Les dernières Fêtes de la Jura à Madrid/02

LES
DERNIÈRES FÊTES
ROYALES
DE MADRID.[1]

Seconde Partie.


v.


UN INCENDIE.


La course royale achevée, Madrid s’était encore illuminé tout entier comme les deux soirées précédentes. Ç’avait été au Prado, sur les places et dans les rues, les mêmes flots de foule curieuse et bourdonnante.


Cependant, vers onze heures du soir, lorsque la ville, fatiguée de ses longues agitations du jour, succombant de sommeil, laissait s’éteindre partout ses lumières et commençait à s’endormir, les cloches, s’ébranlant tout à coup et sonnant le tocsin, réveillèrent en sursaut les paroisses de San-Salvador et de Santa-Maria.

Je traversais dans ce moment la Puerta del Sol. —

— Fuego ! — fuego ! — au feu ! — au feu ! — criait-on dans le lointain, du côté de la Plaza Mayor ; — et d’épais nuages d’une fumée pleine d’étincelles montaient en tourbillonnant au-dessus des clochers du couvent de San-Felipe el Real ; — et toute la façade du palais d’Onâte s’éclairait d’une vaste lueur rougeâtre.

Je ne doutai pas d’abord que ce ne fût le cirque des taureaux qui fût devenu la proie d’un effroyable incendie. — Je courus vers les piliers de Guadalaxara. — La réverbération des flammes m’avait trompé sur leur distance. — Le feu venait de plus loin. — Je descendis la rue Mayor jusqu’à la place de la Villa.

C’était là. — C’était le temple gréco-gothique construit autour de la Minerve-Fontaine, qui brûlait, — et qui brûlait aussi joyeusement que peut brûler un temple de bois de sapin et de toile peinte.

Ce fragile monument ! — il n’avait pas même su durer autant que les fêtes en l’honneur desquelles il avait été bâti ! — ce n’était pas sa faute au surplus. — On l’avait surchargé de lampions et de verres de couleur avec une si indiscrète profusion, qu’on avait sans doute voulu qu’il finit par s’allumer lui-même, afin de compléter l’illumination. — Il s’était donc allumé docilement, et, une fois en train, il y avait mis de la bonne volonté, je vous assure.

C’était, en vérité, quelque chose de fort beau que cet embrasement, — isolé d’ailleurs, — et sans dangers sérieux pour les maisons voisines. — Cela valait mieux que tous les feux d’artifice qui avaient été tirés les nuits précédentes, sur la place de l’Orient.

On avait eu cependant d’abord quelque crainte pour l’hôtel de la Villa, sur lequel les plus hautes flammes s’étaient un instant élancées avec une effrayante avidité. — C’eût été, il faut le dire, une cruelle fatalité si son excellence el Ayutamiento, qui, malgré les dettes énormes dont elle était grevée, avait si généreusement prodigué tant de millions de réaux pour les solennités de la Jura, était devenue victime elle-même de ses propres magnificences, et avait vu à la ruine de ses créanciers s’ajouter celle de son palais ! — Son Excellence en fut quitte pour la peur et pour son monument gréco-gothique.

Après avoir, comme un feu d’artifice ordinaire, jeté dans le ciel ses bombes, ses chandelles romaines et ses gerbes de fusées, — l’incendie redescendit humblement au niveau du faîte du temple, et ne s’occupa plus que de le consumer lentement, et d’en dessiner en braise l’ogive, les corniches, le fronton et les colonnades.

Les pompes, la compagnie de sapeurs, les divers détachemens de cavalerie et d’infanterie, accourus alors sur les lieux à la voix du tocsin qui continuait de sonner l’alarme, étaient arrivés trop tard pour rien sauver ni rien éteindre. — Ils semblèrent n’être venus là qu’afin de grossir le nombre des spectateurs, en présence desquels le frêle édifice acheva paisiblement de se réduire en cendres.

Une de ses colonnes pourtant, — une seule, — qui tomba d’elle-même, fut traînée hors du foyer par quelques soldats, et déposée, couchée en travers, devant la porte d’une allée d’où regardait un groupe de curieux dont je faisais partie. — C’était un marchepied que nous envoyait notre bonne fortune, et nous nous hâtâmes d’y monter. — Moi, j’avais pris possession du chapiteau ; — c’était la meilleure place ; — mais j’interceptais ainsi la vue de toute la colonne. On me cria unanimement d’ôter mon chapeau, parce que j’empêchais de voir. — J’ôtai mon chapeau.

Trois amours de plâtre couronnaient encore, les bras entrelacés, le dernier pilier du temple qui fût demeuré debout. Ils tenaient bon sur ce piédestal embrasé, et se maintenaient bravement au milieu des flammes qui voltigeaient autour d’eux. Ce fut là, pour mes voisins de la colonne, un grand sujet d’amusement et le texte d’une foule d’observations joyeuses.

— Ce sont de courageux martyrs, dit l’un, intimement convaincu qu’une figure sculptée ou moulée ne peut être autre chose qu’un saint.

— Ce sont des amours, dit un autre, mieux versé dans la mythologie, — des amours hérétiques condamnés au feu. — Et qui se moquent de lui parce qu’il est leur élément, — ajouta un troisième.

À ce moment, les amours s’abîmèrent avec le pilier qui les soutenait.

Il ne restait plus du monument gréco-gothique qu’un large brasier sur lequel on aurait pu faire aisément rôtir tous les taureaux tués dans la course royale. — La déesse du temple, — la pauvre Minerve, si blanche encore et si fraîchement badigeonnée le matin, réapparut au-dessus de cette fournaise, un peu échauffée pour une fontaine, et passablement noircie par la fumée.

Ce fut là tout le dommage. — Mais la dernière des illuminations de la Jura avait été un incendie ! Était-ce un présage ? —


vi.


LES TAUREAUX DE LA VILLE.


Le 23 et le 25, ce fut la ville à son tour qui donna ses fêtes à la Plaza Mayor. — Ces deux jours-là, il y eut également des courses le matin et le soir. Il y eut les courses d’essai et les courses de cérémonie. Ces dernières, qui attirèrent la même foule affamée de taureaux, et que leurs majestés et leur cour honorèrent encore de leur présence, ne furent cependant pas aussi splendides que la course royale ; mais elles furent assurément aussi meurtrières. — Le nombre des victimes ne fut pas moindre, si le sacrifice fut moins pompeux, et l’autel couronné de moins de fleurs.

