été pour un oncle, le mari de ma tante qui était morte quelques années après ma mère, selon ce que j’ai entendu raconter.

Cet homme qui était froid et sévère m’inspirait une aversion profonde, que je ne pouvais surmonter.

Je sentais qu’il ne m’aimait guère, lui.

Tout en me gâtant, ma grand’mère savait me faire obéir au besoin.

Mais il n’en était pas de même de mon oncle. Il suffisait qu’il me donna quelques ordres, ce qu’il faisait toujours d’une manière désagréable et dédaigneuse, pour qu’il me prît envie de résister.

Cet entêtement de ma part amena un jour une chicane sérieuse entre lui et moi.

Il finit par me souffleter et alors, je m’élançai sur lui comme un tigre, l’attaquant avec les pieds et les poings.

Cela me donna une satisfaction momentanée, mais malheureusement, mon oncle était rancunier et sournois.

Au bout de quelques semaines j’appris que je devais quitter ma grand’mère pour entrer dans une école de frères de campagne.

Cette nouvelle me jeta dans un désespoir violent et je devins sombre et taciturne.

Ce fut encore pis quand je fus rendu à l’école. J’étais comme un vrai petit sauvage. Les élèves voulurent d’abord me faire un bon accueil, mais je les reçus si froidement qu’ils finirent par me prendre en haine, bien que je ne songeais jamais à leur faire de mal. Tout ce que je voulais, c’était d’être laissé seul avec mon désespoir, mais les enfants ne comprenaient pas cela.

Les frères dont je repoussais obstinément les consolations ne m’aimaient pas, non plus. À présent, je ne blâme, ni les frères, ni les élèves, car véritablement jamais enfant plus maussade que moi avait dû entrer dans cette école.

Il y avait deux mois que j’étais à l’école, quand ma pauvre grand’mère, la seule créature qui m’aimait et que j’aimais sur la terre, mourut.

Ce fut mon oncle qui vint m’annoncer la triste nouvelle.

En apprenant cette nouvelle fatale, je perdis connaissance, et pendant quelque temps, on craignit pour ma raison.

Mais je me rétablis enfin, seulement j’étais plus sombre et plus farouche que jamais.

Mon oncle étant venu me voir, un jour, je me montrai, comme toujours, hostile à ses avances, ce qui parut lui faire de la peine. C’est du moins ce que me dit le frère, quand mon oncle fut parti.

— Tu es un ingrat, me dit-il sévèrement.

Ne sais tu pas que tu dépends de lui complètement. C’est lui qui paye ta pension-ici, qui t’habille, qui achète tes livres. Que deviendras-tu s’il te prenait en haine ?

Je ne répondis rien, mais je restai affaissé.

Dans mon esprit enfantin, il m’avait toujours semblé, que c’était ma grand’mère qui avait l’argent et qui payait toutes les dépenses.

Depuis sa mort, j’avais une vague impression qu’elle avait laissé de l’argent à mon oncle pour moi.

En apprenant que je m’étais trompé sur ce point, il se fit en moi une révolution.

Je résolus de ne pas rester plus longtemps à charge à cet homme que je détestais de plus en plus, et à qui je n’avais jamais pardonné de m’avoir séparé de ma pauvre grand’mère.

Je résolus donc de m’enfuir de l’école pour aller vivre ailleurs, d’une manière ou d’une autre.

J’avais l’âge de dix ans, à cette époque.

Je parvins à m’échapper, un jour, pendant la recréation et je me dirigeai vers la gare qui était située près d’une rivière et j’y laissai mon mouchoir afin qu’on crut que je m’étais noyé. L’idée que les frères seraient peinés d’apprendre ma mort ne me vint pas à l’esprit. Je ne pensais qu’à moi-même, dans ce temps-là.

Le train de Montréal étant arrivé et arrêté, je parvins à me glisser dans le compartiment des bagages sans être vu et je me rendis ainsi à Montréal.

Arrivé là, j’errai dans les rues sans trop savoir où j’allais, quand je me trouvai, enfin, au pied de la Montagne.

Alors je pensai au cimetière où ma grand’mère m’avait mené quelque fois, et je me dirigeai de ce côté pour essayer de découvrir sa tombe.

Il me semblait que cela serait une consolation pour moi.

Soit hasard, soit Providence, je découvris bientôt sa tombe et celles de ma mère et de ma tante. Je m’y agenouillai et j’y priai longtemps, tout en versant des larmes abondantes.

