Imprimerie de l'Indépendance (p. 53-56).

CHAPITRE XII

Quelques jours après le départ de son petit-fils, Mde Champagne tomba grièvement malade et fut contrainte de garder le lit pendant plusieurs semaines.

Alors seulement, le veuf sembla sentir la nécessité de prendre une servante dans la maison.

Mais ce fut lui-même qui se chargea de soigner sa belle-mère et de lui administrer ses remèdes.

Il avait ses raisons pour cela.

Il jugeait, lui, qu’il valait mieux pour sa belle-mère qu’elle ne prît pas trop de médicaments et surtout qu’elle ne prît aucun stimulant, bien que le médecin lui en ordonnait l’usage journalier.

— Comme membre de la société de tempérance, disait-il, je ne puis souffrir de liqueurs enivrantes dans ma maison, (il disait toujours, mes maisons, maintenant,) et je sais bien que vous êtes trop bonne chrétienne pour me contredire sur ce point. Seulement, il ne faut pas dire cela au médecin, car il nous traiterait de fanatiques, vous et moi.

La veuve était trop brisée et trop découragée pour chercher à résister aux volontés de son gendre, et l’idée de se plaindre au médecin ne lui était pas venue un instant.

Cependant, au grand désappointement de son gendre, elle se rétablit un peu et put enfin se lever et s’asseoir dans sa chaise berçante près de la fenêtre.

— Elle ne mourra donc jamais, cette vieille folle ! se disait Edmond Bernier, avec colère.

Et voyant qu’elle n’était plus obligée de garder le lit, il se hâta de renvoyer la servante sous un prétexte quelconque.

La pauvre femme recommença donc à passer ses journées seule et solitaire, dans son appartement qui lui semblait si grand depuis le départ de son petit-fils.

On était rendu à la fin de l’hiver, et le froid qui avait été intense, commençait à se modérer.

— Voilà le printemps qui arrive pensait la pauvre vieille. Les vacances viendront bientôt et je pourrai revoir mon pauvre petit Joseph.

Ces pensées la consolaient un peu, parfois, mais d’autres fois, le découragement s’emparait d’elle.

Dans ces moments de tristesse, elle prenait son chapelet, sa seule consolation, et priait avec ferveur pour l’enfant si éloigné.

Elle était vraiment chrétienne, la mère Champagne ; elle avait confiance en Dieu et elle s’était toujours soumise sans murmures à ses décrets.

— Le bon Dieu le veut, disait-elle à ceux qui la plaignaient.

Mais sa résignation et sa confiance ne l’empêchaient pas de sentir son cruel isolement.

Depuis le jour du départ du jeune orphelin, la pauvre grand’mère n’avait pas joui d’un seul instant de calme et de paix. Son esprit inquiet se représentait toujours son enfant chéri en butte aux mauvais traitements de camarades méchants et tyranniques, ou aux sévérités outrées de ses maîtres.

Cette pensée la rendait si malheureuse qu’elle regrettait de l’avoir laissé partir, d’autant plus qu’elle se disait maintenant qu’on aurait pas dû exiger qu’elle chassât aussi loin d’elle, sa seule et dernière consolation.

Elle se livrait donc à son chagrin qui augmentait au lieu de diminuer, car seule et isolée comme elle vivait, il n’y avait rien pour la distraire de ses pensées affligeantes.

Ce qui pourrait sembler étrange, c’est que ses locataires et ses voisins ne la visitaient pas.

Le veuf, qui craignait toujours que les gens n’en n’apprissent trop long sur les affaires de la veuve et sur les siennes, avait pris soin depuis longtemps d’avertir les locataires, chez qui il allait toucher l’argent des loyers, que sa belle-mère n’aimait pas à être dérangée, dans sa solitude, et qu’elle n’aimait pas les visites.

Les locataires et les voisins les plus sympathiques ou les plus curieux avaient fini par oublier presque l’existence de la vieille femme, et pour eux, comme pour tout le monde, le véritable maître des propriétés, c’était le veuf.

Elle priait donc en ce moment la pauvre femme.

Abandonnée de tout le monde, elle se tournait avec plus de ferveur vers son créateur et vers sa divine mère, la « consolatrice des affligés. »

Elle priait pour elle-même, mais encore plus pour son petit-fils qui en avait certainement besoin, le pauvre petit malheureux.