Les hallebardiers ne reparurent plus dans la place. En revanche, la troupe des alguazils y fut doublée. Il y en eut un escadron entier rangé en bataille au-dessous de la loge du roi. — C’était une inextinguible joie pour le peuple de voir les alertes continuelles de ces timides cavaliers, leurs rapides évolutions, leurs fuites désordonnées. Plusieurs, perdant les étriers, tombèrent de cheval et se blessèrent. — Un d’entre eux, — l’un des alguazils du palais, un vieillard, un ancien serviteur du roi, jeté à terre, allait périr sous les cornes d’un taureau qui se précipitait sur lui. — Le manteau d’un matador vint à son secours et détourna l’animal furieux ; — mais le malheureux alguazil qu’on emporta évanoui, dut mourir de sa frayeur, s’il ne mourut pas de sa chute.


Dans la première des deux courses de la ville figurèrent encore trois caballeros en plaza, ayant pour parrains trois regidors de Madrid. – Ces chevaliers n’eurent pas meilleure chance que ceux de la course royale, car deux d’entre eux sortirent assez grièvement blessés de leur entreprise.

Cette course fut brillante pour les matadors. Montès y fit des prodiges d’audace et de dextérité. — Léon, son rival, fut aussi bien beau. Il y eut surtout entre lui et un taureau un duel magnifique. — Ce taureau était l’un des plus grands qu’eussent nourris jamais les pâturages de la Navarre. Léon, au contraire, qui devait le combattre, était plus que médiocre de taille. Mais du moment qu’ayant saisi l’épée il s’avança vers son ennemi, la tête haute, l’œil enflammé, d’un pas rapide et ferme, — ce fut un autre homme ; — il avait dix pieds. — C’est qu’il était sûr de son coup, comme Romeo quand il va tuer Tybalt. — Aussi il vint ; et chacun vit bien que le taureau était déjà mort, même avant qu’il l’eût touché. — Il l’appela d’une voix rauque ; de la main gauche, abaissant la muleta, il leva le bras droit ; l’animal se précipita, et le matador, d’une seule et profonde estocade, où le fer disparut tout entier, le renversa expirant sur le sable.

Jamais la conscience de l’adresse et de l’intrépidité ne se montra plus puissante que dans cette lutte si inégale en apparence, et où toutes les forces passaient du côté de la faiblesse.


La dernière course de la ville durait depuis une heure, et déjà elle se traînait languissante.

Il n’y avait point eu d’abord de chevaliers sur la place. Tout s’était passé entre les combattans ordinaires ; — et puis, soit que les taureaux fussent réellement moins vaillans que ceux des courses précédentes, — soit que l’excessive chaleur de la journée les eût énervés et appesantis, — ils ne se ruaient plus sur leurs adversaires avec la même furie. — Souvent, pour les exciter et leur rendre un peu de colère, il fallait leur infliger le supplice des banderillas de feu ; — il fallait les brûler ainsi tout vivans ou les faire dévorer par les chiens.

L’attention épuisée du peuple fut un instant ranimée par un terrible combat que livrèrent deux dogues à un taureau poltron, qui avait fui devant la lance des picadors.

On les amena, et ils s’élancèrent soudain à la fois vers leur commun ennemi. — À leur approche, celui-ci fit volte-face ; et l’un d’eux, qu’il reçut sur ses cornes, jeté à plus de vingt pieds en l’air, retomba sur le dos, et se brisa les reins. — L’autre, resté seul contre le puissant animal, avait manœuvré long-temps autour de lui avec une infatigable agilité, sautant maintes fois jusqu’à ses oreilles, mais ne pouvant réussir à s’y attacher. — Cependant le taureau, harassé par ces attaques multipliées et les efforts de la défense, était tout haletant. Hors de sa gueule béante et pleine d’écume sortait sa langue gonflée. L’impitoyable chien, trouvant enfin la prise à sa portée, atteignit de ses dents cette langue pendante, et s’y cramponna de toutes ses mâchoires. Le malheureux taureau en perdit ses dernières forces ; n’ayant plus même celle de secouer la tête pour se délivrer, il poussait seulement d’affreux mugissemens de douleur. Le sang ruisselait de son gosier, et inondait le museau du dogue acharné, qui n’abandonnait pas pour cela sa proie, et, comme une sangsue qui s’enivre aux morsures qu’elle a faites, semblait boire et se gorger à ce sanglant et mortel baiser. — Un chulo, d’un coup d’épée, dont il lui perça par pitié le cœur, mit fin à l’agonie de la pauvre bête.

L’excitation légère que ce cruel combat avait produite, une fois apaisée, le tendido était redevenu distrait. — L’amphithéâtre n’avait plus la fièvre. — Pour le réveiller de sa torpeur, il fallait quelque grand spectacle inaccoutumé.

Le roi Ferdinand vii a toujours passé pour l’homme de son royaume qui s’entendît le mieux à diriger une course de taureaux. Il sentit bien quel était le besoin du peuple. — Il fit un signe qui ordonna la division de la place.

À cet ordre, de bruyantes acclamations de joie et de reconnaissance éclatèrent par tout le cirque.

Le détachement des alguazils sortit de l’arène, et, en moins de dix minutes, les charpentiers, qui y entrèrent aussitôt, apportant des pièces de bois et des planches préparées d’avance, l’eurent séparée en deux parties égales par une barrière à hauteur d’appui, qui la traversa dans toute sa largeur.

L’armée des toreros se divisa également en deux corps, qui prirent chacun possession de l’une des deux places. — Enfin, deux courses recommencèrent simultanément ; il y eut deux batailles à la fois, à l’inexprimable allégresse des aficionados, qui se consolèrent de la mauvaise qualité des taureaux par leur quantité.

Cela dura encore jusqu’à la nuit, selon l’usage ; mais à la nuit, ce fut bien fini. — Le cirque de la Plaza Mayor avait achevé ses représentations. Ce théâtre, construit à si grands frais pendant deux mois et qui avait servi trois jours, devait être démoli dès le lendemain. — Il ne restait point d’ailleurs de victimes aux sacrificateurs. De près de cent vingt taureaux qui avaient été rassemblés pour les fêtes royales, à peine en survivait-il quelques-uns. — L’hécatombe était complète.

vii.
LA NUIT DE LA SAINT-JEAN.


Il était près de minuit. — D’où venait que les rues de Madrid, où l’on ne rencontre plus d’ordinaire à cette heure que les serenos.

leur pique et leur lanterne en main, étaient traversées par tant de groupes bruyans ? — Où allaient toutes ces troupes de manolos et de manolas, marchant au son des flûtes et des mandolines, chantant en chœur le panto de la Havana et la jota aragonaise ? — Tout cela se dirigeait vers un seul point, tout cela prenait le même chemin des divers quartiers de la ville, tout cela descendait au Prado.