Enfin, soulagé par les larmes, les premières que j’eusse versées depuis longtemps, je m’assied sur l’herbe et je me mis à réfléchir sur ce que je devais faire.

Je ne voulais pas rester à Montréal, car je craignais que mon oncle ne me retrouvât et me renvoyât à l’école.

Je résolus donc de m’éloigner. Mais où aller ? Sans parents, sans amis, que pouvais-je faire, dans ce monde ?

Tout à coup, je songeai à un vieillard qui était venu voir ma grand’mère plusieurs fois et qui m’avait semblé bon et juste.

Je me rappelai qu’il avait conté à memère qu’il demeurait à New-York avec sa femme et je me dis que si je pouvais me rendre à cette ville, dont j’avais beaucoup entendu parler à l’école, M. Lecompte, c’était son nom, m’aiderait à trouver de l’ouvrage, car je comptais bien essayer de me maintenir moi-même.

Ici, Mde Bonneville qui écoutait ce récit avec un intérêt toujours croissant, demanda :

— Comment était-il ce M. Lecompte ?

— C’était un grand vieillard à l’air fort et robuste, et qui se tenait droit comme un jeune homme, ses cheveux et sa grosse moustache étaient presque blancs.

Il avait d’assez beaux traits, bien que son nez fut un peu long et recourbé.

Ce sont ses yeux que je me rappelle le mieux, des beaux yeux bruns, tour à tour gais, et doux, des yeux qui parlaient.

Tiens, à présent que j’y pense, il avait des yeux pareils à ceux de Mlle Emma.

Aussi, la première fois que j’ai vu la demoiselle, je me suis dit j’ai pourtant vu ces yeux là déjà. Je vois ce que c’était, maintenant.

— Pouvez-vous me dire, en quelle année il avait fait ce voyage au Canada, M. Allard ?

— Avec un peu de calcul, je puis vous dire à peu près, toujours. J’avais à peu près huit ans, quand il vint, je crois. J’en ai vingt neuf à présent. Il y a donc vingt et un an de cela et nous sommes en ’82. C’était en ’61 comme vous voyez.

— C’est bien cela, dit Mde Bonneville, toute émue. Ce bon vieillard était mon père. Hélas ! vous ne l’auriez pas trouvé quand même vous seriez parvenu à New York, car le pauvre vieux mourut subitement en arrivant…

Elle s’arrêta un instant, puis reprit, en essuyant les larmes qui s’échappaient de ses yeux.

— Mon pauvre père était allé au Canada pour acheter une propriété, où il voulait aller passer le reste de ses jours avec ma bonne mère.

Il devait venir la chercher aussitôt que tout serait prêt pour la recevoir, mais pendant qu’il était encore à Montréal, ma mère tomba gravement malade et mourut au bout de quelques jours.

Quand nous vîmes qu’il n’y avait plus d’espoir de la sauver nous envoyâmes une dépêche télégraphique à papa.

Il arriva le lendemain, mais quel changement s’était fait en lui !

Il rentra tout pâle, les yeux égarés, et bien que nous étions tous là, mes frères et mes sœurs, ils ne dit pas un mot à personne, mais pénétra tout droit dans la chambre où était la pauvre défunte.

Il s’agenouilla près du lit et resta là immobile.

Enfin mon frère aîné, que vous avez déjà vu ici, s’approcha de lui et lui parla.

Hélas ! le pauvre père était mort ! Les docteurs déclarèrent qu’il était mort d’une maladie de cœur.

Pauvre père ! lui qui voulait tant aller mourir au Canada.

Mais nous l’avons fait enterrer là bas, toujours. Lui et maman furent transportés là, au cimetière de la Côte des Neiges.

Nous vendîmes la propriété qu’il avait acheté à Montréal, car ce double malheur nous avait ôté l’idée de retourner là bas ; nous étions trop découragés.

Quelques instants de silence succédèrent aux dernières paroles de Mde Bonneville.

Enfin, s’étant essuyé encore les yeux, cette dernière dit.

— Je vous ai interrompu dans votre histoire, M. Allard. Continuez donc, je vous en prie. Puis elle ajouta avec un soupir. Il me semble que je ne pourrai pas m’empêcher de vous considérer comme un parent après ce temps ci.

— Vos paroles me font du bien, Mde Bonneville, dit Joe Allard un peu émotionné. Seul et malheureux comme je l’ai toujours été. j’ai souvent désiré d’avoir des parents.

Depuis que je viens dans cette famille, je me sens plus heureux.