Tout à coup une étrange lassitude s’empara de son esprit et de son corps.

Ses doigts raidis refusèrent de compter plus longtemps les grains du chapelet et se refermèrent avec une crispation nerveuse.

Sa tête alourdie, qu’elle chercha vainement à soulever resta appuyée sur le dossier de sa chaise berçante.

Elle voulut faire un effort pour se lever debout, elle chercha à secouer cet engourdissement qui lui faisait peur, mais ses membres refusèrent d’obéir et son corps resta froid et immobile dans le fauteuil.

— C’est la mort ! pensa t-elle, enfin.

Mon Dieu ayez pitié de moi !

La pauvre femme attendait la mort depuis longtemps ; sa conscience tranquille ne lui reprochait rien, et elle possédait cette foi, cette espérance et cet amour qui font pressentir le ciel même dans la vie. Mais l’idée de mourir ainsi, seule et abandonnée, sans voir une dernière fois son petit-fils pour lui dire adieu, sans voir un prêtre et sans recevoir les sacrements et les consolations religieuses qu’ils apportent, sans une amie pour lui fermer les yeux, lui semblait terrible.

Elle chercha encore à se lever, mais inutilement, elle essaya de crier, d’appeler, dans l’espérance d’être entendue de quelqu’un des locataires, mais sa bouche ne pouvait plus proférer aucun son.

Mais l’engourdissement qu’elle ressentait par tout son corps commençait à troubler aussi ses facultés mentales. Elle se sentit mourir et se mit alors à prier de toute son âme. Puis sa pensée se porta vers le jeune enfant qui allait rester seul au monde.

— Que le bon Dieu et son saint patron le prennent sous leur garde !

Mon Dieu, prenez mon âme !… Jésus Marie !

C’était fini. La veuve était morte.

La fin du jour arriva. Les nuages s’écartant un peu de l’occident laissèrent percer les derniers rayons de soleil.

Ces rayons dorés illuminèrent, comme une auréole, le front toujours noble et beau et les traits calmes et serein de la morte.

Dans le repos de la mort, une expression de bonheur avait remplacé l’inquiétude et la souffrance qui avaient contracté sa figure auparavant.

Cependant, le veuf rentra à l’heure accoutumée, et fut d’abord étonné de voir que la lampe n’était pas encore allumée.

Troublé par un sentiment indéfini, il s’avança à tâtons dans la chambre en disant d’une voix qui tremblait un peu.

— Mde Champagne qu’est-ce que vous faites donc ? êtes-vous malade ?

Et ne recevant nulle réponse, il s’avança vers la veuve assise dans son fauteuil qu’il commençait à distinguer dans l’obscurité.

Il se pencha vers elle et lui prit la main. Le contact de cette main froide le glaça jusqu’au cœur.

Saisi d’une horreur qu’il ne pouvait surmonter, il se hâta de chercher la lampe et de l’allumer, puis il s’approcha encore de sa belle-mère.

Le doute n’était plus possible, elle était bien morte.

Il s’affaissa dans un autre fauteuil et resta longtemps immobile, en proie à une foule de sentiments les plus opposés.

Reprenant enfin son sang froid, il se hâta d’avertir les locataires et les voisins, et se rendit lui-même chez le curé et le médecin qu’il ramena avec lui.

Ce dernier constata que Mde Champagne avait succombé à une attaque de la paralysie dont elle était affectée depuis quelques années.

Deux jours plus tard les funérailles eurent lieu avec toutes les pompes convenables, et le corps de Mde Champagne fut déposé au cimetière de la Côte des neiges auprès de ceux de ses deux filles.

Le lendemain on fit la lecture de son testament, le premier, par lequel elle laissait ses maisons à Edmond Bernier et son argent à son petit-fils.

Pendant qu’on était occupé de cette lecture, le notaire qui avait rédigé le second testament, celui que la veuve avait confié à son seul ami, se présenta tout à coup, et déclara qu’il devait y avoir dans la maison un testament plus récent que celui dont on faisait en ce moment la lecture.

À ces paroles, le veuf pâlit comme un mort, mais faisant un violent effort sur lui-même, il déclara qu’il n’avait aucune connaissance de ce fait, mais qu’on pouvait faire les recherches nécessaires, sans plus tarder.

Mais ces recherches n’aboutirent à rien et l’opinion unanime des assistants fut que Mde Champagne avait elle-même détruit le second testament.