Imprimerie de l'Indépendance (p. 61-64).

CHAPITRE XIV

Le printemps était revenu encore une fois, et la nature rayonnait de joie et d’espérance.

Heureuse nature qui ne conserve pas le souvenir du passé et celui des morts !

Quand les arbres bourgeonnent ; que les fleurs s’entr’ouvrent ; que le soleil, à la fois doux et ardent, disperse et chasse au loin, les sombres nuages qui ternissent l’azur du ciel ; que les oiseaux reviennent, en chantant, bâtir leurs nids, tu ne songes pas aux arbres que les tempêtes ont renversés, aux feuilles que le vent a flétries et dispersées, aux oiseaux que la flèche du chasseur ou la main d’un enfant cruel ont tués sans pitié.

Fière et heureuse des louanges des vivants, tu n’accordes pas un regret aux pauvres morts qui dorment dans le cimetière, froids et immobiles, malgré la chaleur qui anime le monde. Eux aussi, pourtant, t’ont comblée de louanges et d’amour, mais tu les oublies comme tu nous oublieras tous, un jour.

Tu es belle, ô nature ! mais tu es insensible. Et, pourtant, l’homme insensé voudrait t’adorer à la place de Dieu.


Par un beau et soleilleux matin de mai, plusieurs groupes de badauds stationnaient devant l’église Notre Dame, dans une attitude indiquant une attente pleine d’impatience et de curiosité.

Enfin, une file de carosses déboucha de la rue St-Laurent et s’engagea dans la rue Notre-Dame.

— Les voilà, les voilà, enfin ! murmura-t-on de côté et d’autre en se rangeant selon l’ordre du suisse qui ouvrait en ce moment la porte devant laquelle stationnaient les curieux.

Fier et pompeux dans son habit neuf et élégant, le père Renaud descendit de voiture et sa fille le suivit, belle et gracieuse, malgré sa pâleur.

Une superbe robe de soie bleue et un gracieux chapeau, à longue plume blanche, faisaient ressortir la blancheur de son teint et l’or de ses cheveux blonds.

Elle tenait en main un magnifique bouquet de roses blanches qui exhalaient un parfum délicieux.

— Qu’elle est belle ! Qu’elle est bien habillée ! Comme elle doit être heureuse ! se murmuraient les spectateurs, les uns aux autres.

Les jeunes filles, surtout, enviaient la belle mariée, et plus d’une aurait désiré être à sa place.

Elles ne pouvaient comprendre, elles ne devinaient pas l’abîme de tristesse et de découragement dans lequel la pauvre Maria était plongée en ce moment.

Obsédée par ses parents et par Bernier, lui-même, elle avait enfin consenti à donner sa main à celui quelle ne pouvait aimer, ni même estimer ; à celui pour qui elle éprouvait, plus que jamais, une aversion insurmontable.

Elle n’était donc pas heureuse autant que le pensaient les jeunes filles qui la regardaient avec des yeux envieux.

Il y en avait une surtout qui n’avait aucun sujet d’envier la destinée de Maria Renaud.

C’était la petite Rosanna Michon, piquante brunette aux grands yeux noirs, vêtue d’une robe de calicot rose qui lui allait à merveille, pour dire la vérité.

Cette petite Rosanna devait épouser prochainement le meilleur et le plus joli garçon de son quartier, sinon le plus riche, un garçon qui l’aimait de tout son cœur et qui n’avait d’autre ambition que de la rendre heureuse. Elle l’aimait bien, elle aussi, cet aimable et tendre jeune homme, toujours si bon et si complaisant. Elle l’aimait « bien gros », et elle se sentait bien heureuse chez elle, quand elle était occupée à confectionner la simple robe de mérino brun clair, qui devait composer sa toilette de noce, car elle devait se marier dans quinze jours, la jolie brunette.

Mais l’aspect de la robe de soie de Maria lui faisait prendre en dédain sa simple robe de mérino.

Oh ! si elle avait une robe de soie, elle aussi.

De nos jours, la soie est vulgarisée.

