Les cinq sous de Lavarède/ch22

XXII

LES HAUTS PLATEAUX DU THIBET

Poussée par un vent modéré, la montgolfière flottait au-dessus d’un océan de nuages qui cachaient la terre.

— Pourvu que nous marchions vers le sud, dit Rachmed, bientôt nous nous trouverions dans les admirables campagnes qui s’étendent entre Calcutta et les monts Bouraïl, le pays de Manipour.

— Tout près de la mer, acheva Murlyton, tandis qu’à l’est nous retomberions en Chine et à l’ouest nous aurions à franchir les plateaux du Kachmyr et du Pamyr, le toit du monde.

— Cela vaudrait encore mieux qu’au nord, monsieur.

— Pourquoi cela ?

— Parce que, dans cette direction, on ne rencontre que le Gobi et l’interminable désert glacé. Avec Bonvalot, il nous a fallu deux mois pour le traverser ce « pays de la faim ».

Une exclamation joyeuse de Lavarède interrompit la conversation. Il avait approché la boussole du « chauffoir » de l’aérostat et, à la clarté vacillante de l’alcool, il la consultait.

— Nous filons vers le sud-est, mes amis, déclara-t-il… Demain, sans doute, nous serons en vue des établissements anglais.

Tout le monde ainsi rassuré, on décida que l’on pouvait se reposer à tour de rôle ; les passagers se relaieraient pour entretenir le feu, car le ballon ne se maintenait dans l’atmosphère qu’à la condition d’être toujours gonflé d’air chaud. Le refroidissement est rapide à ces hauteurs, et il fallait éviter d’atterrir au milieu des montagnes d’où la marche sur l’Inde eût été longue et pénible. L’Anglais s’offrit à prendre le premier « quart » de veillée. Ses compagnons s’accotèrent tant bien que mal contre les parois de la nacelle, entassèrent sur eux des fourrures et le navire aérien, emportant son équipage endormi, vogua sous la garde du gentleman.

Le froid était cinglant. La respiration de Murlyton se figeait sur sa barbe en stalactites glacées et, bien que le digne homme fût emmitouflé dans une peau de yak, il se sentait pénétré jusqu’aux moelles par la bise aiguë.

L’un après l’autre, ses compagnons ensommeillés éprouvèrent les mêmes impressions, et ce fut un soulagement pour tous quand le soleil levant parut à l’horizon. Ils ressentirent toutefois une pénible surprise en se voyant suspendus entre les nuées et la voûte bleue pâle du ciel.

— Où sommes-nous ?… au-dessus de quelles régions ? répétaient-ils.

On laissa tomber le feu du » brûloir », et lentement l’aérostat descendit, traversant les vapeurs épaisses qui cachaient le sol.

Anxieusement penchés, tous cherchaient du regard à percer la brume. Enfin la terre apparut.

Les aéronautes échangèrent un regard inquiet. Au loin, à perte de vue, s’étendait un plateau rocheux, d’où de longues aiguilles tantôt isolées, tantôt groupées, s’élançaient vers le ciel. Pas une tache verte indiquant la végétation. Rien que la teinte grise du granit partout. Soudain Armand étendit la main.

— Là… à l’ouest, dit-il, de l’eau !… On dirait un grand lac rond !…

En effet, dans la direction indiquée, se trouvait une nappe d’eau, de forme circulaire, dont la surface glacée réfléchissant les rayons du soleil, avec un insoutenable éclat.

Rachmed ne parlait pas. Les yeux écarquillés, il se tournait vers tous les points de la rose des vents. Son visage exprimait une surprise indicible. Il se pencha vers le journaliste.

— Vous êtes certain, bien certain, que nous avons fait route vers le sud ?

— Sans doute ! pourquoi cette question ?

— Parce que je suis le jouet d’une ressemblance inouïe. Il me semble être à côté du lac Montcalm, au point central des hauts plateaux du Thibet… Ces masses de rochers, là-bas, qui affectent l’apparence d’un éléphant couché abritaient les tentes de l’expédition Bonvalot contre le vent sibérien.

