Les dernières Fêtes de la Jura à Madrid/01

LES
DERNIÈRES FÊTES
ROYALES
DE MADRID.[1]

Première Partie.

The actors are corne hither, my lord.
Hamlet.


i.


PRÉPARATIFS.


En même temps que se publiait, le 7 avril 1833, le décret du roi Ferdinand vii convoquant les cortès à Madrid et fixant l’époque de leur réunion au 20 juin suivant, pour la célébration de la jura de la princesse des Asturies, des ordres étaient donnés afin que l’on commençât immédiatement les préparatifs des funciones reales, des fêtes royales, qui, selon l’ancienne coutume, devaient indispensablement accompagner cette solennité.

C’était à la Plaza-Mayor où ont lieu, en de pareilles occasions, les courses de taureaux, — les plus essentielles et les plus magnifiques de ces fêtes, — qu’il y avait surtout de grands travaux à exécuter. Ils furent entrepris, poussés et accomplis avec une activité et une ardeur qui ne sont guère d’habitude dans les Castilles, surtout lorsqu’il s’y agit de constructions publiques.

La Plaza-Mayor, qui forme un vaste parallélogramme ayant quatre cent quatre pieds de longueur sur trois cent deux de largeur, se trouvait ouverte à son angle oriental par tout l’espace qu’avait laissé vide la chute des deux vieilles maisons qui s’y étaient écroulées en 1819. L’une d’elles, qu’on rebâtissait depuis cette époque, se serait achevée, — Dieu sait sous quel règne ! — elle se termina en quelques jours et comme par miracle ; l’autre, dont on n’avait pas encore posé même la première pierre, se fabriqua aussi rapidement en bois et en toile, ainsi qu’une troisième qui ferma la rue de los Boteros.

Tandis que se complétaient ainsi les quatre façades de la place, en avant de ses galeries s’élevait à la fois sur tous les points l’immense amphithéâtre du tendido[2]. Les deux toriles s’étendaient dans la rue du Sol et dans la rue Impériale.

On posait la barrière, — cette dernière ceinture du cirque. On labourait le sol pour le niveler. De paisibles bœufs y traînaient insoucieusement la charrue, préparant l’arène où devait couler le sang de tant de leurs frères. À peine placés, les gradins se couvraient de peintres et de serruriers. Chaque planche était peinte aussitôt que clouée et rabotée. On travaillait sans interruption, sans relâche, — le jour au grand soleil, — la nuit à la lumière des torches. On travaillait les dimanches même !

Les dimanches ! — Cela ne s’était jamais fait !

On ne respectait rien non plus de ce qui pouvait gêner le moins du monde l’abord et les embellissemens de la place. — Ainsi, dans le Callejon del infierno, l’un des passages voûtés qui y donnent entrée, il y avait au-dessus de l’échoppe d’un savetier une vierge del Carmen, comme on en voit encore partout à Madrid, en des niches, sous les portails des maisons et au coin des rues. — On renvoya d’abord, bien entendu, le savetier ; — mais la pauvre vierge n’obtint pas grâce davantage. On la chassa impitoyablement de cette résidence, dont elle était en possession depuis tant d’années ! On badigeonna brutalement toutes les indulgences qu’elle accordait, et dont la liste était sur le mur.

En voyant ces profanations, quand ils passaient près de la Plaza-Mayor, les vieux chrétiens de Madrid, — los christianos viejos, — ceux qui se disent et se répondent encore en se saluant : — Ave Maria purissima ; — Sin pecado concebida ; ceux-là levaient tristement les yeux au ciel et s’écriaient en pressant le pas : — Valgame Dios.

Mais pour les esprits attentifs, il y avait là une curieuse occasion d’observer et de reconnaître cet invincible mouvement du siècle qui va, — qui va, — renouvelant partout toute chose. — C’était donc de l’Espagne, — c’était des royaumes de sa majesté catholique que le catholicisme s’en allait aussi ! — Et c’étaient ces fêtes au moyen desquelles il s’agissait presque de ressusciter le moyen âge, qui fournissaient elles-mêmes naïvement des preuves de l’affaiblissement universel des croyances apostoliques ! — Qui pouvait nier cette évidence ? Quelques-unes des vagues de ce torrent de doute et d’incrédulité qui a inondé la France très chrétienne, commençaient à franchir les Pyrénées et à se répandre sur la péninsule très catholique.

Quant aux amateurs de taureaux, dont le nombre est grand à Madrid, fort peu préoccupés de réflexions philosophiques, et laissant d’ailleurs facilement se taire leurs scrupules religieux, c’était avec une joie pure de tout mélange qu’ils avaient vu se dresser le théâtre des fêtes somptueuses qu’on leur préparait. Tant qu’avait duré la construction du cirque, il ne s’y était guère enfoncé un poteau ou posé un banc hors de leur présence, ou sans qu’ils l’eussent constaté.

Cependant les séides du carlisme ne négligeaient rien de leur côté pour refroidir l’ardeur des aficionados et pour effrayer d’avance la foule qui devait se presser dans ce vaste amphithéâtre. Avant même qu’il fût achevé, on y avait trouvé affichés plus d’un matin des avis aussi charitables que celui-ci :

Si no quieres ser quemado,
No vayas al tablado
[3].

S’il est vrai que quelques familiers honoraires du ci-devant saint-office songeaient sérieusement à l’exécution de ces menaces, il y avait chez eux de la maladresse à le révéler de cette sorte et si prématurément ; car le gouvernement, bien averti de ces bonnes intentions, ne pouvait manquer de faire tous ses efforts pour priver ces fanatiques du magnifique auto-da-fé dont ils avaient rêvé le divertissement, en mémoire sans doute de ceux qui s’étaient célébrés si souvent sur la même place en de meilleures circonstances.

Au nombre des mesures qui furent prises pour prévenir ce danger éventuel, il y en eut une qui, toute prudente qu’elle était, parut pourtant bien rigoureuse. — Un arrêté du corrégidor défendit formellement de fumer dans la place, pendant la durée des funciones reales. On imposait là une dure privation à ce peuple qui ne jouit qu’à demi de ses taureaux, s’il ne les voit pas mourir à travers les nuages de fumée de ses cigaritos. — C’était bien la peine qu’une récente ordonnance royale, — une ordonnance vraiment populaire, — eût abaissé d’un quart le prix des tabacs ! N’était-ce pas suspendre le bienfait au moment où se présentait la plus belle occasion de le recueillir ?

Ah ! monsieur le corrégidor, vous aviez rendu là un arrêté qui devait vous valoir de bien cordiales malédictions !


Après les travaux de la Plaza-Mayor, les plus considérables avaient été ceux qui s’étaient exécutés au couvent royal de San-Geronimo. Suivant les vieux usages, c’était dans son église que devait se célébrer la jura ; mais depuis celle du roi actuel, qui eut lieu en 89, — pendant la guerre de l’indépendance, lors de l’incendie du palais du Buen-Retiro, — cette église avait tellement souffert, que, pour être rendue digne de la cérémonie qui allait se passer, elle exigeait d’énormes réparations. — Et puis, si les généraux de Napoléon ne l’avaient guère ménagée, — sous le prétexte de fermer les plaies que lui avait faites la guerre, les architectes de Ferdinand vii l’avaient traitée peut-être avec plus de barbarie. — Ils s’étaient contentés de blanchir au dedans son vaisseau gothique, uniquement, j’imagine, parce qu’ils n’avaient osé ou rien pu davantage contre lui. D’ailleurs, le portail ayant été mis à leur discrétion, ils l’avaient affublé galamment de je ne sais quelle devanture de plâtre figurant des colonnes corinthiennes de marbre rose et vert. Une fois qu’on eut la main à l’œuvre, on ne se borna pas à consolider le pauvre édifice et à l’orner intérieurement, on voulut autant que possible expier le sacrilège des maîtres maçons iconoclastes qui l’avaient défiguré. Sur la façade soi-disant grecque, on replaqua une façade tant mal que bien gothique, formée en partie de châssis et de toiles peintes, — comme une décoration de théâtre.

