Imprimerie de l'Indépendance (p. 145-149).

CHAPITRE XIII

Le lendemain matin, pendant que les dames étaient allées faire quelques emplettes à Québec, et que M. Prévost fumait son éternelle pipe dans le jardin, M. Bernier aborda Joe et commença à lui parler dans ces termes.

— Hier après midi, dit il, ma femme m’a parlé d’un projet d’union entre vous et ma fille.

Joe inclina la tête pour toute réponse, en se demandant où il avait déjà vu des yeux d’un gris-pierre, et à l’expression dure et gênante, comme ceux qui le fixaient en ce moment.

— Ma femme semblait croire que du moment que vous aimiez Marie-Louise et que celle ci vous aimait en retour il n’y avait plus d’autre chose à faire qu’à publier les bans et à vous donner notre bénédiction.

— Eh bien, monsieur, demanda Joe avec impatience, car il se sentait froissé du ton, moitié protecteur, moitié insolent, qu’affectait le père de Marie-Louise. Où voulez-vous en venir, je vous en prie ?

— Vous allez le voir bientôt jeune homme. Mais auparavant, je vous prie de me dire si ma femme a pris un engagement sérieux avec vous à ce sujet.

— Non, monsieur, Mde Bernier m’a seulement assuré de son approbation, et m’a promis son appui auprès de vous.

— Ah ! tant mieux alors ! Voyez-vous, jeune homme, les femmes n’entendent rien aux affaires dont elles feraient mieux de ne jamais se mêler.

Bien que déconcerté et découragé un peu par ce début de mauvaise augure, une pensée, étrangère au sujet de la conversation prédominait en ce moment dans l’esprit de Joe. Il se demandait.

— Où donc, ai-je déjà vu cet homme, pourtant ? Ce front bas et étroit, ces yeux gris-pierre, ce nez un peu gros, ces lèvres minces, enfin tout cet ensemble de physionomie me semble étrangement familier, tout autant que le son de cette voix, et cette façon de parler à la fois polie, suave, et pourtant insolente, par moment. Vraiment sa voix sonne à mon oreille comme une chanson du temps passé.

Cependant Bernier continua sans être déconcerté ou embarrassé, par le regard intrigué que le jeune homme jetait sur lui, de temps en temps.

— Oui, mon ami, les hommes connaissent mieux les affaires que les femmes, et entre hommes on se comprend mieux, n’est ce pas ?

Enfin, allons au fait. Ma fille est riche, comme vous le savez bien. Pas très, très riche ; je suis loin d’être millionnaire, mais enfin, je suis assez riche pour lui donner une bonne dot, oui, une dot respectable.

Vous saviez cela, comme de raison.

— Monsieur, dit vivement Joe, qui commençait à se sentir indigné. Je savais que vous deviez être assez riche, mais je vous prie de croire que je n’ai jamais passé mon temps à calculer le chiffre auquel devait s’élever la dot de votre fille.

— Voyons mon jeune ami ; de la patience, et ne m’interrompez plus, je vous en prie. Laissez moi finir ce que j’ai à vous dire, d’abord ; vous parlerez tant que vous le voudrez, après.

Je vous le disais donc, vous saviez que ma fille devait avoir une bonne dot. Oh ! vous n’avez pas besoin de me regarder avec des yeux comme ça. Un jeune homme dans son bon sens ne pouvait manquer de le deviner.

Vous êtes pauvre, vous, c’est-à-dire, vous n’avez que votre salaire pour vivre. Ce n’est pas un mal, cela. J’ai commencé de la même façon, moi, mais enfin, vous comprenez que vous n’êtes pas un parti convenable pour ma fille.

Pensez-donc, les gens diraient que vous l’avez épousée pour son argent, et si elle apprenait cela ou que cette idée venait jamais à naître d’elle-même dans sa tête la pauvre enfant en mourrait de chagrin.

En disant ces paroles, Bernier ne pouvait s’empêcher de songer à sa première femme, mais, loin de l’adoucir, ce souvenir le rendait plus cruel encore pour Joe Allard, comme s’il eut pris plaisir à se venger sur un innocent des tortures que le remord lui infligeait depuis son aventure du cimetière.

De plus en plus indigné, Joe ne se contenait qu’avec beaucoup de peine.

Bernier continua, de son air doucereux.

Comme vous le pensez bien, j’aime ma fille à la folie. C’est pour cela que je pense d’avance à tout ce qui pourrait lui causer du chagrin plus tard. Je vous disais tout à l’heure qu’elle viendrait peut-être à douter de votre amour pour elle, un jour.

J’ai mes raisons pour dire cela, car elle est déjà troublée par quelques soupçons à votre égard.

Elle m’a parlé de son amour pour vous, amour de fillette, vous savez, tout d’imagination et de roman, et elle m’a dit en souriant comme si elle eut voulut badiner, mais avec une émotion qui m’a parue suspecte. “Tâchez mon cher père de savoir si ce jeune homme m’aime pour moi ou pour ma dot.”

Ce sont là ses propres paroles. Cela m’a donné à penser qu’elle soupçonnait vos motifs, et je vous avouerai bien que ce soupçon, dans cette âme si naïve pourtant, m’a donné l’éveil et je me suis dit : “Sapristi, père Bernier, voilà une fillette plus avisée que toi ! Fais attention, bonhomme, et ne donne pas ta fille au premier venu sans prendre des précautions.” Vous ne pouvez donc pas me blâmer si je les prends ces précautions, puisque c’est la jeune fille que vous aimez qui me les a suggérées.