Emma ne disait rien, mais ses beaux yeux pleins de larmes en disaient plus long que des paroles n’auraient pu le faire.

Elle se sentait bien heureuse en ce moment, car les dernières paroles du jeune homme semblaient confirmer ses plus chères espérances.

Après quelques instants de silence, il reprit le fil de sa narration.

— Je quittais donc Montréal avec la résolution de me rendre à pied jusqu’à New York.

Il faut vous souvenir que je n’avais que dix ans, alors, et que j’étais bien naïf et bien ignorant pour mon âge.

Je marchai donc toute une journée, ne m’arrêtant que pendant une demie heure pour manger une partie du pain que j’avais acheté en quittant Montréal.

Quand la nuit fut venue, je me blottis sous un massif de buissons, où il me semblait que j’y serais tant soit peu en sûreté, et malgré la crainte que j’y éprouvais de me trouver ainsi seul sur le chemin dans la nuit sombre, je finis par m’endormir profondément, et je ne me réveillai qu’au matin. Je me levai aussitôt, et après avoir mangé le reste de mon pain, je me remis en route.

Je marchai encore jusque dans l’après midi, mais me sentant devenir de plus en plus épuisé, je me décidai à demander l’hospitalité dans une des fermes où je passais.

J’eus le bonheur de m’adresser à des braves paysans qui me reçurent avec autant de bonté et de cordialité que si j’avais été un parent.

S’apercevant de mon état d’épuisement et de faiblesse, ils me firent coucher dans un bon lit, me firent boire de la tisane, et me donnèrent tous les soins que je semblais réclamer.

Le lendemain, me sentant mieux, je voulus partir après les avoir remercié de tout mon cœur, mais ils ne voulurent pas en entendre parler.

Je consentis donc à rester encore une journée et une nuit, me promettant bien de partir le lendemain.

Mais pendant cette journée, la femme, qui était intriguée sur mon compte, fit si bien qu’elle me fit avouer d’où je venais, où j’allais, pourquoi etc.

Quand elle eut appris toute mon histoire qui lui fit venir les larmes aux yeux, elle resta pensive pendant longtemps.

Enfin elle me dit.

— Écoute, mon petit garçon. Mon mari et moi, nous sommes à l’aise ; nos enfants sont tous mariés et établis chacun chez eux : il n’y a rien qui nous empêche de te garder avec nous, si tu veux bien rester.

Mon mari sera aussi consentant de te garder que moi même, j’en suis sûre. Tu seras comme un autre enfant pour nous.

Voyons, qu’en penses tu ? Veux-tu rester avec nous ?

— Je restai longtemps sans répondre, car je ne savais que penser. S’il faut le dire, l’idée de me rendre à New York, me tenait bien en tête ; et puis j’étais fier, malgré ma jeunesse, et la pensée d’être dépendant chez des gens qui n’étaient rien pour moi ne me plaisait pas autant que celle de gagner ma vie, moi même, comme je ne doutais pas que je puisse le faire, si je parvenais à me rendre à New York.

La femme qui semblait deviner mes pensées voyant que je ne répondais pas, reprit.

— Tu comprends, mon cher enfant que tu pourras trouver mille manières de nous rendre ce que nous ferons pour toi.

Un petit garçon de bonne volonté n’est jamais inutile dans une maison, surtout chez des cultivateurs.

Comme ça, tu ne te sentiras pas à charge.

Quant à ton idée de te rendre à New York, je t’assure qu’il faudra bien que tu en démordes.

Tu ne sais donc pas qu’il te faudrait plusieurs semaines pour faire ce trajet, et que tu n’es pas assez grand, ni assez fort pour l’entreprendre ?

Sois raisonnable mon garçon, et reste avec nous.

Dans tous les cas, que ferais-tu à New York. Tu ne sais pas l’anglais. Penses-tu qu’un jeune enfant comme toi pourrait se suffire à lui-même. Crois-moi, renonce à ton projet. C’est la Providence qui t’a envoyé ici, et qui m’inspire l’idée de te garder.

— Je restai comme le voulait la bonne femme, et je devins bientôt comme l’enfant de la maison.

Comme l’avait dit la bonne femme, je trouvai l’occasion de rendre mille services qui les récompensaient du bien qu’ils me faisaient.

Je vécus avec ces bonnes gens jusqu’à l’âge de seize ans, et peut-être y vivrais-je encore si une catastrophe n’eut changé tout à coup leur destinée et la mienne.

Une nuit un incendie se déclara dans les bâtiments qui attenaient à la ferme.