En vérité, il semblait qu’on eût écrit sur cette église le résumé des vicissitudes politiques de l’Espagne durant les vingt dernières années ! — L’antique monarchie absolue s’étant trouvée singulièrement lézardée et ébranlée après l’invasion française, pour la renouveler, de maladroits réformateurs avaient cru qu’il suffisait de la badigeonner de liberté et d’y ajouter un vestibule constitutionnel. — Maintenant, cette charte postiche jetée bas, on refaisait au vieux monument un portail du xve siècle. — Celui-là serait-il plus solide ? N’était-ce pas là une restauration bien tardive ?

Mais ne cherchons point, mon Dieu ! des révolutions dans des fêtes ! On avait mis du gothique à San-Geronimo, parce que le gothique était à la mode à Madrid, parce qu’on en avait mis partout. — Comme si cette ville coquette, qui se parait si magnifiquement pour ses funciones reales, avait aussi rougi de montrer dans toute leur nudité ses fontaines, — la plupart du meilleur temps du mauvais goût, — elle les avait voilées d’élégantes chapelles gothiques. — Bizarre encadrement ! Au travers des trèfles à jour et des ogives ouvertes, on vit les Tritons, les Naïades et les Amours de Ribera, se jouer au milieu de leurs guirlandes, de leurs coquilles et de leurs chicorées.

Ce n’était pas seulement le gouvernement et son excellence el ayuntamiento[4], qui s’étaient mis en frais de façades et de temples gothiques à l’occasion des solennités de la jura ; beaucoup de grands seigneurs et de riches propriétaires, en bons et fidèles vassaux, n’avaient rien épargné pour donner à leurs palais l’air le plus chevaleresque et le plus féodal qu’ils avaient pu.

Ainsi l’hôtel du duc de Frias, le plus complet échantillon en ce genre, avait été transformé en un castel muni de ses pont-levis, poterne, fenêtres à vitraux, et tourelles avec donjon, au-dessus duquel flottait la bannière de la maison.

Il faut être juste pourtant. Tous les artistes auxquels avait été confié le soin d’embellir et de décorer la capitale, n’avaient pas déserté sans exception le style grec et la mythologie.

Le palais du commissaire de la Cruzada se recommandait par une heureuse fusion d’ornemens de toutes les écoles et de tous les temps. Les colonnes d’Hercule s’y élevaient parmi les flèches d’une cathédrale, entre lesquelles s’envolait le phénix, symbole de l’immortalité des races royales.

Autour de la Minerve de la place de la Villa, on avait construit une galerie qui eût appartenu exclusivement à l’ordre dorique, n’eût été l’ogive qui en occupait le fond, et à la pointe de laquelle avait été posé un Neptune couché.

Tandis qu’on logeait si confortablement les fontaines ses sœurs, la Vénus de la Puerta del Sol, — la Mari-Blanca, comme l’appelle le peuple, — avait été beaucoup moins bien traitée. — Elle avait entièrement disparu sous une colonne haute de quarante pieds, enrichie de grisailles à sa base et supportant à son sommet une statue en pied de sa majesté Ferdinand vii. Pauvre Mari-Blanca ! elle qui aimait tant son soleil ! elle qui était habituée à s’entendre conter tant de nouvelles et de confidences politiques, qu’est-ce qu’elle avait fait pour qu’on l’emprisonnât ainsi, — pour qu’on lui mît un monument si lourd et si classique sur les épaules ?

La maison qui offrait les meilleures peintures mythologiques était celle du duc d’Hijar, en avant de laquelle avaient été simulés des bosquets où, dans des niches de verdure, étaient placées les statues du Commerce, de l’Industrie, de l’Agriculture, de l’Abondance, et d’autres divinités allégoriques qui ont eu jadis des autels en Ibérie.

D’ailleurs on avait badigeonné pour le moins ou gratté toutes les églises, tous les couvens et tous les édifices publics et particuliers que l’on n’avait pas plus magnifiquement ornés. On avait repavé les rues. — On avait remis la ville tout entière à neuf.

Mais ce n’était pas assez que l’on se fût occupé d’avance des décorations. — La troupe des personnages qui allaient figurer sur la scène était nombreuse. Pour tous il avait fallu des costumes. Durant deux mois, dans les magasins, chez les tailleurs, chez les couturières, il n’y avait eu d’ouvriers employés qu’à broder et couvrir de paillettes des uniformes de gala, des robes de cour, des habits de toreros ou de chambellans.

Et puis aussi, comme quelques acteurs n’étaient pas bien sûrs de leurs rôles, il y avait eu des essais de tournois et de courses de taureaux, — des répétitions de la plupart des fêtes et des cérémonies.

Enfin, le 19 juin, la veille du jour où devait se lever la toile, tout était prêt. Les affiches étaient posées. On avait le programme du spectacle. On savait qu’il durerait une semaine entière. C’était le lendemain qu’allait commencer la comédie fameuse en sept journées, — la famosa comedia. — La foule était grande dans la salle. Outre la population entière de Madrid, plus de quarante mille curieux, accourus des provinces et des pays étrangers, s’y pressaient et s’y plaçaient de leur mieux. On allait donc revoir ces vieilles pièces que l’on n’avait pas représentées depuis la fin du siècle dernier, — ces vieilles pièces du théâtre espagnol, parfois extravagantes et de mauvais goût, mais toujours amusantes et curieuses, abondantes toujours d’intérêt et de poésie.

ii.
LA JURA.


Le 20 juin, à onze heures du matin, au moment même où, grâce à la protection amicale d’un moine du couvent, je me glissais au fond de l’une des tribunes basses de San-Geronimo, toute l’assemblée des cortès, qui venait d’entrer processionnellement dans cette église avec leurs majestés, achevait de s’y ranger selon l’ordre d’étiquette qui avait été arrêté d’avance.

Avant que la cérémonie commençât, je me hâtai de jeter un coup d’œil sur l’enceinte qui en allait être le théâtre.

Elle était éblouissante d’ornemens. Tout son vaisseau gothique avait été tendu jusqu’à ses voûtes de taffetas bleu et de levantine amarante. De pilier en pilier, à moitié de leur hauteur, couraient des draperies de satin blanc à franges d’or, surmontées de larges couronnes de fleurs, et relevées et soutenues par des ganses et des glands d’or.

L’orgue, — le chœur, qui est suspendu au-dessus du portail, et où l’on avait mis ensemble les musiciens et les moines ; — les tribunes hautes la plupart vides, les tribunes basses occupées par les secrétaires d’état, les conseils, — los consejos, — et le corps diplomatique, avaient été décorés avec une égale magnificence.

En avant du maître-autel et au niveau de la plus haute de ses marches, il y avait une estrade garnie de riches tapis qui s’étendait dans toute la capilla mayor.

Cette estrade, que fermait à droite et à gauche une balustrade dorée, s’ouvrait sur le corps de l’église par un escalier de huit degrés qui y descendait.

Là, du côté de l’épître, sous un dais de velours cramoisi, étaient les deux fauteuils de leurs majestés, et devant elles un prie-dieu. — À la gauche du fauteuil de la reine, il y en avait un pour la sérénissime princesse des Asturies. Après le sien étaient, — d’abord celui de l’infant don Francisco de Paula, et ensuite ceux de l’infant don Sébastien et des deux jeunes fils de l’infant don Francisco.