Lavarède l’interrompit :

— Ce n’est pas possible… Nous n’avons pu remonter au nord de Lhaça… Du reste, voyez la boussole !

Le Tekké considéra l’instrument. Il indiquait bien la route au sud-est.

— Je me suis trompé, murmura le guide ; pourtant, il est étrange que deux pays soient semblables à ce point.

— Et étrange aussi, murmura Murlyton, que nous ne soyons pas encore en vue d’une terre anglaise.

Cependant, le ballon, chauffé à petit feu, se maintenait à trois ou quatre cents mètres du sol. Tous les reliefs avaient une vigueur singulière. Ce phénomène, dû à la raréfaction de l’air, inquiétait Armand, car il démontrait que le sol ne s’abaissait pas. Or, d’après son calcul approximatif, la montgolfière eût dû dominer à cette heure les plaines fertiles qui s’étendent à l’est du delta du Gange.

Vers midi, un volcan en ignition se montra à la droite de la ligne suivie par l’aérostat. Hochant la tête, Rachmed le désigna au jeune homme.

— Volcan de Reclus, dit-il seulement.

— Vous êtes sûr ?

— Impossible de se tromper, c’est le seul cône éruptif connu entre la frontière sibérienne et l’Himalaya.

— Mais alors le vent nous emporte au nord ?…

— Oui.

— Rachmed, vos yeux vous trompent, mais la boussole ne se trompe pas, elle !

— Qui sait ?

L’aiguille marquait imperturbablement le Nord en arrière de la nacelle. Malgré leur confiance en la pointe aimantée, les voyageurs étaient troublés par l’insistance du Tekké. De temps à autre ce dernier désignait un point du pays.

— Là nous avons campé, là un des nôtres est mort de froid et du mal des hauteurs… Ici je me suis égaré… Mes compagnons ont allumé un grand feu sur ce pic pour m’indiquer leur position…

Personne ne répondait plus. Tous sentaient que Rachmed avait raison. Depuis de longues heures déjà, on aurait dû être sorti de ce désert montagneux.

Mais alors comment expliquer l’indication inverse de la boussole ?…

En vain l’un ou l’autre la prenait, la secouait… l’aiguille revenait toujours au même endroit.

Le jour baissait et le paysage ne se modifiait pas. L’aérostat franchit une colline qui masquait l’horizon. Tous ensemble, les Européens poussèrent un cri de joie. Devant eux s’étendait un lac, dont les eaux libres ne portaient aucun glaçon.

— Hourra ! s’écria le journaliste, nous entrons dans une contrée plus clémente… Voyez les effets d’une température douce, l’eau à l’état liquide !

Mais le Tekké secoua la tête et laissa tomber ces seuls mots :

— Lac qui ne gèle jamais.

Murlyton, Aurett, Lararède avaient lu la rédaction du voyage de l’explorateur Bonvalot. Ils avaient remarqué cette bizarrerie : un lac que la composition de ses eaux rend réfractaire à la gelée. Et ce lac se trouve à plus de huit cents lieues de l’Inde ! Ils étaient donc fatalement entraînés vers le nord. Du reste, s’ils avaient pu douter encore, leur conviction eut été rapidement faite maintenant.

Comme un oiseau, le ballon avait traversé la surface liquide et, sur la rive opposée, le chaos granitique se reproduisait. En même temps, le vent devenait plus fort.

— Eh bien ! dit Armand rompant le silence, nous rentrerons en France par la Russie, voilà tout. Pour l’instant, il s’agit de monter. La nuit vient et une rencontre avec un pic serait désastreuse.

— Il reste à peine deux litres d’alcool, répliqua l’Anglais.

— Bon, la brise a fraîchi, cela suffira peut-être pour atteindre la Sibérie.

Le calme du Parisien réconforta ses compagnons, qui crurent pourtant remarquer que le vent tournait. On dîna, par quatorze cents mètres d’altitude, et l’on s’apprêtait à dormir quand Lavarède poussa un véritable rugissement.