— Monsieur, dit Joe qui se leva droit et fier, mais pâle de colère. Vous en avez dit assez long. Dès ce moment, je retire mes prétensions à la main de mademoiselle votre fille et je quitterai ce toit aussi tôt qu’il me le sera possible. Je ne voudrais pour rien au monde, entrer dans une famille dont les membres entretiendraient de pareils soupçons sur mon compte. Et ayant salué froidement M. Bernier, il se retira dans sa chambre où il s’enferma, en proie au désespoir le plus violent.

La pensée que Marie Louise pouvait avoir parlé de lui dans les termes que son père avait cités le rendait fou de douleur.

Elle que j’aime tant ; elle pour qui j’aurais donné ma vie avec bonheur ; est il donc possible qu’elle me soupçonne ainsi ?

Si elle m’aimait comme je l’aime, ne sentirait-elle pas que je suis sincère ?

Oh, j’aurais pu endurer les insultes de cet homme, son père ; mais ses défiances à elle, me brisent le cœur.

Après s’être abandonné à sa douleur, pendant quelque temps, il se recueillit et se mit à songer à son départ qu’il voulait effectuer le plus tôt possible.

Ayant tiré sa montre, il constata qu’il était déjà onze heures.

— Je ne prendrai pas un autre repas ici, se dit-il, je veux partir sans plus tarder.

Mais il me faut trouver un prétexte à ce départ subit, car je ne veux pas que les Prévost en devinent le véritable motif, d’autant plus que ces bonnes gens en seraient affligés, et je ne voudrais pas pour rien au monde troubler l’agrément de leur séjour ici.

Je sais ce que je vais faire, il est justement l’heure de la malle. Je vais aller au bureau de poste et je reviendrai feignant d’avoir reçu une lettre du patron qui demande mon retour immédiat, à cause d’un surcroît d’affaires ou autres raisons. Comme cela, mon départ paraîtra tout naturel, et les Prévost n’en seront pas étonnés.

Il sortit donc aussitôt et prit la direction du bureau de poste.

Il y avait en effet une lettre pour lui, ce qui lui semblait une heureuse coïncidence.

C’était un ami de New-York qui le priait de se charger pour lui d’une commission à Montréal, à son retour.

Il se hâta de retourner à la maison, la lettre à la main, appela M. Prévost qui était encore dans le jardin, et lui débita le conte qu’il avait préparé.

— C’est bien fâcheux, cela, dit M. Prévost, mais il n’y a rien à y faire, je suppose, il faut que tu partes.

— Et tout de suite encore, car le patron me recommande de me hâter autant que possible.

— Comment feras tu ; il n’y aura pas d’omnibus avant deux heures cette après-midi.

— Oh, pour cela, il n’y a guère plus de deux lieues entre ici et Québec, et vous savez que je suis bon marcheur.

— Par un temps chaud comme aujourd’hui ! Ce n’est pas moi qui voudrais faire une marche pareille.

— C’est bien malheureux, dit tout à coup le maître de la maison qui arrivait et qui devait avoir entendu la conversation ; c’est bien malheureux que ces dames soient allées aujourd’hui à Québec et aient pris la voiture, autrement je me ferais un plaisir de vous conduire moi-même.

— Ce serait une peine inutile, monsieur, dit froidement Joe. Je puis très bien marcher, car j’y suis habitué. Je vous prierai seulement de transmettre mes adieux à ces dames en leur disant la raison qui me force à m’éloigner si subitement.

Moins d’une demi-heure après, Joe était sur le chemin de Québec et marchait à grand pas afin de ne pas courir le risque de manquer le train dont il ne connaissait pas les heures de départ. Cette marche rapide, sur une route poussiéreuse et sous le soleil ardent et éblouissant, lui sembla toujours par après, comme un cauchemar fatiguant.

Rendu à Québec, son amour qui semblait avoir fait place à l’indignation et le ressentiment, reprit le dessus, et il lui vint un instant l’idée de chercher à revoir Marie-Louise, ne fut ce que pour une minute, pour lui dire adieu.

Mais il ne connaissait pas Québec et n’avait aucune idée où pouvaient se trouver les magasins qu’elle devait visiter.

Pendant qu’il délibérait ainsi, il entendit une voix familière, celle de Mde Prévost s’exclamant :

— Tiens, c’est Joe ! Qu’est-il donc venu faire ici ?

Il leva aussitôt les yeux et aperçut les trois dames dans leur voiture qui passait tout près de lui dans une rue étroite.

Il ota alors son chapeau et les salua, en jetant à Marie-Louise un regard de regret désespéré, comme celui d’une âme à laquelle on aurait ouvert la porte du paradadis pour la refermer aussitôt sans l’admettre.

Et avant que Mde Bernier eut pu donner l’ordre au cocher d’arrêter les chevaux, il s’éloigna rapidement et s’engagea dans une autre rue.

— Que veut dire ceci ? se demanda avec inquiétude Mde Bernier ; mais s’apercevant que Marie Louise avait déjà l’air pâle et émue, elle feignit une tranquilité qu’elle ne ressentait pas, et affecta de regarder cette rencontre comme une chose toute naturelle.

— Pourquoi n’a t-il pas demandé une place dans la voiture puisqu’il avait affaire en ville ? dit-elle simplement. Serait ce parcequ’il est trop timide ?

— Ce doit être cela, et la crainte de vous gêner, répondit Mde Prévost.

Bien, qu’un peu rassurée par ces paroles, Marie-Louise se sentait troublée au souvenir du regard étrange que Joe lui avait lancé, mais elle garda le silence.

Pendant ce temps, Joe qui était arrivé juste à temps pour prendre le train, s’éloignait rapidement de Québec.