Les sérénissimes infantes se trouvaient dans l’une des tribunes hautes de la chapelle.

Entre l’autel et le trône, il y avait un siège pour le patriarche des Indes, qui était assis, revêtu des habits pontificaux et entouré des chapelains d’honneur.

C’était le patriarche des Indes, entre les mains duquel les cortès allaient jurer, au défaut et au refus de S. E. l’archevêque de Tolède, primat d’Espagne, qui avait été désigné d’abord à cet effet, et qui, alléguant pour excuse son grand âge et la faiblesse de sa santé, n’avait point voulu imposer à sa conscience la responsabilité de tant de sermens, et se charger d’un dépôt si lourd à la fois, — et si fragile.

Du côté de l’évangile, en face du dais de leurs majestés, étaient les fauteuils de S. E. le cardinal archevêque de Séville, du nonce de sa sainteté, et de M. le comte de Rayneval, l’ambassadeur de France.

Après eux, derrière le banc des prélats, un autre banc était occupé par les ministres du conseil et de la camara, les témoins et assistans (asistentes) ; et debout, à leur droite, se tenaient le secrétaire de la camara, les escribanos mayores du royaume, et les majordomes de semaine.

Dans le corps de l’église, au-dessous de l’estrade, du côté de l’épître, il y avait le banc des grands d’Espagne, en arrière duquel s’étaient rangés les gentilshommes de bouche ; — à quelque distance, celui des titulos ; et, du côté de l’évangile, le banc auquel les prélats devaient descendre après la messe ; puis, à quelque distance également, les bancs des députés-procureurs aux cortès ; et, à l’extrémité de leur double file, un banc en travers, vis-à-vis de l’autel, pour les députés de Tolède.

À la droite du roi se tenaient, debout, le comte d’Oropesa, ayant à la main l’estoc royal (el estoque real), le symbole de la justice ; puis, le marquis de San-Martin, majordome mayor du palais ; derrière leurs majestés, le capitaine des gardes, la camerera mayor et les dames de la reine ; — derrière la jeune princesse, la marquise de Santa-Cruz, sa gouvernante, et sa nourrice, dont la fraîcheur et la beauté ressortaient davantage sous le simple et pittoresque costume des montagnardes de Santander.

De chacun des côtés de la balustrade, au haut de l’escalier, il y avait deux rois d’armes, et au bas deux massiers.

À l’extrémité des bancs, et derrière celui des députés de Tolède, étaient quatre portiers de la camara et deux alcades de casa y corte.

Lorsque leurs majestés, qui s’étaient agenouillées à leur prie-dieu, se furent relevées et assises, la messe pontificale du Saint-Esprit commença, et fut célébrée par le patriarche des Indes, qui, l’ayant achevée, entonna le Veni, Creator, que chanta à grand orchestre la musique de la chapelle du roi.

Pendant cet hymne, toute l’assemblée se tint à genoux.

Dès qu’il fut terminé, le patriarche des Indes, s’étant revêtu du pluvial, vint s’asseoir sur un fauteuil qu’on avait placé pour lui, le dossier appuyé contre le maître-autel.

L’archevêque de Séville s’approcha alors, et posa un missel avec un crucifix sur une table qui était à la droite du patriarche, couverte d’un riche tapis, et aux pieds de laquelle il y avait un coussin de velours rouge.

Les prélats, à un signal que leur donna le maître des cérémonies, descendirent de l’estrade et allèrent occuper le banc qui leur était réservé en avant de celui des députés-procureurs, dans le corps de l’église.

Tout étant ainsi disposé, le roi d’armes le plus ancien prononça à haute voix ces paroles :

« Écoutez ! écoutez ! écoutez la formule du serment et de l’hommage que les sérénissimes infans, les prélats, les grands, les titulos et les procureurs des villes, qui sont ici présens, vont prêter à la sérénissime princesse des Asturies, comme fille aînée et héritière du roi catholique, de Ferdinand vii, notre souverain seigneur et maître, et de la reine, notre souveraine, dona Maria-Christina ! »

Après cette proposition du roi d’armes, le camarista de Caslille le plus ancien s’avança vis-à-vis de leurs majestés et de leurs altesses royales, ayant à sa droite le secrétaire de la camara et les escribanos mayores, et lut l’écriture suivante, la escritura de juramento :

« Vous qui êtes ici présens, vous serez témoins comme quoi, devant le roi catholique don Ferdinand vii, notre souverain seigneur et maître, et la reine dona Maria Christina, notre souveraine, — les sérénissimes infans, et les prélats, et les grands, et les titulos, et les procureurs des villes et des royaumes réunis en cortès par ordre de sa majesté, au nom de ces royaumes, tous ensemble, et d’une volonté libre, spontanée et unanime, et chacun pour soi et ses descendans, et lesdits procureurs pour eux et leurs constituans et en vertu des pouvoirs qui leur ont été donnés, déclarent qu’ils reconnaissent et acceptent dès à présent la sérénissime et très haute princesse Maria-Isabel-Luisa, fille aînée de sa majesté, ici présente, comme princesse de ces royaumes et domaines appartenant au roi, notre souverain seigneur, et de ceux qui lui seraient donnés, de ceux qu’il y réunirait et incorporerait durant les jours longs et prospères qui lui sont réservés, et, après lui, comme reine et souveraine légitime et héritière naturelle et propriétaire desdits royaumes et domaines ; qu’ainsi, du vivant de sa majesté, ils engagent à ladite sérénissime princesse leur foi, leur obéissance et leur fidélité, et promettent de garder son service comme de loyaux et fidèles sujets et de bons vassaux sont tenus de le faire ! Et surabondamment, et pour plus de force et de sûreté, vos altesses les infans, et vous tous, prélats, grands, titulos et procureurs des villes, en vos noms et en ceux de vos descendans et de vos constituans, vous allez dire et jurer à Dieu notre Seigneur, et à sainte Marie, sa mère, sur la sainte croix et sur la lettre des saints évangiles, qui sont écrits dans ce missel ouvert devant vous, lesquels croix et évangiles vous toucherez corporellement de vos mains droites ; — vous allez dire et jurer de toute votre loyauté que vous reconnaissez la sérénissime princesse, après sa majesté, comme votre reine et souveraine naturelle ; que vous vous maintiendrez fidèlement en son vasselage, ainsi que c’est votre devoir ; que vous n’irez contre rien de ce à quoi vous êtes obligés envers elle ; que vous n’en céderez et que vous n’en vendrez rien, directement ni indirectement, en aucun temps, de quelque manière, pour quelque cause ou quelque raison que ce soit : ce faisant, Dieu aide en ce monde vos corps, et vos ames en l’autre, où vous avez à durer davantage. Et vous direz aussi que, faisant le contraire, vous consentez à le payer et à ce qu’il vous en coûte cher, comme à ceux qui jurent en vain le saint nom, et que vous voulez être tenus pour menteurs, parjures, infâmes et hommes de peu de valeur, et encourir les peines prononcées par les lois de ces royaumes contre les traîtres et félons ; en foi de quoi vous déclarerez tous à haute et intelligible voix : — « Nous le jurons ainsi. — Amen. » — Puis chacun de vous encore, prélats, grands, titulos et procureurs des villes, tant en vos noms qu’en ceux de vos descendans ou constituans, vous direz aussi que vous prêtez l’hommage-lige, une, deux et trois fois, — une, deux et trois fois, — une, deux et trois fois, — selon la coutume et selon votre devoir, entre les mains du duc de Medina-Celi, qui la recevra de vous au nom de ladite sérénissime et très haute princesse Maria-Isabel-Luisa, et que vous le prêtez pour le garder aussi fidèlement que ledit serment, et sous les mêmes peines ; après quoi, avec toute la révérence et toute l’humilité qui lui sont dues, vous baiserez la main de ladite sérénissime infante, dès à présent votre princesse et votre future reine et souveraine naturelle. »

Cette lecture terminée, le camarista qui l’avait faite, le secrétaire de la camara et les escribanos mayores se retirèrent et retournèrent à leurs places.