— Qu’avez-vous ? demanda Aurett, très émue.

— Je vous demande pardon, j’ai trouvé.

— Trouvé quoi ?

— Pourquoi la boussole est affolée !… car, il n’y a pas à dire le contraire, elle est folle, absolument folle.

Cette affirmation parut intéresser le gentleman, car il se rapprocha vivement en disant :

— Et quelle est la raison ?

— La foudre, cher monsieur. Souvenez-vous de la tempête qui nous a conduits à Lhaça. Nous avons pris un véritable bain électrique en traversant les nuages orageux, et depuis l’aiguille aimantée ne sait plus ce qu’elle fait, ni ce qu’elle marque.

— Très juste en effet… Le phénomène a été souvent constaté.

— Oui, soupira comiquement le journaliste, si nous-mêmes l’avions constaté plus tôt, nous aurions pu chercher un courant plus propice. Enfin ne pleurons pas sur l’Inde, la Sibérie nous appelle !…

Et, fredonnant l’Hymne russe, il s’étendit au fond de la nacelle et ferma les yeux. Cette fois encore, Murlyton avait pris le premier quart de veille, Armand lui succéda et passa la consigne à Rachmed.

— Soyez économe de notre alcool de riz, lui dit-il, il reste un demi-litre à peine… tâchons que cela nous mène jusqu’au matin.

Inclinant la tête, le Tekké s’installa sous le chauffoir. Avec l’ombre, le froid avait redoublé d’intensité et le guide était comme engourdi.

Sa faction durait depuis une demi-heure lorsque la flamme du récipient devint plus pâle et plus courte. Il fallait l’alimenter. Non sans peine Rachmed secoua la torpeur qui l’avait envahi et se baissa pour ramasser l’entonnoir dont on se servait pour verser l’alcool. Il eut un grognement et retira vivement sa main. La peau des doigts était restée collée sur le métal, laissant la chair à vif, avec une sensation de brûlure presque intolérable.

Le froid et la chaleur produisent des effets identiques. Dans toutes les expéditions au pôle, on cite des accidents analogues à celui dont le Tekké venait d’être victime. L’application de la main nue sur un morceau de métal refroidi par l’air provoque la même souffrance qu’une aspersion d’eau bouillante.

Douloureusement surpris, Rachmed perdit un peu la tête. Le plus simple eût été de s’envelopper la main et de prendre l’entonnoir. Il n’y songea pas. Le récipient était presque vide, les langues bleuâtres de l’alcool s’élevaient et retombaient brusquement, indice de l’extinction prochaine. Le guide sans réfléchir prit la fiole contenant le reste du liquide, et, pour verser, la pencha sur le chauffoir. Presque aussitôt, un claquement strident le fit tressaillir. Sous l’influence de la chaleur, le flacon s’était brisé et le feu se communiquait à son contenu. Effaré, le Tekké le lâcha, jetant ainsi d’un seul coup un demi-litre d’alcool.

Un vif grésillement se produisit et une claire lame de feu vint lécher les bords de l’ouverture inférieure de l’aérostat. La soie s’enflamma aussitôt. À cette vue, Rachmed se jeta sur ses compagnons, les tirant de leur sommeil par ces terribles paroles :

— Le ballon brûle !…

Tous furent debout en une seconde et leurs regards se portèrent sur l’enveloppe. Le terrible agent de destruction gagnait du terrain, découpant dans l’étoffe un cercle irrégulier. Personne ne parlait. L’incendie est terrible sur terre, mais encore il permet la lutte. L’espoir de fuir subsiste, tandis qu’en plein espace, avec l’abîme sous les pieds, pris entre la peur du feu et l’épouvante de la chute, l’homme perd tout courage, toute initiative. Une sorte de fatalisme enchaîne sa pensée. La mort est là, il s’abandonne à elle. Tous demeuraient comme cloués sur place.