Mais quelle nouvelle fête se donnait donc encore au Prado, pour que ces bandes joyeuses y affluassent ainsi à une heure inaccoutumée ? — On n’y voyait nuls préparatifs de réjouissances. Les arceaux gothiques dont l’enceinte immense de son salon avait été entourée pour les solennités de la Jura, n’étaient plus, comme la veille, brillamment parés de leurs guirlandes de verres de couleur. Ce Prado qui, la nuit précédente, était éclairé comme en plein jour, il était sombre maintenant, et n’avait plus d’autre illumination que les étoiles du ciel.

Ce n’était pas non plus la foule de la veille qui s’y pressait ; — cette foule étrange et de mille couleurs, — bigarrée de moines, de soldats, de mendians, de femmes élégantes, de livrées, de chambellans, de gens de cour et d’officiers coquets ; — non, c’était une autre foule, — une foule d’une seule classe et d’une seule espèce, — une foule en veste et en mantille de serge, à la voix éclatante, au langage cynique, aux gestes effrontés. —

Cette foule enveloppée de ténèbres, ainsi qu’une crue soudaine et mugissante, — de la porte des Recoletos à la porte d’Atocha, — elle débordait et montait partout ; elle envahissait le salon, — la promenade fashionable du beau monde ; — elle s’y asseyait sur les bancs et sur les chaises ; elle s’y couchait à terre et s’y roulait ; — elle encombrait les allées, elle se répandait sous les arbres, — sous les balcons des palais du duc de Medina-Celi et du duc de Villa-Hermosa, devant le Musée royal, sur les montées du Buen-Retiro et de San-Geronimo, tout le long de la grille du jardin de botanique, autour des fontaines d’Apollon, de Neptune et de Cybèle. Elle inondait tout ce Prado, enfin ; — et puis, formant de larges cercles et de vastes rondes, agitant ses castagnettes, elle dansait ses manchegas dans la poussière, au bourdonnement des guitares, au chant aigu des seguidillas.

C’est que c’était la nuit de la Saint-Jean ; — jadis, pour Madrid, comme pour toute l’Espagne, une nuit pieuse, une nuit sainte, une nuit d’autel et de prières ; — une nuit aussi de superstitions catholiques ; — une nuit où s’allaient cueillir aux champs, hors des villes, le trèfle et la verveine qui se conservaient ainsi qu’un talisman dans les maisons, et y reverdissaient à la Noël ; — à présent une nuit de danse et d’ivresse, une nuit de débauches, une nuit de saturnales.

À son bal immense et effréné de la nuit de la Saint-Jean, — bal qu’il n’oublie point, et auquel il est chaque année invariablement fidèle, — bal qui ne lui coûte d’ailleurs que son sommeil, — ce peuple était donc venu en masse avec son orchestre de guitares ; — et il coulait là à pleins bords ; et il allait s’agiter et gronder ainsi toute la nuit ; — et ses vagues apaisées ne devaient se retirer et rentrer dans leur lit qu’au grand jour.

C’était une fête populaire qui tombait dans les fêtes royales, ou plutôt c’étaient bien les fêtes royales qui tombaient dans une fête populaire.

viii.
LES PAREJAS.


Dire exactement ce qu’ont été et ce que sont les maestranzas, — rechercher l’origine et le but de leur institution primitive, — ce serait chose longue et difficile, et qui demanderait d’ailleurs beaucoup plus de développement que n’en permet une description de fêtes. — Qu’il vous suffise, quant à présent, de savoir que les maestranzas actuelles sont des compagnies de noblesse, — des espèces de congrégations militaires, dont les membres sont supposés maîtres passés dans l’art généreux et fortuné d’aller à cheval, — arte generoso y afortunado de andar a caballo.

Il y a cinq maestranzas : — celle de Séville, celle de Valence, — celle de Grenade, — celle de Ronda, — et celle de Saragosse. Chacune d’elles a pour chef et protecteur, ou le roi, ou l’un des membres de la famille royale. — L’organisation régulière des quatre premières remonte au commencement du 17e siècle. La cinquième, — celle de Saragosse, — a été fondée sous le règne de Ferdinand vii.

Individuellement, un mæstrante est un gentilhomme, un grand qui vit d’ordinaire à son aise, et fort tranquille dans sa province, ayant un beau cheval et un bel uniforme pour les jours de gala. M. Martinez de la Rosa a écrit sur la tombe de deux d’entre eux :

A qui yacen dos maestrantes,
Ocupados como antes[2].

Cette épitaphe est la meilleure définition qui se puisse donner de ces honorables chevaliers.

Sur le désir que leur avait fait témoigner Sa Majesté, les cinq maestranzas royales avaient élu chacune une douzaine de leurs membres, — les plus jeunes et les meilleurs cavaliers, — qui avaient été chargés d’aller représenter leurs corps respectifs aux solennités de la Jura. Ce furent ces députés qui, réunis à Madrid, au nombre de soixante, après avoir éprouvé préalablement leur adresse par de fréquentes répétitions, donnèrent enfin, le 25, publiquement, à la Place des Taureaux, hors de la porte d’Alcala, la représentation qui s’appela les Parejas.

L’enceinte qui lui servait de théâtre étant bien moins vaste que celle de la Plaza Mayor, il avait été plus difficile encore d’être admis aux Parejas qu’à la course royale. C’était une fête de bonne compagnie, une fête tout aristocratique. L’assemblée avait été composée d’un public de choix. Les loges étaient occupées par les grands dignitaires de l’état, par les grandes dames, par les évêques, par les cardinaux, par le corps diplomatique. Les employés des administrations, les officiers de l’armée, remplissaient avec leurs familles l’amphithéâtre couvert. — Sauf quelques-unes de ses portions qui avaient été réservées pour l’orchestre et les gens du palais, — le tendido avait été encombré de soldats de diverses armes, spectateurs dociles, auxquels il avait été enjoint de se divertir paisiblement et avec décence.

À six heures, leurs majestés, accompagnées de leurs altesses royales, ayant paru dans leur loge, tout le monde se leva. Sur le commandement des chefs, un viva unanime partit des rangs des soldats, et s’exécuta comme un temps d’exercice ; puis l’orchestre commença à jouer une marche militaire, qu’il n’interrompit plus avant la fin de la cérémonie.

Leurs majestés s’étant assises, et l’assemblée aussi, les maestrantes firent leur entrée dans l’arène.

Cinq cavaliers d’avant-garde, — un de chaque maestranza, — arrivèrent d’abord de front ; — après eux, les cinq premiers piqueurs ; — puis, vingt-cinq trompettes ; — puis, le colonel don Francisco Montferrat, portant l’étendard de la maestranza de Valence ; — puis, quinze cavahers sur trois rangs ; — puis, douze volantes avec leurs vestes rouges et leurs bâtons d’argent. Suivait le corps principal des maestrantes, formé de quarante cavaliers en quatre files ; — Valence et Saragosse à la droite, — Séville et Grenade à la gauche ; — Ronda au centre.

