Imprimerie de l'Indépendance (p. 57-60).

CHAPITRE XIII

C’était l’heure de la recréation à l’école de —

On entendait, dans la grande cour réservée aux élèves, des bruits de pas, des cris joyeux, des éclats, de rires.

Les enfants oubliaient dans leurs jeux les fatigues et les ennuis des heures d’étude.

Mais pendant que les autres s’amusaient gaiement, un jeune enfant, relégué dans une des salles d’étude, se fatiguait la tête et les doigts pour terminer un pensum que le maître lui avait imposé, en punition d’une leçon mal apprise.

C’était notre pauvre petit Joseph.

Ce n’était pas la première fois que pareille chose lui arrivait, et ce ne devait pas, hélas ! être la dernière.

Pourtant, l’enfant était intelligent, beaucoup plus peut-être, que la plupart de ses compagnons, mais il avait un caractère étrange, et tant soit peu farouche, qui n’attirait pas la sympathie des étrangers, et qui le faisait paraître boudeur, rancunier, emporté, alors même qu’il n’avait aucun de ces défauts.

Il n’avait donc pas su se faire aimer, ni des maîtres, ni des élèves, et par conséquent, on n’était pas porté à avoir de l’indulgence pour lui, comme on aurait pu en avoir pour un enfant à l’air doux, affable et sympathique.

Les enfants lui avaient pardonné sa tristesse et son manque d’animation les premiers jours de son arrivée, mais en voyant qu’il ne se consolait pas avec le temps, et qu’il semblait toujours dédaigner leurs jeux et leurs amusements, ils avaient cessé de s’occuper de lui ; et plusieurs d’entre eux lui étaient même devenus très hostiles, bien qu’ils auraient été embarrassés de donner une raison de leur conduite.

Les maîtres avaient essayé de le consoler, mais leur éloquence avait échoué, et comme il arrive en pareil cas, ils s’étaient mis à en vouloir à l’enfant qui n’avait pas l’esprit de se laisser convaincre par leur raisonnement.

Quant au frère Jérome, il gardait toujours la mauvaise opinion qu’il avait conçue de l’enfant, le jour de son arrivée, et comme il était très têtu, malgré toute sa bonté, il aurait été bien difficile de lui faire changer d’idée.

Le petit Joseph se trouvait donc sans amis, dans cette vaste école, et il le sentait, ce qui ne le rendait pas plus aimable, ni plus gai. Au contraire, il devenait de jour en jours plus triste et plus découragé, et les leçons en souffraient, car ils sont rares les enfants qui étudient pour l’amour de l’étude.

Il leur faut l’ambition, l’espérance des récompenses, les encouragements de leurs maîtres et de leurs parents, et le petit Joseph n’avait rien de tout cela.

Au lieu d’étudier, il rêvait. Sa pensée volait loin, bien loin, vers la demeure de sa grand’mère ; il se voyait encore dans la grande salle, assis sur un tabouret au pied de la seule personne qu’il aimait au monde ; elle lui racontait des contes, ou lui chantait des vieilles complaintes qu’il aimait. Ou bien il se promenait sur la rue ombragée devant la maison et jouait avec les petits camarades avec qui il s’était toujours bien accordé.

Quelquefois, il lui semblait que le veuf allait revenir pour lui dire que sa grand’mère le demandait, qu’elle s’ennuyait trop sans lui, et qu’il fallait qu’il partît tout de suite.

Toujours rêvant, il reprenait le train qu’il l’avait amené.

Oh, comme il allait vite, le train !

Il était déjà sur le pont Victoria, il le traversait ; enfin, il arrivait devant la maison. Il ouvrait bien vite la porte et il allait se jeter au cou de sa memère qui lui disait en pleurant qu’elle ne le renverrait plus jamais, jamais.

— Joseph Allard ! criait une voix sévère.

Et il s’éveillait soudain de sa rêverie pour se retrouver dans la grande et aride salle d’étude au milieu des élèves moqueurs et désagréables, et en face du maître qui lui posait une demande à laquelle il ne savait plus que répondre, dans son trouble, bien qu’il eût peut-être étudié sa leçon avec attention, quelques heures avant.

Alors, on le punissait de ce qu’on appelait sa paresse, le privant de sa recréation.

C’est ainsi qu’il était ce jour-là, seul et triste dans la salle d’étude, pendant que ses autres camarades s’amusaient.

Un bruit de pas résonna dans le corridor, la porte s’ouvrit et un des frères entra.

— Vous êtes demandé au parloir, dit-il, venez tout de suite.

Et l’enfant, surpris et pâle, mais rempli d’espérance soudain, suivit le frère et se rendit au parloir.

Comme il l’avait deviné, c’était son oncle qui l’attendait.

Il avait l’air énervé et plus sérieux que d’habitude et un crêpe se voyait à son chapeau qu’il tenait en main.

Mais l’enfant ne fit pas attention à ces détails. Dominé par une seule idée, celle que son oncle allait le ramener à la ville, il s’élança vers lui avec une affection qu’il n’avait jamais manifesté avant. Mais quelque chose dans le regard du veuf lui fit peur, et le retint.

Ce quelque chose n’était ni de la méchanceté, ni de la dureté, c’était plutôt une expression de trouble et même de crainte, et le jeune orphelin eut comme un pressentiment de malheur.

L’enfant resta donc pâle et saisi, devant son oncle. Celui-ci essaya de commencer une phrase plusieurs fois, mais il ne réussit pas et semblait de plus en plus embarrassé. Enfin il se tourna vers le frère directeur d’un air suppliant qui semblait dire.

— Je ne peux pas, parlez-lui, vous.

Le frère Jérome comprit sans doute, car il dit alors, avec une voix qu’il essaya d’adoucir.

— Mon pauvre enfant ; ton oncle est venu t’apprendre une mauvaise nouvelle.

L’enfant ne sembla pas comprendre et resta là, transi et troublé.

Le frère continua.

— Le bon Dieu nous éprouve beaucoup, parfois. Il faut savoir se soumettre à sa volonté.

Et il s’arrêta encore. Au bout d’un instant, il reprit.

— Mon enfant, ta pauvre grand’mère est morte. Le bon Dieu l’a rappelée.

II n’eut pas le temps d’achever sa phrase, car l’enfant tomba lourdement par terre, pris d’une syncope qui ressemblait à la mort.

Tous deux s’élancèrent à la fois pour le relever, et firent quelques efforts pour le ramener à lui-même, mais il restait sans vie et sans couleur. Le directeur dût appeler des autres frères, qui vinrent en hâte et apportèrent le petit à l’infirmerie pendant qu’on allait chercher le médecin.

Le frère Jérome resté seul avec le veuf, continua à converser et se fit expliquer bien des détails qu’il n’avait pas appris sur la vie passée du petit Joseph.

Selon son habitude le veuf sût mêler habilement le mensonge à la vérité et insinua sans toutefois le dire ouvertement, que le jeune orphelin n’avait pas grand chose à hériter de sa grand’mère, qui n’était pas aussi riche qu’on avait bien voulu le dire, et qu’il dépendait presque entièrement de ses bontés et de sa générosité, qui ne devaient pas lui faire départ, disait-il. Mais il espérait qu’en retour, son neveu ferait quelques efforts pour se corriger de ses défauts, et apprendre à faire son devoir.

En ce moment, on vint lui dire que l’enfant était revenu de sa syncope et qu’il reposait tranquillement.

Il prit alors congé et retourna à Montréal.