— Adieu, père, adieu, monsieur Lavarède !… fit miss Aurett d’une voix faible.

Ces mots qu’elle avait prononcés les dents serrées, appel suprême de sa faiblesse de femme, rompirent le charme. On chercha à se défendre. La corde qui reliait la soupape à la nacelle avait été respectée par la flamme. Armand la saisit et d’un coup sec fit manœuvrer l’appareil. Un mouvement de descente accentué se fit aussitôt sentir.

Mais le courant d’air qui se produisait de bas en haut activait le travail de la flamme. Toute la partie inférieure du ballon était consumée. L’aérostat devenait un simple parachute bordé d’un cercle flamboyant.

Immobiles, la poitrine contractée, les passagers assistaient au sinistre. Leur situation était épouvantable. Ils étaient perdus dans les ténèbres, sans moyen de connaître leur distance de la terre, soutenus par une frêle enveloppe de soie dont le diamètre diminuait à chaque instant. Aucun supplice ne peut donner une idée de la torture morale de l’homme suspendu dans le vide et attendant d’être précipité.

Un choc se produisit enfin, le parachute oscilla une minute, puis sous la poussée du vent s’abattit dardant à une hauteur considérable une flamme aussitôt éteinte. Mais, si rapide qu’eût été la lueur répandue, les voyageurs avaient eu le temps d’entrevoir une plaine à la surface lisse et brillante.

— Un fleuve gelé, déclara Rachmed.

— Alors, répliqua Lavarède, déjà maître de son émotion, gagnons la rive et attendons le jour.

Ce disant, il coupait les cordages reliant la nacelle aux débris de l’enveloppe, et, invitant ses compagnons à l’imiter, il tirait ce véhicule d’un nouveau genre.

— Il ne s’agit pas de perdre la tête, dit-il… Nos provisions, nos armes, nos fourrures, les tentes, tout est là-dedans…

Avec l’aide de Murlyton et du Tekké, il amena la nacelle jusqu’au rivage, au prix de quelques chutes inévitables sur une glace unie ne présentant aucune aspérité. La berge offrait une pente douce, couverte de neige durcie, qui facilitait l’ascension des voyageurs. Un sentier serpentait le long de la crête, étranglé entre celle-ci et une haute muraille de rochers.

Après quelques recherches, on découvrit qu’elle conduisait à l’entrée d’une caverne. Rachmed improvisa une torche avec des débris de planches, et à la lueur douteuse de ce luminaire, s’engagea dans la grotte.

Dès les premiers pas, les Européens s’arrêtèrent pétrifiés d’admiration. La haute voûte arrondie au-dessus de leurs têtes et les parois sur lesquelles elle s’appuyait semblaient tapissées de topazes. Des milliers de facettes reflétaient la lumière, piquant l’obscurité d’étincelles jaunes.

— Merveilleux, murmura Aurett en joignant les mains !…

— Qu’est-ce que cela ? interrompit Lavarède très étonné lui-même.

Ce fut encore le guide qui répondit avec son laconisme ordinaire :

— Sel gemme.

Il avait raison. C’était en effet une de ces cavernes que l’on rencontre, suivant une ligne sinueuse, partant de la frontière polonaise pour aboutir à la grande muraille de Chine.

Le sol recouvert d’un sable fin offrait une couche tentante pour des gens brisés de fatigue. Aussi, les yeux encore pleins de rayonnements, tous s’enroulèrent dans leurs fourrures et perdirent bientôt le sentiment de l’existence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Alors des ombres pénétrèrent sans bruit dans la caverne et s’approchèrent successivement des dormeurs. Arrivées auprès de miss Aurett, elles la soulevèrent avec mille précautions et l’emportèrent au dehors. Puis la jeune fille fut attachée sur un cheval qui, en compagnie de plusieurs autres, attendait ces mystérieux inconnus.

Un léger coup de sifflet se fit entendre, chaque bête eut aussitôt son cavalier et la petite troupe s’éloigna au galop.