Immédiatement le roi d’armes appela le sérénissime infant don Francisco de Paula.

Son altesse royale se leva, et après avoir fait à l’autel et à leurs majestés les trois révérences d’usage, accompagnée du maître des cérémonies, elle s’agenouilla, et posa la main droite sur le missel et le crucifix qui étaient placés devant le patriarche.

— Votre altesse, comme infant de Castille, dit ce dernier, jure de garder fidèlement tout le serment qui vient d’être lu ?

— Oui, je le jure, répondit le prince.

— Qu’ainsi Dieu et les saints Évangiles vous soient en aide, ajouta le patriarche.

— Amen ! dit son altesse.

Et en même temps elle se releva, renouvela les trois révérences à l’autel et à leurs majestés, et fut se mettre à genoux devant le roi, qui lui dit, prenant ses mains dans les siennes :

— Prêtez-vous l’hommage-lige, une, deux et trois fois, et donnez-vous votre parole d’y être fidèle, selon l’écriture qui en a été lue ?

— Je le promets, répondit l’infant ; et il s’inclina pour baiser la main de sa majesté, qui aussitôt lui jeta les bras au cou, et le releva.

Le prince fut ensuite baiser la main de la reine et celle de la jeune princesse ; puis il alla se rasseoir.

L’infant don Sébastien, et les deux jeunes fils de l’infant don Francisco, vinrent successivement prêter le serment et l’hommage-lige, et baiser les mains royales de la même façon et avec le même cérémonial.

Tant que durèrent les quatre prestations de serment, tous les assistans se tinrent debout. Lorsqu’elles furent achevées, le maître des cérémonies substitua un autre missel et un autre crucifix à ceux qui avaient servi pour les infans ; puis le roi d’armes cria : « Duc de Medina-Celi, passez recevoir, au nom de la sérénissime et très haute princesse des Asturies, l’hommage-lige des prélats, des grands, des titulos et des villes du royaume. »

Le duc de Medina-Celi s’avança, et ayant fait les trois révérences accoutumées, se plaça à la gauche du fauteuil du patriarche, et s’y tint debout et découvert.

Alors, appelés successivement, son éminence le cardinal archevêque de Séville d’abord, puis les autres prélats, vinrent un à un prêter le serment entre les mains du patriarche, et l’hommage-lige entre celles du duc de Medina-Celi, et ils furent, en se retirant, baiser les mains de leurs majestés et de la sérénissime princesse.

Les grands, et après eux les titulos, furent appelés ensuite, et montèrent deux à deux, prêtant d’ailleurs le serment et l’hommage-lige, et passant au baise-main avec les mêmes formalités et le même cérémonial.


Mais quand ce fut le tour des députés-procureurs des villes, s’éleva la compétence accoutumée entre ceux de Burgos et de Tolède. — Incident inévitable, et qui se consigne d’avance au programme ; épisode qui accompagne indispensablement depuis trois siècles toutes les juras.

Or, les députés de Burgos montèrent sur l’estrade, et presque aussitôt s’y présentèrent ceux de Tolède ; et tous ayant fait préalablement les révérences voulues, prétendirent être admis les uns avant les autres au serment, les procureurs de Tolède déclarant que la prérogative leur appartenait, leur ville étant la plus ancienne, et ayant droit à la prééminence comme tête du royaume (cabeza del reyno), ceux de Burgos réclamant la préférence à titre de privilège spécial à eux octroyé. — Cette double requête fut formulée par les deux députations en peu de mots et en termes modérés et respectueux ; après quoi, statuant sur le différend, le roi dit : « Que Burgos jure d’abord ; Tolède jurera quand je l’ordonnerai. » Les quatre députés, ayant renouvelé leurs révérences, supplièrent sa majesté de vouloir bien leur donner acte de sa décision, et le roi répondit qu’il le leur concédait.

Cette querelle pacifique ainsi terminée, les procureurs de Tolède retournèrent à leur banc, et ceux de Burgos, demeurés sur l’estrade, prêtèrent le serment et l’hommage, puis baisèrent les mains de leurs majestés et de la princesse, et furent suivis de tous les autres députés, au nombre de soixante-seize, qui arrivèrent deux à deux successivement, ville par ville, pour accomplir les mêmes cérémonies.

Les grands majordomes et les majordomes de semaine vinrent ensuite ; puis l’on appela les procureurs de Tolède.

Le comte d’Oropesa jura après eux, ayant laissé entre les mains du marquis de Sotomayor, premier écuyer de sa majesté, l’estoc royal, qu’il reprit aussitôt son serment prêté.

Pour faire le sien, le duc de Medina-Celi céda sa place au comte de Cervellon, qui reçut de lui l’hommage-lige.

Enfin le patriarche, se levant, laissa l’habit pontifical, et jura entre les mains de l’archevêque de Séville, qui, revêtu du pluvial, s’était assis au fauteuil que le premier avait quitté.

Le patriarche fut le dernier qui prêta l’hommage-lige et baisa les mains de leurs majestés. Dès qu’il fut allé prendre la chaise de l’archevêque de Séville, qui demeura au fauteuil, le secrétaire de la camara s’avança vers le trône, suivi des escribanos mayores, et ayant fait les trois révérences, il dit à haute voix :

— Seigneur, votre majesté, au nom de la sérénissime et très haute princesse Maria-Isabel-Luisa, sa fille aînée, accepte-t-elle le serment et l’hommage-lige des cortès ? Demande-t-elle à leurs escribanos d’en prendre acte et d’en donner témoignage ? Ordonne-t-elle que les prélats, les grands et les titulos non présens ici soient admis à jurer de même ?

— Je l’accepte, je le demande, et je l’ordonne ainsi, répondit sa majesté.

Le secrétaire de la camara et les escribanos mayores étant restés debout comme ils étaient, les députés-procureurs de Burgos montèrent sur l’estrade, et après avoir fait également les trois révérences, le plus âgé des deux parla ainsi à sa majesté :

— Seigneur, le royaume félicite humblement votre majesté, et la reine notre souveraine, de la jura de la sérénissime infante doña Maria-Isabel-Luisa, votre fille bien-aimée, et vous renouvelle, ainsi qu’il le doit, ses protestations d’amour et de fidélité. En même temps le royaume vous supplie de vouloir bien ordonner qu’il soit accordé à chaque ville un témoignage authentique de l’acte solennel qui vient d’être accompli à la joie universelle de vos vassaux, disposés tous à se sacrifier pour leur souverain et maître ; et votre majesté faisant droit à notre requête, nous en recevrons grand merci.

— Cela est bien ainsi, répondit le roi, et j’ordonne que les témoignages requis par vous soient octroyés. »

Le secrétaire de la camara, les escribanos mayores et les procureurs de Burgos étant allés reprendre leurs places, le cardinal-archevêque de Séville, se retournant vers l’autel, entonna le Te Deum, qui fut exécuté à grand orchestre par la musique de la chapelle royale.