Soixante laquais en grande livrée venaient à pied derrière eux. La marche était fermée par les cinq seconds piqueurs, les maréchaux et les palefreniers.

La troupe entière fit le tour du cirque dans cet ordre, et vint s’y déployer en avant des torils.

L’avant-garde et l’escorte de l’étendard de Valence s’étant retirées et rangées à l’écart, hors de la première barrière de l’arène, les quarante cavaliers du corps principal s’avancèrent au pas, quatre par quatre jusqu’au pied de la loge de leurs majestés, et saluèrent, défilant ensuite en quadrilles, rengainant l’épée au fur et à mesure, et revenant se former en ligne en arrière.

Ce salut achevé, le même corps, rompant ses rangs au galop, exécuta diverses évolutions, les cavaliers se croisant, se mêlant et s’entrelaçant, feignant de se poursuivre, et se réunissant pour se séparer encore, courant isolés, et se retrouvant, quatre, huit, seize et trente-deux de front, formant des croix, des anneaux et des chaînes, et terminant enfin ces escarmouches en recomposant leur premier ordre de bataille.

Après quelques instans de repos, de nouveaux exercices recommencèrent.

À la droite de la loge royale, au-dessus de la barrière du cirque, il y avait un Mercure, le bras étendu, tenant des bagues à sa main. — À vingt pas en avant, on plaça un blanc élevé sur un pieu ; — et, à une distance pareille, — une tête de More en carton, coiffée d’un turban, fut enfoncée le cou dans le sable.

Un des cavaliers sortit de son rang. — Les volantes lui remirent une lance. Il l’assujétit contre sa poitrine, et mettant son cheval au galop, il courut d’abord les bagues. — Il fut adroit et heureux, car il en atteignit une, et emporta, flottant au bout de son fer, le ruban bleu auquel elle était suspendue.

Ayant caché le ruban en son sein, il jeta sa lance et saisit un javelot qu’on lui présenta ; puis, reprenant carrière, il le lança au milieu du blanc où il le fixa profondément. Alors, sans interrompre sa course, tirant son sabre, il se précipita vers la tête du More, et se baissant en passant près d’elle, il l’atteignit et l’envoya rouler au loin.

Remettant sa lame au fourreau, l’heureux maestrante, savourant son triple triomphe, revint au trot reprendre son rang au milieu des applaudissemens et des viva des loges et de l’amphithéâtre. Vingt cavaliers des cinq maestranzas coururent ensuite, et avec des chances diverses ; — quelques-uns échouèrent complètement ; — d’autres emportèrent la bague et ne touchèrent ni le blanc ni la tête du More. — D’autres, ayant manqué la bague, se dédommagèrent par leur succès dans le reste de l’entreprise. — Bien peu furent servis comme le premier par la fortune et réussirent à atteindre les trois buts.

Mais si ce fut une douce récompense pour les vainqueurs du tournoi de voir tant de mains blanches, tant de mouchoirs et d’éventails s’agiter pour les saluer, la disgrâce ne fut amère à aucun des vaincus. Les seuls murmures qui les accueillirent furent des murmures d’indulgence et de consolation.

Les nobles champions terminèrent leurs exercices chevaleresques en courant les Parejas.

Ils se détachèrent à cet effet, deux à deux, du corps principal rangé au fond du cirque, galopant côte à côte avec la rapidité de l’éclair jusqu’au pied du balcon royal. — Arrivés là, ils faisaient halte et se séparaient, s’en allant au pas, l’un à droite, l’autre à gauche, en se découvrant.

En somme, cette fête assez peu animée, où les chevaux, vifs et fringans andaloux, véritables chevaux de théâtre, élégamment parés de réseaux de soie, n’avaient pas le plus mal joué leurs rôles, n’étaient guère au fond qu’un exercice de manège en cérémonie ; une pièce à la manière de celles des frères Franconi de Paris. — Sous un autre aspect, elle était pourtant au moins curieuse en ce sens qu’elle semblait un dernier vestige de chevalerie, et apparaissait comme une ombre des tournois du temps passé.

Au xixe siècle, l’Espagne était bien aussi le seul pays du monde où il y eût une noblesse qui pût venir, à la voix du maître, figurer pour son bon plaisir sur un théâtre ainsi qu’une troupe d’acteurs, et donner elle-même un spectacle public.

Les parejas courues, les cavaliers mirent pied à terre, laissant leurs chevaux aux mains des livrées, et, avant le départ de leurs majestés, montèrent à leur loge leur baiser les mains.

Les maestrantes, étant de grands seigneurs, furent mieux traités que les toreros qui, après les courses de taureaux, auxquelles ont assisté leurs majestés, ne sont admis au baise-main qu’au bas de l’escalier, à la portière de la voiture.

ix.
LA MASCARADE ROYALE.


Les mascarades, — les mogigangas, — sont des fêtes nationales fort anciennes en Espagne, et qui ne manquaient guère autrefois d’y accompagner les grandes solennités royales ou religieuses.

Don Antonio Hurtado de Mendoza raconte qu’après la jura de don Baltazar Carlos, fils de Philippe iv, il y eut une brillante mogiganga dont firent partie beaucoup de seigneurs de la cour. Ils vinrent escortés d’un grand nombre de laquais, vêtus de riches livrées, qui portaient des torches de cire blanche, et s’étant réunis sur la place de San-Salvador, ils s’en furent vers celle du palais où ils formèrent des quadrilles qui réjouirent fort le peuple.

On avait exhumé la jura de don Baltazar Carlos ; — il était juste qu’on exhumât une mascarade analogue.

En conséquence, le 24, à onze heures du soir, une brillante mogiganga, sortie du Saladero, se dirigea vers le palais par la rue Mayor, ayant en tête le seignero corrégidor, — à cheval et en bas de soie, ainsi que le jour de l’entrée publique ; — car on met le corrégidor à tous les cortèges possibles, de même que la rue Mayor leur sert également à tous de passage inévitable.

Comme la mascarade royale se composait essentiellement de tableaux allégoriques dont, malgré toute votre sagacité, vous ne saisiriez peut-être pas toujours facilement le sens, pour vous le faire bien comprendre, je m’aiderai du singulier programme explicatif qu’en publia d’avance Son Excellence el Ayutamiento de Madrid, afin, sans doute, d’épargner à la foule le danger de se méprendre dans ses interprétations.

La mogiganga se divisait en trois troupes distinctes qui s’avançaient toutes entre une double haie de volantes portant des torches allumées, — et de grenadiers provinciaux, lesquels frayaient au besoin le chemin avec les baïonnettes de leurs fusils.

La marche était ouverte par la musique d’un des régimens de la garnison. — Venait ensuite un groupe de guerriers vêtus et armés à l’antique.