Tout le monde en porte.

Les femmes d’ouvriers aussi bien que les femmes de banquiers, les servantes, aussi bien que leurs maîtresses, les moindres petites ouvrières, aussi bien que les demoiselles de haute condition ; mais, il y a vingt cinq ans, il n’en était pas ainsi.

Cependant, les gens n’en étaient pas plus malheureux, même Rosanna Michon, qui se consola vite de ne pas être Maria Renaud, dès qu’elle aperçut le marié, qui paraissait encore plus insignifiant et encore moins sympathique dans son costume de cérémonie.

— J’aime mieux P’ti Toine, que ce laid marié-là, pensa-t-elle. Et la robe de Maria ne lui fit plus envie.

La noce entra dans l’église et la cérémonie commença aussitôt.

Le veuf était heureux et triomphant.

— J’ai gagné la partie, se disait-il.

Les maisons de Mde Champagne sont à moi, enfin ; j’ai dans les mains l’héritage du petit, et d’après les conventions du testament, personne n’a le droit de m’en demander compte ; je pourrai donc en faire l’usage qui me conviendra, en attendant sa majorité.

Et pour couronner tout, la seule personne que j’aie jamais aimée va devenir mon épouse, dans quelques instants.

Pourquoi, dit-on, qu’il n’y a pas de vrai bonheur sur la terre ? se disait-il.

Le bonheur existe. Il est pour ceux qui ont assez de fermeté et de talent pour savoir l’atteindre en brisant tous les obstacles qui se trouvent sur leur chemin, comme je l’ai fait, moi, et comme je compte bien le faire encore à l’avenir.

Ce fut dans ces dispositions très chrétiennes qu’il reçut la bénédiction nuptiale.

Quant à Maria, elle était encore plus pâle qu’elle ne l’avait été en entrant dans l’église. Elle aurait voulut fuir, en ce moment, fuir loin de cet homme tant détesté qui allait devenir son maître.

Elle aurait voulut dire non, au lieu de oui, quand le prêtre lui demanda si elle acceptait Bernier pour époux.

Trop tard, hélas !

— Que ma destinée s’accomplisse, se disait-elle avec découragement et amertume, et le oui fatal s’échappa de ses lèvres blêmies par l’émotion.

Pendant toute la durée de la messe nuptiale la nouvelle épouse se laissa aller à sa douleur et son abattement ; mais quand le moment de sortir fut arrivé, elle fit de violents efforts pour se composer un maintien digne et calme et réussit assez bien. Elle avait beaucoup de fierté et l’idée de laisser voir son chagrin à la foule qui ne manquerait pas de la dévisager suffisait pour la rappeler à elle-même.

Mais un dernier coup l’attendait.

Comme elle descendait au bras de son mari, le dernier degré du perron, elle se trouva presque face à face avec un jeune homme misérablement vêtu, dont l’aspect pâle et décharné faisait mal à voir.

Instinctivement, elle leva les yeux et reconnut Xavier LeClerc, ou plutôt son spectre, car le malheureux, qui était là, à deux pas d’elle, avait plutôt l’air d’un être sorti du tombeau que d’un vivant, et le regard fixe et terrible qui rencontra le sien avait quelque chose de surnaturel qui la glaça.

Elle étouffa le cri qui s’échappa de ses lèvres, mais elle se prit à trembler violemment et devint si pâle que les spectateurs crurent qu’elle allait perdre connaissance, bien qu’ils ne devinèrent pas la cause de son trouble subit.

En voyant l’agitation douloureuse que sa vue causait à celle qu’il aimait tant, Xavier leva sur elle un dernier regard, long, plein de regret et de désespoir ; un regard exprimant mieux que des paroles un éternel adieu, et disparut dans la foule qui se referma sur lui.

La noce monta en voiture et l’on se rendit chez le père Renaud où un repas somptueux était préparé. Et toute la journée, les réjouissances se continuèrent avec autant d’entrain que si la mariée n’eut pas été la plus malheureuse des femmes.