Malgré nos efforts nous ne pûmes rien sauver. Maison, étables granges, tout fut consumé.

Le fermier qui commençait à se sentir vieux n’eut pas le courage de rebâtir ses propriétés. Il vendit sa terre et se retira avec sa femme chez un de ses fils qui demeurait dans le village voisin.

Ils voulurent bien m’emmener avec eux, mais ils ne purent me décider à les suivre, car leur fils qui était jaloux de moi, sans doute, n’avait jamais manqué l’occasion de me dire des insolences. Il m’avait même traité de mendiant, une fois.

Je résolus donc de partir pour les États-Unis pour y tenter fortune.

Mon père adoptif, ne pouvant m’empêcher de partir, me donna cinquante piastres pour mon voyage, en me souhaitant bonne chance, et en me faisant promettre de lui écrire régulièrement. C’est ce que je n’ai jamais manqué de faire.

Je me rendis à Chicago, où j’eus assez de misère à vivre jusques à ce que j’eusse appris l’anglais. Ce qui me prit deux ans. Après cela j’obtins une place de commis dans un gros magasin.

Mon salaire n’était pas énorme, mais j’avais assez pour vivre, en ménageant un peu, et j’avais la perspective de monter en grade, car jetais assez estimé de mon patron.

Mais encore une fois, le feu se chargea de briser mes espérances.

Vous vous rappelez du grand incendie de Chicago en 1872. Le feu détruisit entièrement notre magasin et le propriétaire fut ruiné.

Après avoir chercher vainement une autre place, je me décidai à quitter Chicago.

Ici, Georges Bonneville interrompit le récit de Joe.

— À propos de l’incendie de Chicago, dit-il, j’ai entendu dire, que tu avais sauvé une femme, qui appelait au secours d’une fenêtre au troisième étage, dans une maison où les escaliers étaient déjà brûlés.

Joe rougit comme une jeune fille.

Bon Dieu, que les gens sont bavards ! Ils font toujours des grandes histoires avec rien, dit-il.

Il est vrai que j’ai grimpé sur une échelle pour aller aider une femme à descendre, mais je ne connais pas grand danger en faisant cela. Les pompiers en font bien d’autres.

Je quittai donc Chicago, et je me rendis dans la Nouvelle-Angleterre, où je cherchai ma chance d’une place à l’autre jusques à ce que je finisse par obtenir une assez bonne place dans une manufacture à Haydenville, petit village du Massachusetts.

Je n’y restai que deux ans et ce fut encore une catastrophe qui m’en chassa.

Un beau jour, l’écluse de la petite rivière se brisa dans le village voisin et une inondation terrible en résulta.

Maison, arbres, hommes et bétails, furent emportés par le courant terrible.

Je n’étais pas à la manufacture ce jour là, car une indisposition m’avait retenu à la maison, où j’étais seul avec la grand’mère et deux enfants qui étaient encore couchés au second étage, car il était encore de bonne heure.

Je venais justement de me lever moi-même quand nous entendîmes un bruit terrible dont nous ne pouvions nous rendre compte.

Au même instant l’eau se mit à entrer dans la maison avec une violence terrible.

La maison était bâtie sur le penchant d’une colline au bas duquel passait la petite rivière. Les fenêtres et la porte du second étage s’ouvraient en arrière, sur une plate-forme qui était de plein pied avec la côte. C’était là qu’étaient les deux enfants.

La grand’mère et moi, nous montâmes en toute hâte l’escalier qui conduisait à cet étage.

L’eau montait avec nous.

La grand’mère qui passait la première saisit les deux enfants dans leur lit et les poussa devant elle. Nous n’eûmes que le temps de sortir sur la plate-forme et de monter la côte.

Un instant après, l’eau emportait la maison.

Les pertes de vies et de propriétés furent terribles, et les affaires furent suspendues pour longtemps dans le village.

Je quittai donc Haydenville et je vins à New York où je suis demeuré depuis. J’avais alors 22 ans.

Après avoir essuyé bien des désappointements et bien des déboires, je fus assez heureux pour trouver une bonne place de commis dans un des grands magasins du Broadway. Ma connaissance des deux langues me servit à merveille, car il venait beaucoup de Français ou de Canadiens qui ne parlaient pas l’anglais.

Ces gens me demandaient toujours et cela fut cause que mon patron qui me trouvait très utile augmenta mes gages considérablement et m’a toujours gardé à son emploi depuis ce temps.

Voilà mes aventures. Après tout je n’ai pas été trop malheureux pour un orphelin.