Cela figurait la constante loyauté de l’armée espagnole envers ses rois bien-aimés, pour la défense desquels elle est toujours prête à verser jusqu’à la dernière goutte de son sang, et faisait en même temps allusion aux gloires immortelles de la nation.

Le groupe des guerriers était suivi d’un groupe de génies couronnés, jetant des fleurs au vent.

Le second groupe représentait les doux zéphirs, les tendres amours et les ris innocens, qui planaient au-dessus du berceau doré où croissait, réservée au trône de Recaredo, et destinée à combler le bonheur de ses sujets, la fille adorée de Ferdinand et de Christine.

Sur un char resplendissant, attelé de six chevaux, paraissait l’Aurore aux doigts de rose, les cheveux flottans, une torche à la main droite, la Nuit et le Sommeil à ses pieds. — Les Heures et les Graces marchaient autour du char, chacune avec ses attributs.

Cet emblème signifiait que la princesse, objet de l’amour des Espagnols, était la consolation et l’espérance du trône où elle était née, et des peuples qui devaient bénir son pouvoir ; — toute pareille en cela à l’Aurore qui anime et embellit les champs qu’elle éclaire. — Le Sommeil et la Nuit, — c’étaient l’ignorance, l’envie, les projets chimériques, les illusions et les crimes qu’engendrent ces deux divinités de l’Averne, dont l’influence avait disparu, comme les ténèbres devant la lumière, depuis qu’il avait plu à la Providence de féconder le lit de Christine et de Ferdinand, et surtout depuis que la nation avait vu si heureusement rétablir la santé de son roi chéri, et calmé l’inquiète sollicitude de son épouse. — Les Heures — étaient les heures de joie qui succédaient aux heures d’amertume, — et les Graces — étaient les graces que la nature avait prodiguées à la jeune princesse.

La seconde troupe, qui était précédée aussi de sa musique militaire, se composait d’une bande de bergers, de laboureurs, de marins, de jardiniers et d’artisans, avec les costumes et les instrumens de leurs diverses professions. Au milieu d’eux, six chevaux traînaient un autre char somptueux, escorté de la Peinture, de la Sculpture et de l’Architecture, et conduisant Mercure armé de son caducée, debout entre Cérès couronnée d’épis et Flore ceinte de guirlandes.

Il était aisé d’apercevoir derrière cette allégorie la séduisante perspective qu’offrait à l’Espagne la succession directe de ses rois, amans zélés des arts consolateurs. — Les bergers et les laboureurs, qui bénissaient Cérès, faisaient prévoir les progrès de l’agriculture, l’accroissement des troupeaux et l’amélioration de leurs laines précieuses. — Les jardiniers, qui adoraient Flore, annonçaient qu’une princesse sur le front de laquelle brillaient la beauté, la candeur et la pureté, ne serait pas moins chère aux Espagnols que ne l’était aux Gentils la déesse du printemps et de la fécondité. — Les marins et les artisans, qui se tournaient vers Mercure, le dieu du commerce et de l’industrie, témoignaient leur confiance dans la protection qu’à l’exemple de ses illustres parens, la princesse dispenserait à ces élémens de richesse. — La Peinture, la Sculpture et l’Architecture, leurs palmes à la main, montraient qu’un nouvel âge d’or allait renaître pour les beaux-arts, fils de l’abondance et de la prospérité.

La musique de la dernière troupe était suivie de bataillons de Romains et de Sabins. — Ils venaient là pour rappeler l’alliance célèbre de ces deux peuples et offrir un symbole de l’étroite union des provinces qui forment la vaste monarchie espagnole, ne rivalisant entre elles que dans leur dévoûment et leur fidélité au grand Ferdinand, à la bienfaisante Christine et à leur royal rejeton. — Cela manifestait bien que, si une Isabelle de glorieuse mémoire avait réuni sous un seul sceptre les royaumes de Castille et d’Aragon, — une autre Isabelle, bien digne de son aïeule, resserrait déjà ces fortunés liens, même avant d’avoir ceint le diadème.

Les anciens Espagnols et les Américains qui arrivaient ensuite, et dont on avait fait double emploi, puisqu’ils avaient servi déjà pour la course royale, démontraient clairement que les rayons du jeune astre qui se levait sur le trône, ne se borneraient pas à éclairer un seul hémisphère ; — en d’autres termes, — que la princesse serait reine des Indes, aussi bien que des Espagnes, — attendu que le soleil des descendans de Charles-Quint luit incontestablement pour le monde entier, et ne se couche jamais dans leurs états.

Les Romains et les Sabins tenaient des encensoirs, des vases propres aux libations, et des bâtons à l’extrémité desquels il y avait des cigognes, — afin de témoigner ainsi la reconnaissance dont ils adressaient l’hommage au ciel qui avait comblé les vœux de la monarchie. — Les Américains et les anciens Espagnols portaient les marbres, les médailles et les parchemins qui devaient transmettre aux générations les plus reculées le célèbre nom d’Isabelle, sa grandeur et ses actions éclatantes.

À la suite d’une quantité de nymphes et de génies qui s’enlaçaient amoureusement en des danses voluptueuses, venait enfin lentement, attelé de huit chevaux empanachés, le troisième char, le plus magnifique, tout d’acajou et de dorures. — Ce char, qui, à son élévation et à sa construction, semblait une maison entière, était habité à son premier étage par quatre matrones, supposées être les Vertus cardinales. — Sur sa terrasse, était assise, dans un fauteuil, la Concorde, ayant à ses genoux deux lions tenant chacun un globe sous la patte. À sa droite et à sa gauche étaient des urnes de parfums, et, sur sa tête, en manière de dais, un arc-en-ciel où l’on lisait, en caractères dorés, cette inscription :

LA CONCORDE FAIT LE BONHEUR DES ÉTATS !

Derrière le char cheminaient lentement à pied l’Honneur, le Pouvoir, l’Abondance et l’Amitié.

Le but général de cette dernière allégorie, n’en eût-on pas été préalablement instruit, ainsi que de celui des précédentes, grâce à l’obligeance de la municipalité, n’eût été vraiment douteux pour personne. — Qui n’eût compris, en effet, d’abord qu’à l’aspect de cet arc-en-ciel, signe d’alliance, une touchante harmonie s’était établie soudain entre les deux partis naguère irréconciliables qui divisaient l’Espagne, et que la féroce Discorde avait été à jamais précipitée au fond de l’abîme ? — Dans cet arc-en-ciel, qui n’eût reconnu la sérénissime infante Marie-Isabelle-Louise de Bourbon, en l’honneur de laquelle le loyal Ayutamiento de Madrid n’avait pas cru pouvoir se dispenser de décerner une mascarade royale et triomphale à la Concorde.