Le même archevêque donna ensuite la bénédiction solennelle, et leurs majestés s’étant levées se retirèrent par le cloître du couvent, accompagnées de toute l’assemblée, comme elles étaient venues.


Il était deux heures lorsque cette longue solennité se termina ; on n’avait pas à se plaindre. Elle s’était célébrée littéralement et rigoureusement, selon le cérémonial officiel qui en avait été publié l’avant-veille : cérémonial immuable depuis deux siècles ; car, sauf la suppression de quelques révérences et de quelques courtoisies pour les dames, il avait exactement été celui de la jura du prince don Balthazar Carlos, fils de Philippe iv, qui eut lieu dans la même église en 1632.

Si j’essaie de traduire l’impression qu’avait produite cette vivante évocation du passé, je dirai qu’elle avait semblé plus bizarre et curieuse que grande et imposante. L’église où elle se passait s’était rapetissée singulièrement sous les ornemens excessifs dont on l’avait surchargée.

Dans les tribunes, qui n’avaient pourtant pas même été toutes remplies, il n’y avait eu de places que pour la servidumbre royale, pour les dépendans de la cour et du palais, pour quelques étrangers. — Entourés seulement d’une douzaine de hallebardiers, les bancs des membres des cortès étaient restés isolés au milieu du corps de l’église, où personne n’avait été admis. Enfin, à ce spectacle qui aurait dû figurer au moins une représentation nationale et populaire, c’était surtout le peuple qui avait manqué. — Cela voulait trop dire qu’on ne l’y avait compté pour rien.

Et puis, il eût été à souhaiter que les rôles principaux du cérémonial fussent joués avec plus de dignité extérieure.

Tout le monde ne savait pas que le duc de Frias, — le seizième comte d’Oropesa, qui tenait l’estoc royal, avait l’ame plus haute et plus forte que le corps ; — la grande épée de Gonzalve de Cordoue avait paru bien lourde pour cette faible main.

Le duc de Medina-Celi, qui recevait l’hommage-lige, plus médiocre de taille encore, plus chétif, et presque contrefait, apparaissait là aussi assez malheureusement comme le premier représentant de la grandesse.

D’ailleurs les costumes modernes et sans caractère de la plupart des personnages contrastaient étrangement avec l’ancienneté de la pièce qu’ils représentaient. Ils rappelaient un peu les tragédies grecques jouées sous Louis xv par les comédiens français, les cheveux poudrés et en habits de marquis.

Quelques scènes petites et insignifiantes en apparence, mais dont le sens n’avait échappé à personne, avaient inspiré de tristes et pénibles réflexions.

Au moment où l’infant don Francisco de Paula, qui avait prêté serment le premier, retourna s’asseoir, telle était son émotion, que si le maître des cérémonies ne l’eût conduit et soutenu, il eût eu de la peine à arriver jusqu’à son fauteuil. — Chacun avait alors compris tout ce qu’il éprouvait, car il venait de donner au roi, son frère, une preuve bien grande d’abnégation et de dévouement. Tandis que don Carlos absent, protestant hautement contre cette jura qui prétendait consacrer l’abolition de la loi salique, lui, don Francisco, — l’infant le plus proche du trône après ce prince, — il y avait renoncé pour lui et pour ses fils. — Il avait prosterné ses chances de royauté aux pieds d’une princesse des Asturies de trois ans ! — Était-ce légèreté ou sagesse ? était-ce faiblesse ou courage ? — Qui sait ? Mais du moins, si résolu qu’il eût été d’avance à ce sacrifice, il ne l’avait pas consommé sans qu’il lui en coûtât quelque trouble et quelques derniers combats.

La sérénissime princesse, jolie petite fille blonde et blanche, que sa nourrice, qui se tenait debout derrière elle, s’était efforcée d’amuser toute cette longue séance avec ses hochets de diamans, avait plus d’une fois voulu descendre de son trône pour aller jouer sur le tapis aux genoux de sa mère ; et l’on avait entendu le roi murmurer et en témoigner son impatience. — Elle avait aussi pleuré souvent lorsqu’on lui baisait la main ! — Pauvre enfant ! — elle pleurait, et pourtant elle ne savait pas qu’on lui mettait sur la tête une couronne, et une couronne qui serait bien lourde à porter, — qui la ferait tomber peut-être, et ne garantirait plus alors son jeune front comme les bourrelets qu’elle quittait à peine, — mais le briserait.

iii.
L’ENTRÉE PUBLIQUE.


L’entrée publique avait un sens autrefois, parce qu’après la jura de l’héritier du trône, la famille royale entrait effectivement à Madrid, venant du Buen-Retiro, qui alors était hors de la ville. Aujourd’hui que le cortège sort tout simplement du palais, qui est dans la ville, l’entrée publique n’est plus, si vous voulez, qu’une vieille coutume assez peu raisonnable. Que nous importe ? L’entrée du 21 juin fut, au moins, une promenade magnifique, et qui rappelait bien tout l’ancien luxe des rois de l’Espagne et des Indes.

Il était sept heures du soir, il faisait jour encore, lorsque la tête du cortège se mit en mouvement.

Le timbalier, les clarinettes, les massiers et les douze alguazils de la villa ouvraient la marche, tous à cheval et revêtus de leurs costumes d’étiquette : les massiers avec leurs tuniques et leurs toques rouges, les alguazils avec le petit manteau, le justaucorps de drap de soie noir, la fraise et les manchettes de dentelle, et le chapeau rabattu aux plumes tricolores.

Venaient ensuite, à cheval aussi, bien qu’en habit de cour et en bas de soie, son excellence el ayuntamiento, précédé du seigneur corregidor, son président, ayant à sa droite le comte d’Altamira, alferez mayor de Madrid ; — puis, le capitaine-général de la Nouvelle-Castille et son état-major.

À quelque distance s’avançait après eux la compagnie des hallebardiers du roi.

Derrière eux arrivaient six voitures de la maison royale, chacune à quatre mules.

Le timbalier, les clarinettes et les écuyers du palais précédaient douze autres voitures de la cour, aussi à quatre mules ; — une treizième, de gala, tirée par six mules gris-de-perle, et deux superbes carrosses de cérémonie, attelés chacun de six chevaux richement harnachés, et couronnés de plumes blanches el bleues. Six autres carrosses à six chevaux, non moins brillans, conduisaient les sérénissimes infans don Sébastien et son épouse, don Francisco de Paula et ses enfans.

Entre quatre derniers carrosses de cérémonie venait celui de leurs majestés, tout resplendissant d’or, recouvert au-dessus de velours orange, surmonté de quatre bouquets de plumes de la même couleur, à ses quatre angles, et, au milieu, de la couronne royale ; et traîné par huit chevaux café-au-lait, la tête ornée de diadèmes et de panaches.

Il y avait encore à la suite dix carrosses à quatre mules pour les dames de la servidumbre de la reine.

Autour de toutes ces voitures marchait à pied, sur deux files, un nombre infini de palefreniers, de laquais et d’écuyers, en grande livrée.

Plusieurs régimens d’infanterie et de cavalerie suivaient ; le dernier était de lanciers.

À leur sortie du palais, leurs majestés étaient entrées à la paroisse de Santa-Maria pour y entendre le salut, et faire leur prière à Notre-Dame d’Almudena. J’étais debout à la porte de cette église lorsqu’elles en descendirent les degrés et remontèrent dans leur carrosse. Le cortège, qui s’était arrêté pour les attendre, se remit en marche. Je le suivis long-temps des yeux ; je le vis s’enfoncer lentement dans la large rue Mayor. Au-dessous de tant de lignes de fenêtres chargées de tentures aux couleurs éclatantes, la masse des drapeaux flottans des lanciers produisait un singulier effet de perspective : on eût dit que c’était un rang de balcons qui s’en allait.

