Imprimerie de l'Indépendance (p. 87-90).

CHAPITRE V

Le souper était terminé, chez les Bonneville. Tout était rangé avec soin, et un bon feu qui faisait rougir le dessus du gros poêle, achevait de donner à la cuisine et à la salle à manger, où se trouvaient réunis tous les membres de la famille Bonneville, un air de confort et de bien-être qu’on aurait peut-être cherché vainement dans une demeure plus somptueuse.

Mde Bonneville, sa fille Emma, et deux de ses fils, étaient assis autour de la grande table sur laquelle était posée la lampe qui éclairait cet intérieur modeste.

La mère lisait un feuilleton que sa bonne amie Mde Prévost lui avait passé.

C’était d’un intérêt palpitant, ma foi ! Le héros, chef d’une bande de brigands parisiens, était rendu à son treizième meurtre, (nombre fatal), et il venait d’enlever pour la troisième fois l’héroïne, héritière, d’une beauté extraordinaire, que son père et son fiancé étaient en train de chercher dans des souterrains mystérieux qui s’étendaient sous Paris, et que le héros, homme adroit et plein de flair, avait découverts un jour qu’il se promenait par distraction dans les égouts. Un mouchoir, tombé des mains de la jeune fille, avait servi d’indication pour ceux qui la cherchaient.

Mde Bonneville était véritablement absorbée et n’aurait pas songé à lever les yeux de sa lecture, quand même le vent qui continuait à se déchaîner avec fureur, aurait menacé d’emporter le toit de la maison.

Emma travaillait à une dentelle au crochet qui s’allongeait rapidement sous ses doigts souples et habiles.

Elle se disait en elle-même :

— Le temps est trop mauvais, il ne viendra pas ce soir.

Mais son cœur espérait pourtant le contraire de ce que sa pensée lui disait.

Georges, son frère aîné, grand garçon de vingt-quatre ans, à la mine fraîche et réjouie, lisait un journal dont il communiquait de temps en temps à son père, qui était assis plus loin dans une des grandes chaises berçantes, les nouvelles qui lui semblaient les plus intéressantes.

François, gamin de treize ans, préparait ses devoirs pour le lendemain.

Pti Fonce, le bébé de la famille, gamin tapageur âgé de dix ans, agaçait son compagnon fidèle, un petit chien noir à la physionomie douce et intelligente, qui se réchauffait sous le poêle, fatigué qu’il était des courses qu’il avait faites toute l’après midi avec son jeune maître.

Tout à coup, un pas léger se fit entendre dans l’escalier, et chacun dressa l’oreille. Emma sentait son cœur battre avec force. Une seconde plus tard on frappa à la porte, et Emma s’empressa d’aller ouvrir.

Joseph Allard, un peu transi, mais joyeux quand même, entra.

Chacun sembla content de voir le jeune homme qui était un favori dans cette famille.

— Mais comment avez-vous fait pour vous décider à venir par un temps pareil ? lui demanda-t-on.

— C’est que j’avais envie de jouer quelques parties pour prendre ma revanche de la défaite que j’ai essuyée la semaine dernière, répondit-il gaiment.

— C’est bon, dit le père. Quand vous serez réchauffé, nous pourrons commencer.

— Oh, pour ça, je suis déjà réchauffé.

— Eh bien, commençons tout de suite, alors. Vite, Emma, emporte les cartes, ma fille.

La mère qui avait interrompu sa lecture rassembla ses feuilletons épars en une pile et se rangea pour faire place aux joueurs, qui prirent chacun leur place à table.

Le père jouait avec son fils aîné, et le visiteur, avec la jeune fille.

De temps en temps, on interrompait la partie pour causer joyeusement pendant quelques instants, puis on se remettait au jeu avec plus d’ardeur que jamais.

Cependant, Emma et Joseph Allard gagnaient toujours, ce qui piquait le bonhomme.

— Décidément, vous la prenez votre revanche, disait-il au jeune homme, de temps en temps.