C’est le programme de son excellence à la main, et me bornant souvent à vous le lire, que j’ai fait défiler devant vous toute la mogiganga. Sans compromettre la clarté de ses allégories, je puis maintenant vous parler un peu du nombreux personnel des acteurs qui y figuraient. — Ne vous flattez point que ce fussent des grands seigneurs comme ceux qui représentèrent la mogiganga du prince don Baltazar Carlos. Ce n’était pas même des laquais de grands seigneurs. — Depuis Philippe iv, les mascarades royales ont bien dégénéré en Espagne.

C’était dans les prisons et les maisons de correction de Madrid qu’on avait pris la plupart des personnages. Je ne dis pas que parmi les Sabins, les Romains et les Génies, il n’y eût quelques cordonniers sans ouvrage, quelques manolos des faubourgs, — quelques pères de famille du Rastro ; — mais c’était là le petit nombre : le surplus avait été fourni par les geôliers et les alguazils ; c’étaient des détenus et des présidiaires. Quelques-uns de ces honnêtes figurans avaient dû se trouver un peu surpris d’être chargés de représenter l’honneur espagnol et la fidélité des provinces et de l’armée.

Quant aux Heures, aux Nymphes et aux autres Divinités du sexe féminin, elles sortaient presque toutes de la prison de ville ou de la galera, où elles avaient été enfermées en raison de leur humeur belliqueuse et de leur excellente conduite dans les tavernes. Les plus innocentes de ces déesses étaient des manolas que quelques vingtaines de réaux avaient décidées facilement à laisser ce soir-là leurs tournées solitaires par la rue de la Montera, pour se transformer en Graces ou en Vertus cardinales.

C’était là, au surplus, ce que la mascarade offrait surtout de piquant. Ce fut ce qui en fit la fête la plus gaie et la plus animée de toutes les fêtes de la Jura. — Dans la foule qui se pressait sur le passage du cortège, beaucoup d’amateurs connaissaient ces dames de longue main, et, les appelant par leurs noms, leur adressaient des interpellations fort vives, auxquelles celles-ci ne se faisaient pas faute de répondre, ce qui réjouissait singulièrement les assistans.

La Concorde, qui venait si haut assise au sommet du dernier char, et qui n’était autre que Pepa, la haranjera, — la marchande d’oranges, si célèbre à Madrid par ses aventures et par sa beauté, n’avait cessé d’être en butte aux spirituelles provocations du peuple, qui lui décochait de toutes parts mille épigrammes acérées. — Lorsqu’elle passa vis-à-vis de la porte du palais des Conseils, un groupe de manolos, au milieu duquel je m’étais trouvé jeté, la poussa à bout de paroles avec si peu de mesure, que, n’y tenant plus, et oubliant qu’elle était une statue, — elle tourna vers nous la tête. — Fixant sur ceux qui l’avaient défiée des regards foudroyans, elle ouvrait la bouche pour leur lancer quelque repartie qui n’aurait probablement pas laissé les rieurs de leur côté ; — mais son char, qui s’était un instant arrêté, se remit en marche. Cela fit sans doute ressouvenir Pepa qu’elle était la Concorde. Renfermant donc en elle sa colère, elle reprit l’attitude immobile et pacifique qui convenait à son caractère allégorique, et s’éloigna magnanimement sans mot dire.

Le char qui l’emmenait vers la place du palais avait disparu derrière Santa-Maria, ainsi que l’escadron de cuirassiers qui fermait le cortège, La foule s’était précipitée à leur suite, afin de revoir la mascarade qui s’allait déployer sous le balcon du salon royal des ambassadeurs, où l’attendaient leurs majestés.

La rue de la Almudena, tout à l’heure encombrée de la double cohue du cortège et du peuple, — pleine de leurs rires, de leurs cris, — tout éclairée de la lumière des torches de l’escorte, — était maintenant silencieuse, obscure et déserte. —

Deux enfans de chœur sortirent de San-Salvador secouant alternativement des sonnettes. Le sacristain et le curé de la paroisse, revêtu des habits sacerdotaux, les suivirent, — le premier tenant une lanterne ; — le second, le saint sacrement ; — marchant tous deux entre six hommes, portant chacun un maigre cierge.

Cette petite procession s’avança lentement dans la rue Mayor. — Je voyais de loin les rares passans qu’elle rencontrait se découvrir et s’agenouiller devant elle sur le pavé. —

Je m’agenouillai aussi. — C’était Dieu qui allait chez un pauvre. C’était sa majesté, — su majestad, qui allait visiter un mourant. —

x.
LES THÉÂTRES.


Lorsque tout était spectacle à Madrid pour les fêtes de la Jura, c’eût été pitié si les acteurs de profession n’avaient pas aussi donné le leur, et n’étaient pas montés à leur tour sur la grande scène. Nul ne faillit à son devoir. Les deux théâtres de la Cruz et del Principe eurent chacun leur représentation de cérémonie. Je vous mènerai, si vous le trouvez bon, seulement à l’une d’elles ; ce sera, je vous le promets, absolument comme si je vous avais conduits à toutes les deux.

Ainsi, la salle del Principe, où nous entrons, avait été pompeusement illuminée et décorée extérieurement et intérieurement. Toutes ses loges drapées de soie rose et blanche à franges d’or et d’argent, et garnies de candélabres à plusieurs branches où brûlait un nombre infini de bougies, étaient cérémonieusement occupées par les grands, par la cour et le corps diplomatique, et étincelaient de femmes parées de diamans, de croix, de décorations et de broderies.

Au moment où leurs majestés parurent sous leur dais, du haut des galeries de la tertulia on lâcha des quantités de sonnets, de petits oiseaux et de cantates. Les oiseaux s’en allèrent se percher, comme ils purent, sur le lustre et sur les corniches de la salle. Les cantates et les sonnets, ayant moins de légèreté, tombèrent en pluie sur les lunettes du parterre (las lunetas), où chacun en saisit ce qui fut à sa portée. J’en attrapai pour ma part une bonne poignée.

La poésie ne devrait jamais se traduire que par de la poésie ; aussi voudrais-je être poète, afin de pouvoir vous donner une juste idée de ces ingénieuses compositions lyriques que je pris au vol ; mais force sera de vous contenter de mon humble et fidèle prose.

Un de ces sonnets, adressé à la reine, lui disait :

« Vous êtes la reine des belles, et vous êtes la belle des reines. »

Un autre, parlant au roi lui-même :

« Ton règne, ô Ferdinand, a été bien fécond en époques glorieuses. Le dieu de la guerre t’a couronné de son laurier, et le dieu de l’amour t’a couronné de ses myrtes et de ses roses. »

J’avais eu encore en partage une cantate où je lus ceci :

« Regardons Ferdinand, regardons Christine. Contemplons en eux deux soleils lumineux dont les beaux rayons animent la nation. »

« Isabelle, dans son enfance, est gracieuse comme l’aurore naissante qui dore les champs espagnols, — aurore d’autres soleils, — étant elle-même fille du soleil. »

Ce ne sont là que de légers échantillons de la louange fine et délicate qui distinguait la poésie de la Jura.