Il y avait quinze jours, la procession del Corpus, — du saint Sacrement, — partant à la même heure de la même église, avait pris la même route. — Le 6 juin, c’était Dieu, — su majestad, sa majesté, — qui sortait de Santa-Maria, avec les croix, avec les cierges, avec les bannières, avec les prêtres des paroisses et les moines des couvens de Madrid. — Le 22, c’était le roi, — su majestad, sa majesté aussi, — avec ses étendards, avec ses troupes, avec ses livrées, avec sa cour. Et l’on rendait à la majesté royale les mêmes honneurs qu’à la majesté divine. — Pour la procession du roi, comme pour le cortège de Dieu, il y avait une haie de grenadiers provinciaux ; pour le cortège du roi, comme pour la procession de Dieu, tous les balcons étaient tendus et drapés de soie, de velours et de femmes parées ; les rues sablées, semées de fleurs, et encombrées d’une foule prosternée. — C’est que c’étaient bien les deux majestés, — ambas majestades, comme les appelle ce peuple qui les confond encore dans sa double religion, — qui met encore le roi d’Espagne à côté du roi des cieux ; — el rey de España, y el rey de los cielos. La nuit était venue, mais la ville, au défaut du jour, commençait à s’éclairer de la lumière des torches qui s’allumaient de tous côtés aux croisées.

J’avais laissé mes pas me conduire au hasard dans les rues. Plus je m’y avançais, plus je les trouvais brillantes et illuminées. Partout aux balcons ce n’étaient que draperies, transparens, dais somptueux, entourés de lustres et suspendus sur les portraits du roi et de la reine. La foule des curieux allait, venait, se croisait, se heurtait, s’arrêtait, s’attroupait, au point d’obstruer le passage devant les maisons qui se distinguaient par le plus grand luxe de vers de couleurs et d’allégories. Fatigué outre mesure, j’étais sorti à grand’peine de la cohue qui remplissait la place du palais du commissaire de la Cruzada, et je revenais par la rue de Tolède. — Comme je regardais du côté de la Plaza-Mayor, je vis entr’ouverte l’une des portes du cirque des taureaux qui y était construit. Je m’approchai. Le factionnaire ne m’arrêtant point, j’entrai.


La place, déjà drapée et tendue pour la course royale du lendemain, était aussi tout entière illuminée, mais avec une magnifique simplicité. Chacun des balcons de ses cinq cents croisées supportait deux candélabres où brûlaient des cierges de cire blanche à quatre mèches, — cuatro mecheros. L’immense clarté qu’ils répandaient n’éclairait pourtant que la solitude. La place était presque déserte. Leurs majestés devant y passer en retournant à leur palais, de crainte d’encombrement, on n’y avait laissé pénétrer personne. Seulement, de l’arc d’Atocha à celui des Platerias, elle était traversée en biais par une double haie de volontaires royalistes qui se tenaient là immobiles, appuyés sur leurs fusils. L’amphithéâtre des gradins était vide également. À peine quelques figures apparaissaient-elles çà et là aux croisées. On n’entendait dans toute cette vaste enceinte que le pétillement des bougies.

Dix heures sonnèrent à l’horloge de la casa real de Panaderia. — Au même moment, les cloches de l’église de Santa-Cruz et du couvent de Saint-Thomas s’ébranlèrent à grandes volées. Il y eut un roulement de tambours. Une voix commanda le port d’armes, et ce mouvement s’exécuta soudain sur les deux lignes des volontaires.

C’était le cortège qui arrivait. La tête déboucha bientôt par l’arc d’Atocha.

Le timbalier de la ville entra d’abord ; puis vinrent les massiers, puis les alguazils, — puis tout le reste, — comme je l’avais vu défiler il y avait trois heures par la rue Mayor.

Ce n’était plus pourtant, comme là, ce cortège qui s’avançait lentement sous tant de milliers de regards, s’arrêtant, se balançant à chaque pas dans l’étroit chemin que les grenadiers provinciaux lui maintenaient à grand’peine au miheu des flots d’une foule bruyante. — Maintenant, à travers cette place inondée de lumière, mais déserte, il passait vite et sans obstacle. Oh ! cela figurait bien le profond isolement de la royauté dans ses splendeurs. Cette haie de volontaires royalistes n’avait pas de peuple à contenir. On eût compté les têtes qui regardaient des balcons. — Cependant les chevaux allaient au trot, secouant leurs panaches. Les voitures roulaient rapidement sur le sable. Les livrées marchaient à grands pas aux portières. Tout cela glissait sans bruit ; tout cela s’enfonçait en silence et disparaissait sous l’arc des Platerias.

C’était quelque chose d’étrange et de merveilleux, en effet, que cette caravane royale au milieu de ce désert illuminé. Du coin obscur où j’étais, je voyais si petits ces cavaliers, ces laquais, ces carrosses ! Il me semblait que je regardais par le verre d’une lanterne magique.


Cependant, les dernières voitures passées, les régimens arrivèrent avec leurs musiques ; après eux la foule allait se précipiter dans la place ! — J’en sortis avant qu’elle y entrât. — Je voulus n’emporter que l’impression du fantastique spectacle que j’avais été là presque seul à voir, et peut-être le seul à sentir.

iv.
LES TAUREAUX DU ROI.


Le 22, c’était le grand jour, c’était la grande fête ; — c’était la grande course royale. — Il y avait eu déjà le matin la petite course, la course d’essai, — la prueba. — Les toreros n’y avaient figuré qu’en costume noir, en négligé. Cela s’était passé sans cérémonie. On avait tué dix taureaux qui avaient tué eux-mêmes tout au plus une douzaine de chevaux, et blessé à peine deux banderilleros. Ce n’était rien, je vous le dis. C’était la course d’essai.

Mais c’était à cinq heures, — lorsque le pavé brûlait, — lorsque, dévoré par le soleil de la journée, Madrid n’était plus que du feu ; — c’était à cinq heures qu’il vous eût fallu traverser ses rues désertes, et vous approcher de la Plaza-Mayor, aux portes de laquelle se pressait tout ce qui dans la ville n’y avait pu trouver encore entrée. Or si, n’ayant point de place réservée, à force d’argent ou à force de bras, vous aviez été assez heureux pour y pénétrer, un bien magnifique spectacle se serait d’abord offert à vos regards.

Ce n’était pas seulement le vaste amphithéâtre du tendido qui était encombré de peuple, et les quatre étages de balcons, tendus de drap écarlate à franges d’or, des quatre façades, qui étaient garnis d’éclatans uniformes, de brillans habits de gala, de parures de femmes éblouissantes ; — une foule innombrable était encore suspendue au balcon qui court autour des toits de toutes les maisons de la place, et les couronne ainsi qu’un diadème. À voir d’en bas cette multitude qui se penchait au-dessus de la draperie bleue de ce dernier balcon, on eût dit une épaisse chevelure relevée et soutenue par un long bandeau de soie.

Plus de soixante mille spectateurs étaient entassés dans cette immense enceinte. Plus de soixante mille regards tournés à la fois vers l’arène attendaient impatiemment l’instant où les combattans allaient y paraître.

C’est que ce ne devait pas être une course ordinaire. — Ce devait être une course royale, — une de celles qui se comptent par règnes ; — de celles qui sont comme le baptême de chaque royauté naissante ; — un baptême sanglant ! — Qu’importe, s’il est joyeux et national pour le peuple ? Non, ce ne devait point être une course ordinaire. — Outre les toreros, les athlètes habituels, on allait avoir les hallebardiers rangés dans le cirque même au-dessous de la loge royale, et les alguazils à cheval devant eux, n’ayant pour se défendre des taureaux, s’ils en étaient attaqués, — les premiers, que leurs hallebardes, — les seconds, que la vitesse de leurs montures ; — et puis les caballeros en plaza.