— Cela dépend de ma partenaire, répondait celui ci, en adressant un aimable sourire à Emma.

La semaine dernière, si vous vous le rappelez, je jouais avec Charles Rivard. C’est lui qui me portait malchance, je crois.

Ce compliment, qui n’était qu’une banalité aimable et bien d’autres du même genre, faisaient pourtant une vive impression sur l’imagination un peu naïve d’Emma.

Aimant Joseph Allard, Joe, comme on l’appelait familièrement, avec toute l’ardeur de son âme un peu exaltée, elle ne pouvait s’imaginer qu’il ne l’aimait pas autant lui-même.

À la vérité, il était toujours aimable et complaisant pour la jeune fille qu’il trouvait charmante et sympathique. Il se sentait heureux au milieu de ces bonnes gens paisibles gaies et unies, lui le pauvre orphelin qui n’avait jamais connu les joies douces de la famille.

Il se disait qu’il aurait bien aimé à avoir une bonne mère dévouée, un père bon et sage, des frères joyeux et une petite sœur douce et gentille.

Puis ses pensées, se tournant vers l’avenir, lui traçaient un tableau riant et plein d’espérance.

Il se voyait époux aimant et aimé, et père fier et heureux, dans un intérieur comfortable qui serait son chez-lui.

Comme il aurait du courage, alors, pour travailler ; comme il oublierait vite les peines, les misères et les souffrances de sa jeunesse malheureuse.

Mais il n’était pas pressé pourtant de chercher à atteindre ce bonheur rêvé, car jusque là il avait connu bien des filles jolies ou bonnes ; mais aucune qui lui eut inspiré un sentiment sérieux.

De toutes les filles qu’il avait connues, Emma était celle qui lui eut inspiré le plus d’amitié, mais cette amitié toute fraternelle n’était pas de l’amour, et Joseph voulait aimer.

Il se disait bien qu’il aimerait à trouver chez son épouse du temps futur, les qualités d’intérieur et la grâce aimable qui distinguaient Emma, mais là s’arrêtait la ressemblance de la jeune fille avec la femme idéale qu’il se représentait toujours comme une sorte d’ange blond aux yeux bleus, qui devait lui apparaître un jour pour dorer sa vie isolée.

Si Emma eut pu lire les pensées du jeune homme, elle ne se serait sans doute pas bercée d’espérance, comme elle le faisait depuis quelque temps.

Mais elle, ne jugeait que par les apparences, si souvent trompeuses ; et apparemment, Joe la trouvait de son goût, puisqu’il venait si souvent à la maison, et semblait tant se plaire en sa compagnie.

Cependant, elle était trop timide et trop réservée pour que le jeune homme put s’apercevoir de l’impression qu’il avait produite sur elle.

Si cela était arrivé, il aurait certainement changé de manière à son égard, et il aurait fait tout en son pouvoir pour la désillusionner tout doucement, sans lui laisser apercevoir que son secret était connu de lui, car c’était un garçon d’honneur, que Joseph Allard.

Mais malheureusement, il était loin de se douter de la vérité.

Cependant, les joueurs avaient fini leur quatrième partie et, d’un commun accord, ils laissèrent les cartes sur la table et se mirent à causer pour tout de bon.

— M. Allard, dit Pti-Fonce, enfin. Vous m’avez promis de me raconter une aventure une fois. Vous en souvenez-vous ?

— Certainement, mon garçon, je m’en souviens bien, mais je craindrais d’ennuyer tout le monde ici, si je le faisais ce soir.

Attends que nous soyons seuls tous deux.

— Oh non ! M. Allard, ce soir, si vous voulez bien, dit à son tour la jeune fille.

Cela m’intéresserait beaucoup, je vous assure.

— Et moi aussi, dit François, qui avait fini d’étudier.

— Oui conte nous ça, Joe, dit Georges.

Le père et la mère ayant joint leurs instances à celles de leurs enfants, Joseph consentit enfin et commença son récit dans ces termes.