Le rideau s’étant levé, je mis mes sonnets dans ma poche, et devins tout yeux et tout oreilles.

Ce fut d’abord un drame allégorique de circonstance, à grand spectacle, intitulé : Le Triomphe de l’Innocence. Le théâtre représentait un bosquet, au fond duquel il y avait deux jets d’eau. L’Aragon et la Castille entrèrent les premiers en scène, et ayant préalablement salué leurs majestés, ainsi que le firent ensuite, au fur et à mesure qu’ils parurent, tous les acteurs qui figurèrent dans la représentation, ils commencèrent à dialoguer paisiblement ensemble. Le Manzanares, qui s’était couronné de roseaux, afin de se donner les airs d’un fleuve, vint se mêler bientôt de la conversation ; puis Pélage descendit du ciel sur un char.

« Chantez, » cria-t-il à une troupe de Génies parés de guirlandes, qui s’étaient montrés en même temps.

Et les Génies se mirent à danser.

C’était là le triomphe de l’innocence de la jeune princesse Isabelle.

J’avais cru un instant que deux gardes-du-corps qui se tenaient debout immobiles, ainsi que des statues de cire, de chacun des côtés de la scène, étaient des personnages muets du drame allégorique ; mais comme ils demeurèrent en faction et furent relevés par d’autres durant tout le reste du spectacle, je vis bien qu’ils étaient là seulement pour l’étiquette.

Après le bolero, après les manchegas, après le fandango, — les danses aux castagnettes, — les vives et brillantes danses nationales, — je m’étais senti ramené dans la véritable Espagne ; — je m’attendais à voir la représentation s’achever par quelque belle vieille pièce du vieux théâtre espagnol. — Ce me fut un cruel mécompte. — On joua trois vaudevilles, traduits de M. Scribe, parmi lesquels je crus reconnaître, sous le titre de : — El pobre pretendiente, — le Solliciteur, l’un des chefs-d’œuvre du répertoire des Variétés de Paris.

C’est que M. Scribe est maintenant à Madrid l’auteur à la mode. Il y est proclamé chaque jour, sur les affiches et dans les feuilletons, l’ingénieux Scribe, l’inimitable Scribe ; — el ingenioso, — el inagotable. On ne veut plus à Madrid que du Scribe. M. Scribe y est devenu toute la comédie.

Le hasard m’avait placé auprès d’un Français, — une manière de commis marchand, chaud enthousiaste du vaudeville, qui se réjouissait fort d’avoir retrouvé, au-delà des Pyrénées, ses anciennes connaissances du Gymnase.

— Ce Scribe est européen ! me dit mon voisin.

— C’est vrai, répondis-je, et la France en doit être bien fière. Il faut que ce M. Scribe soit un bien grand homme pour que l’Espagne ait égorgé à ses pieds Moreto, Lope de Vega et Calderon !

xi.
ACTES DE BIENFAISANCE.


Comme rien ne devait manquer aux magnificences de la Jura, les pauvres n’y furent pas oubliés.

Sept orphelines indigentes furent mariées par son excellence el Ayutamiento, chacune avec une dot de six mille réaux, et son excellence le commissaire-général de la Cruzada fit habiller de neuf, sur les fonds de la Bulle, deux cent cinquante-six enfans des écoles gratuites, garçons et filles.

Ce n’était là qu’une miette du grand banquet ; mais enfin c’en était une miette. — Béni soit encore l’enfant prodigue qui se ruine pour donner un festin, et fait au moins jeter un denier au mendiant qui est à sa porte !

xii.
EL SIMULACRO.


Le 26 juin, ce fut la petite guerre, le simulacre, — el simulacro. — Ne craignez pas que je me fasse tacticien pour vous décrire longuement les opérations militaires qui occupèrent toute cette dernière journée, et qui furent à peu près ce qu’elles sont partout. Je n’en dirai quelques mots qu’afin de ne pas laisser incomplète l’histoire des fêtes que j’ai entrepris de vous raconter.

Le champ de bataille, qu’on avait placé dans la vaste plaine qui s’étend à droite de la route d’Alcala, avait été disposé d’avance depuis un mois, et muni de redoutes et de fortifications. Leurs majestés assistèrent à l’action du haut du belvéder du Buen-Retiro. Plus de trente mille hommes y prirent part, divisés en deux armées, dont l’une essaya de s’emparer de Madrid, que défendit l’autre, — celle qui, — bien entendu, fut victorieuse.

Le programme du simulacro, qui avait donné le plan de la bataille et l’état des doubles forces belligérantes, n’y avait nommé que des corps et des généraux espagnols. Les troupes assiégeantes n’étaient même pas supposées être des troupes étrangères. Tout se passait entre nationaux. — Le simulacre figurait simplement une petite guerre civile.

xiii.
CONCLUSION.


Le soleil qui venait de se coucher derrière les montagnes du Guadarrama, avait achevé d’éclairer la septième journée des fêtes de la Jura. Le dernier coup de canon du simulacro avait été le dernier bruit qu’elles avaient fait. La nuit était descendue sur la plaine, théâtre de la bataille. Le rideau était tombé pour la dernière fois. La grande pièce à grand spectacle était terminée.

La foule, qui s’était encore portée au simulacre, comme à toutes les représentations précédentes, rentrait lentement dans Madrid, par la porte d’Alcala.

Enfin, tout était fini. Il était temps. On était harassé de fêtes ; on était bien aise qu’il n’y en eût plus ; on avait besoin de repos.

C’est que, durant ce long spectacle, la curiosité avait été immense, infatigable, — le plaisir médiocre. — On avait voulu tout voir, — tout voir jusqu’au bout. — On avait tout vu consciencieusement, cela en valait la peine ; — c’était assez.

D’ailleurs, si on avait pris de ces réjouissances tout ce qu’on avait pu, si on leur avait donné toute son attention, tous ses regards, — on n’y avait rien ajouté de soi-même, nul n’avait contribué volontairement pour sa part à la multiplier.

En 89 pourtant, lors de la Jura de Ferdinand vii, les choses s’étaient passées d’une façon bien différente. — Les grands et les riches avaient alors, à l’envi les uns des autres, ouvert leurs maisons. Ce n’avait été que bals, soupers et comédies magnifiques. Le gouvernement du même Ferdinand vii avait pris soin, en 1833, de rappeler, par des avis indirects, ces témoignages somptueux de la loyauté du siècle précédent ; — mais les grands de 1833, — gênés, il est vrai, la plupart maintenant et criblés de dettes au milieu de leurs immenses patrimoines, — avaient fait la sourde oreille ; et malgré les insinuations officieuses de la gazette officielle, il n’y avait eu chez eux ni bals, ni soupers, ni comédies.