Les caballeros en plaza, — les chevaliers dans la place, — ne sont point des toreros de profession. Autrefois, ces chevaliers étaient des nobles des plus nobles, — des grands, pour lesquels c’était une passion et un exercice fréquent que de se mesurer contre les taureaux en présence de la cour et dans ses fêtes, et qui ne recherchaient d’autre récompense de ce danger que son seul honneur. — Aujourd’hui ce sont des amateurs, — nobles et chevaliers tout au plus, — qui combattent ces redoutables animaux, conformément à la tradition, — sans cuirasse, à cheval, avec de petites lances appelées rejoncillos. Comme cela n’a plus lieu qu’en de rares occasions, — et même uniquement lorsqu’il y a des funciones reales, — il en résulte que ceux qui s’exposent à cette lutte, déterminés seulement par l’appât d’un bénéfice assez mince, manquant, sinon de courage, au moins de l’habitude et de la pratique qui seraient si nécessaires pour ces périlleuses entreprises, jouent absolument leur vie au hasard.

Il allait donc y avoir chance de mort de tous côtés et à chaque instant, et par conséquent surcroît énorme d’intérêt, — et par conséquent un bénéfice de cent pour cent d’émotions sur les courses habituelles. C’était quelque chose pour les aficionados.

Enfin leurs majestés parurent et prirent place au balcon principal de la casa real de Panaderia, sous le dais de velours rouge, brodé d’or, qui leur avait été préparé. Les autres balcons de cet édifice furent occupés par les infans, par les infantes, par la servidumbre royale, par les grands d’Espagne, les chambellans, les dames d’honneur, majordomes, tous revêtus de leurs plus splendides costumes de cour.

La compagnie des hallebardiers entra dans l’arène, et vint se ranger sur trois files au-dessous du balcon de leurs majestés.

Alors commença le cérémonial de la course.

Six alguazils à cheval s’avancèrent par l’arc de Tolède, précédant quatre calèches à six chevaux, entourées de laquais en grande livrée et de quadrilles de matadores à pied, dans chacune desquelles se trouvait l’un des quatre caballeros en plaza. Ces caballeros étaient : Manzano, Villaroel, Cordoba et Artaiz. Ils étaient assis chacun à la gauche de leurs parrains, le duc de Florida Blanca, le duc de Frias, le duc d’Albe et le duc dol Infantado.

Les caballeros en plaza portaient l’ancien costume espagnol, la veste et le manteau de soie, le chapeau à plumes rabattu ; les matadores, leurs riches et élégans habits de majos, étincelans d’or, de perles et de pierreries.

Les voitures s’étaient dirigées vers la loge de leurs majestés, et s’arrêtaient successivement au-dessous. Là, les chevaliers mettaient pied à terre avec leurs parrains, et saluaient debout en se découvrant ; — les matadors saluaient derrière eux en s’agenouillant.

Après eux s’approchèrent trente autres toreros à pied, — banderilleros, capeadores et chulos ; — puis les picadors à cheval, au nombre de dix ; puis les attelages de mules ; puis quatre troupes de volantes ou coureurs, chacune de cinquante hommes, déguisés, ceux de la première en anciens Espagnols, ceux de la seconde en Indiens, ceux de la troisième en Mores, et ceux de la dernière en Romains ; puis enfin vingt-quatre chevaux des écuries du roi, richement caparaçonnés, conduits chacun par un valet de pied, et destinés à servir de montures aux caballeros en plaza.

Tout cela défila sous le balcon de leurs majestés et sortit de la place après en avoir fait le tour, à l’exception des alguazils, des banderilleros, des capeadors et des chulos, qui prirent immédiatement position, les premiers en avant des hallebardiers, les autres aux quatre coins de l’arène.

Les caballeros en plaza rentrèrent bientôt à cheval, armés des rejoncillos, et escortés chacun de quatre matadors tenant en mains les petits drapeaux d’écarlate, — les muletas, — et les grands manteaux de soie.

Ils allèrent se placer ainsi vis-à-vis des portes des deux toriles.

La première bataille allait se livrer. L’anxiété était grande, le silence universel et profond.

Enfin le chambellan, debout derrière sa majesté, donne le signal en agitant un mouchoir blanc et en jetant les clefs des toriles. Un chulo, les ayant ramassées, les remit à l’un des alguazils qui courut les porter au mayoral. On lâcha en même temps des colombes qui s’envolèrent, faisant flotter des tresses de rubans attachées à leurs pattes.

Aussitôt un roulement de tambours se fit entendre. La porte du torile du roi s’ouvrit soudain, et un magnifique taureau andaloux, à la devise écarlate aux franges d’argent, s’élança dans l’arène. Aveuglé par le soleil, qui l’avait ébloui d’abord, il avait passé au milieu des quatre caballeros sans les voir. Mais quand il eut traversé toute la largeur de la place, apercevant les alguazils, il se précipita vers eux. Ceux-ci cependant, qui étaient sur leurs gardes, trompèrent sa furie, et évitèrent son attaque en s’enfuyant de divers côtés au grand galop, comme une volée de corbeaux qui se serait dispersée.

Le terrible animal se trouvait vis-à-vis des hallebardiers, qui, à son approche, se mettant en défense sans rompre leurs lignes, lui présentèrent un front hérissé d’un triple rang de piques. Il s’arrêta devant eux, mugissant, grattant du pied la terre, puis il s’éloigna lentement, à reculons, secouant la tête, — comme s’il eût voulu dire qu’il pouvait bien se retirer sans déshonneur devant une armée entière.

Ce fut alors qu’appelé par des voix qui le défiaient, il se retourna brusquement. — Manzano, l’un des caballeros, venait à sa rencontre, assisté de ses quatre matadors. Le combat devenait plus égal ; il commença vite, et ne fut pas long.

Le cavalier s’était avancé seul, droit en face du taureau : dès qu’il fut à deux pas de lui, il leva le bras pour le frapper ; mais en même temps qu’il lui brisait son rejoncillo dans le cou, il tombait lui-même sous son cheval éventré.

Tandis qu’on se levait partout, tandis qu’on montait sur les bancs, qu’on se penchait aux balcons pour mieux voir le malheureux Manzano, que les chulos emportaient blessé de sa chute, le taureau, blessé lui-même, mais non pas à mort, courait, plus furieux, chercher de nouveaux adversaires.

En un instant, non sans avoir été percé de deux autres rejoncillos, il eut renversé deux des autres chevaliers, Cordoba et Villaroel, qui se relevèrent pourtant cette fois et sortirent de l’arène pour prendre d’autres chevaux, ceux qu’ils montaient ayant été tués sur la place comme celui de Manzano.

Épuisé par ses trois blessures et par la perte de son sang, qui coulait à flots, l’animal s’abattit enfin mourant, et un chulo l’acheva d’un coup de cachete entre les cornes.

Cette première bataille avait été déjà bien sanglante. Celles qui la suivirent ne le furent pas moins. L’intérêt de ce grand drame était poignant ; l’action ne languissait pas un seul moment. À peine un taureau succombait-il, à peine les attelages de mules l’avaient-ils enlevé de l’arène ainsi que les chevaux qu’il avait déchirés et tués avant de l’être lui-même, aussitôt un autre taureau reparaissait, et le carnage recommençait. Six de ces vaillans animaux furent encore combattus avec des chances diverses par les chevaliers rejoncadores.