Son excellence el Ayutamiento avait également annoncé qu’afin de fournir un débouché de plus à la joie qui animait les habitans de Madrid, elle permettait qu’il y eût des bals de souscription dans les salles du café de Santa-Catalina.

En dépit de cette autorisation, aucun souscripteur ne s’étant présenté, il n’y avait pas eu non plus de bals de souscription.

Leurs majestés, qui avaient assisté à toutes les cérémonies, qui s’étaient montrées partout, avaient été partout aussi accueillies par un morne silence. — Était-ce donc là ce roi que son peuple avait tant aimé, pour lequel il avait tant sacrifié ? — Était-ce donc là cette reine, naguère l’idole de tant d’exilés auxquels elle avait rendu la patrie, et qui avaient mis en elle tant d’espérances ? Étaient-ce là ces souverains au-devant desquels, il n’y avait pas un an encore, à leur retour de Saint-Ildephonse, s’étaient élancés tant de transports d’allégresse et d’enthousiasme ? Chez cette nation si amante de ses monarques, si avide de fêtes, si passionnée pour elles, d’où venait cette froideur universelle ?

Oh ! elle avait bien des causes : c’est que chacun était froissé ; c’est que chacun était mécontent du présent et inquiet de l’avenir. Les uns ne pardonnaient pas l’absence et la proscription d’un prince qui leur semblait le seul légitime héritier du trône ; les autres voyaient encore une fois douloureusement s’évanouir leurs belles illusions de liberté.

Pour tous, — qu’est-ce qu’avaient été ces cortès dérisoires du 20 juin, ce fantôme de représentation nationale, cette assemblée de sourds-muets convoquée pour un jour, afin de prêter à un enfant un serment prescrit et sans réciprocité ?

L’Espagne en était-elle donc descendue à ce point de servitude, après avoir eu des cortès qui avaient pu dire à leur souverain : — « Nous qui réunis valons plus que vous, et qui séparés valons chacun autant que vous, nous vous jurons, roi, sous la condition que vous garderez et maintiendrez nos droits, sinon, — non. — »

Et sans remonter si haut, à moins de deux siècles de distance, — sous les derniers rois de la maison d’Autriche qui avaient déjà si bien commencé la ruine de la nation, merveilleusement consommée ensuite par les Bourbons, — le pays n’avait-il pas encore au moins son franc-parler ? Les cortès de 1646 ne disaient-elles pas à Philippe iv :

« Seigneur, les maux que souffrent les vassaux sont inexprimables, et nécessitent quelque allégement ; ce n’est pas qu’ils prétendent manquer à leur obligation naturelle, et qu’ils ne soient disposés à servir Votre Majesté de leurs vies et de leurs biens ; mais il serait juste que, lorsqu’ils font plus qu’ils ne peuvent, votre majesté daignât faire aussi ce à quoi elle est obligée de tout droit.

« Il y a tant de tributs que les noms manquent pour les distinguer. Les moyens que nous proposons ne suffisent pas assurément pour réparer tout le mal, car une maladie contractée en bien des années ne se guérit pas en un instant ; cependant il serait fâcheux que l’on dît du royaume ce que l’on disait des Romains ; — que la république était malade, et qu’il était grandement temps qu’elle nommât elle-même un médecin qui la traitât. »

Mais il s’agissait bien maintenant de pareilles représentations ! Est-ce que le pays n’avait pas été peu à peu dépouillé de tous ses priviléges, jusqu’à ce qu’on en vînt à lui retirer même celui de la parole ; — à lui ôter ce digne manteau qui cachait au moins sa misère ; — à lui défendre même de dire : — Seigneur, nous vous donnons ce qui nous reste ; seigneur, prenez notre dernier réal.

Cependant les fêtes de cette Jura qui ne lui avait pas rendu la moindre de ses vieilles franchises, — ces fêtes qui lui coûtaient si cher, — ces fêtes qu’il payait de son pain, — comment vouliez-vous donc qu’elles fussent bien joyeuses pour ce peuple ?

Et puis, la poussière qu’elles soulevaient n’était pas si épaisse qu’on en fût entièrement aveuglé, et qu’on n’aperçût pas à l’horizon des nuages bien sombres.

Ce roi pâle et amaigri qui se traînait avec effort à toutes ces pompes, — est-ce qu’on ne voyait pas qu’il venait s’y asseoir comme Balthazar à son dernier banquet ? — Derrière lui, sous son dais de pourpre, — est-ce qu’on ne voyait pas la mort, — la mort, le bras levé, prête à le frapper ?

Et après lui, qu’adviendrait-il ? Dans quel état allait-il laisser la monarchie ? — Quelle serait sa succession ? — Une minorité longue et difficile, — ou un règne cruel et fanatique ; — de sanglantes guerres civiles peut-être !

Oui, — voilà quelle perspective s’était montrée au-delà des fêtes de la Jura ; — aussi, le soir du 26 juin, chacun rentrait chez soi tristement, — et chacun se disait que, quoi qu’il pût arriver du pays, — quels que dussent être ses gouvernemens à venir, — aucun d’eux ne serait jamais sans doute assez riche ou assez déraisonnable pour renouveler les magnifiques folies de 1833, et que l’on avait bien vu les dernières fêtes royales de Madrid.


D. Juan Martinez.
  1. Nous ne recevons qu’aujourd’hui 13 novembre la 2e  partie des Fêtes de la Jura (Voyez notre livraison du 15 octobre.)

    « Poste et courriers, nous écrit notre collaborateur, tout était arrêté et retenu par les insurgés.

    « Enfin, on m’annonce ce soir un courrier qui s’en va par l’Aragon et la Catalogne ; j’en profite à tout hasard, et je vous expédie ce que j’ai recopié et le manuscrit du reste.

    « Nous sommes maintenant sans communications à peu près avec la France ; presque aucune lettre n’arrive depuis un mois, et nos dépêches n’ont probablement pas meilleure chance.

    « J’ai reçu pourtant votre billet du 1er  octobre…

    « Si nous sortons du chaos où nous sommes, je tâcherai de faire ce que vous me demandez, et de vous écrire quelques lettres sur nos affaires ; mais, pour Dieu, attendez que la correspondance redevienne possible. À quoi bon maintenant noircir du papier qui ne sert qu’aux cigarritos de MM. les Biscayens et du curé Merino ?

    « Nous avons eu dimanche ici notre petite émeute et nos coups de fusil ; cela s’est terminé par le désarmement des volontaires royalistes. Je vous conterai cela plus au long ; c’était curieux. »

  2. Ici reposent deux maestrantes occupés comme auparavant.