Villaroel fut le plus maltraité de tous. Un petit taureau de la Navarre, auquel une légère blessure à l’épaule n’avait rien ôté de ses forces, et qu’elle avait au contraire irrité davantage, s’élançant avec une incroyable rapidité vers le caballero, qu’il prit en flanc à l’improviste, d’un coup de corne lui cloua le mollet sur le ventre de son cheval. Il tomba ; mais ce ne fut pas là tout son malheur. Son chapeau à plumes, jeté aussi à terre, entraîna en même temps une perruque qu’il portait, et découvrit un chef aussi dépouillé de cheveux que celui d’un Chinois. Le pauvre homme sentit bien que c’était là ce qu’il y avait de plus amer dans sa disgrâce, car, comme on l’enlevait, son premier mouvement fut de se cacher la tête avec les mains.

Cela ne fit que redoubler les rires inhumains qui accueillirent le malheureux à son passage entre les barrières, sous les gradins du tendido. — Ne vous en étonnez point. — Ce peuple n’est peut-être pas plus cruel qu’un autre peuple. — C’est l’ardeur de son soleil, je crois, qui lui donne une telle soif de sang dès qu’il est assis à son amphithéâtre. Et puis il n’a pas déjà trop de pitié, mon Dieu ! pour les accidens sérieux ! Comment voudriez-vous qu’il lui en restât pour les accidens ridicules ?

Une nouvelle scène était au surplus bientôt venue le distraire de cette mauvaise joie, et Villaroel n’avait pas tardé à être vengé de sa défaite. Le même taureau qui l’avait renversé, dispersant, à sa seule approche, la cavalerie légère des alguazils, fondit impétueusement, tête baissée, sur le triple rang des hallebardiers ; mais toutes leurs piques s’étaient abaissées en même temps pour le recevoir, et il tomba soudain, criblé de plus de cent profondes et mortelles blessures.

Celui des quatre caballeros en plaza qui eut toute la gloire et tout le bonheur de l’entreprise, ce fut Artaiz. Dans les six premiers combats, c’était lui qui s’était le plus vaillamment exposé au péril. Sous lui, — ou sur lui, — il avait eu déjà cinq chevaux éventrés, mais ses chutes avaient été brillantes. À peine jeté à terre, il s’était toujours relevé audacieusement, portant la main à son épée, afin de se défendre, s’il le fallait, avec elle, et de combattre en fantassin. Lorsque le septième taureau, un puissant taureau de la Manche, fut lancé dans la place, Artaiz s’avança au trot à sa rencontre, laissant derrière lui ses matadors. Les deux ennemis s’arrêtèrent vis à vis l’un de l’autre et se mesurèrent quelques instans du regard. On voyait que chacun d’eux n’attendait qu’afin de frapper plus sûrement. Le hardi cavalier porta cependant le premier le défi. Se retournant vers l’un de ses toreros, il lui ordonna de jeter son manteau à la lête du taureau. À cet affront l’animal s’élança. Au même moment, Artaiz, qui avait le bras levé, lui enfonça son rejoncillo entre les yeux, jusqu’au cerveau, avec une telle adresse et une telle force, qu’il le tua du coup et le fit rouler mort aux pieds de son cheval.

À cette éclatante victoire, ce fut par toute l’enceinte un tonnerre d’applaudissemens et de viva, qui dut s’entendre jusqu’au fond des quartiers les plus reculés de la ville. Tous les balcons se pavoisèrent de mouchoirs flottans. C’était un beau triomphe, je vous assure ; c’était une belle récompense que cette seule et immense voix de soixante mille spectateurs ! Il n’y a guère de lices où l’on décerne au vainqueur une pareille acclamation.


Ce septième taureau une fois emporté par les mules, sur un signe du roi, l’alguazil mayor, ayant communiqué aux deux caballeros en plaza restés sains et saufs l’ordre que sa majesté leur donnait de se retirer, les accompagna hors de la place ; puis y rentra aussitôt, introduisant les picadors à la grande lance, les picadors cuirassés et bardés de fer.

L’arène était restituée à ses maîtres ordinaires. Les toreros de profession reparaissaient sur le premier plan. Après un entracte de quelques minutes qui suffirent aux banderilleros, aux chulos et aux matadors pour se disposer en ordre de bataille, l’action fut reprise avec les armes habituelles ; le sang recommença à couler.

Si cette seconde partie de la course offrit moins d’incidens inaccoutumés que la première, elle ne lui céda rien en carnage. Les taureaux qui se ruaient successivement dans la place, étaient plus terribles et plus furieux les uns que les autres. C’était aussi parmi les toreros à pied et à cheval à qui se surpasserait en courage et en témérité. Les picadors s’avançaient follement, seuls et sans chulos, jusqu’au milieu de l’arène. Les banderilleros posaient leurs banderillas en croisant les bras, au-dessus des cornes du taureau. Il n’y avait presque pas un matador qui ne voulût achever le sien d’une estocade. Chevaux et taureaux aussi, combien tombaient blessés, mourans ou morts ! Qui aurait pu compter le nombre des victimes ? On tua jusqu’à la nuit. Elle était sombre déjà, et pourtant un taureau luttait encore vaillamment contre l’armée entière des toreros. L’obscurité ne permettant plus qu’on l’attaquât avec l’épée, on le harcela de mille façons, pour l’épuiser, pour le contraindre à s’abattre de lassitude ! Mais, plein de force encore, il tenait bon ; et s’étant retranché dans l’un des coins de l’arène, il se maintenait contre ses nombreux ennemis. — Il ne devait point cependant y avoir pour lui de grâce. Il fallait qu’il mourût, et qu’il mourût misérablement. Un chulo s’avança bientôt armé de la media luna, afin de l’achever en lui coupant traîtreusement les jarrets. Les ténèbres, qui s’épaississaient à chaque instant, auraient dû se hâter davantage, et couvrir au moins tout-à-fait de leur ombre ce lâche assassinat ! Il n’en fut pas ainsi.

Soudain et comme par enchantement, les torches de cire, qui étaient déjà préparées dans leurs candélabres, s’allumèrent au même instant à tous les balcons de la place. — On eût dit qu’un éclair avait lui, qui s’était prolongé et était resté au ciel. — Une vive et éclatante lumière remplaça tout à coup l’obscurité et fit de nouveau jaillir de l’amphithéâtre et des croisées les milliers de têtes qui les encombraient.

C’eût été là un magnifique spectacle sans la hideuse scène que cette rapide illumination vint éclairer. À sa clarté, on vit, au milieu du cirque, le pauvre taureau, les deux jarrets de derrière coupés, sautant sur les tronçons de ses jambes mutilées et menaçant encore les quarante bouchers qui l’entouraient.

Il tomba enfin.

C’était le dénouement. — La grande course royale était terminée. Le sang avait coulé pendant trois heures. — Leurs majestés se levèrent pour retourner à leur palais. — Il y avait le soir à la cour baise-main des dames.


D. Juan Martinez.
  1. Nous recevons d’un de nos amis de Madrid ce curieux récit des fêtes de la jura ; le même collaborateur nous fait espérer pour la Revue une série de travaux sur l’Espagne, qui gagneront encore en intérêt et en à-propos depuis l’évènement du 29 septembre. (N. du D.)
  2. On peut voir l’explication de tous ces mots techniques dans la Course de taureaux, imprimé dans la Revue du 1er  novembre 1831.
  3. Si tu ne veux pas être brûlé, ne va pas à l’amphithéâtre.
  4. El ayuntamiento, la municipalité. On lui donne l’excellence.