Le journaliste et ses amis n’avaient rien entendu. Un cri perçant, lancé par Aurett brusquement réveillée par la course furieuse de sa monture, ne réussit pas à les tirer de leur engourdissement. Seul Murlyton se retourna sur le côté, bailla et reprit son somme.

Au matin, une vague clarté reculait le mur d’ombre qui voilait le fond de la caverne lorsque Lavarède ouvrit les yeux. Malgré ses pelleteries, malgré la protection de son abri de rochers, il se sentit engourdi.

Au nez, aux oreilles, il éprouvait des picotements, comme si des milliers d aiguilles, sous la poussée d’un moteur invisible, se fussent livrées à travers ses cartilages à un mouvement de va-et-vient.

— Brrr ! dit-il en se secouant, il fait frisquet.

Il se leva et rajusta sa fourrure. À ses pieds, sir Murlyton et Rachmed, recouverts d’un monceau de peaux de bêtes, demeuraient encore immobiles.

— Tiens ! reprit le jeune homme, où donc est miss Aurett ? sortie ?… Quelle honte pour notre sexe réputé fort !

Sur ces mots, il marcha vers l’entrée de la grotte.


La petite troupe s’éloigna au galop.

Un instant il s’arrêta. Au passage brusque de l’ombre à la lumière, ses yeux s’étaient fermés.

Le paysage était éblouissant. Tous les reliefs du sol recouverts de cristallisations glacées, le fleuve voisin semblable à une coulée d’argent en fusion, réfléchissaient en décuplant leur intensité les rayons mats du soleil pâli de l’hiver. On eût dit un amoncellement féerique de diamants chatoyant sous la flamme d’une lampe. C’étaient des éclairs, une débauche de raies flamboyantes, s’élançant du sol ; et par une étrange illusion d’optique, la terre paraissait éteindre le soleil.

Armand regarda, puis la pensée de l’Anglaise lui revint. Le sentier qui longeait les rocs était désert. Déserte était la rive du fleuve.

Où donc la jeune fille se cachait-elle ? Il fit quelques pas et, mordu au cœur par une soudaine inquiétude, il appela sa gracieuse compagne de voyage. Sa voix s’éteignit sans éveiller d’écho.

Il appela plus fort. Cette fois on lui répondit. Sir Murlyton, réveillé par ses cris, parut et s’enquit de la cause de ses appels. Aux premiers mots, il partagea la crainte du jeune homme. Sa voix s’unit pour lancer dans l’espace le nom de sa fille.

— Aurett ! Aurett !

Ils s’arrêtaient parfois pour reprendre haleine. La face pâlie, les sourcils contractés, ils écoutaient. Mais ils avaient beau prêter l’oreille, ils n’entendaient que le crépitement incessant de la glace en travail.

Ils ne pouvaient plus douter. Aurett était sortie ; elle avait voulu faire une courte promenade et, dans ce pays bizarre, offrant toujours les mêmes apparences, elle s’était perdue. Il fallait lui indiquer l’emplacement du campement. Un grand feu remplirait cet office en produisant une colonne de fumée visible de loin. Mais comme ils revenaient vers la caverne, afin de déchiqueter la nacelle et de la transformer en combustible, Rachmed se présenta devant eux.

— Miss Aurett… interrogea le silencieux personnage.

— Perdue… égarée…

Il secoua la tête.

— Non.

— Comment non ! se récria Lavarède.

— Pas égarée, enlevée.

— Enlevée !… quand… par qui ?

Pour toute réponse, le Tekké montra un petit sac de soie brodée qu’il tenait à la main.

— Qu’est cela ?

— Des pierres sacrées.

— Des amulettes ?

— Oui.

— Eh ! s’écria Murlyton avec impatience, laissons Rachmed et ses fétiches ! Monsieur Lavarède, songez que ma fille nous cherche, qu’elle nous appelle en vain et que ses yeux parcourent l’horizon sans trouver un point de repère qui la puisse guider.

Le flegme du gentleman avait disparu. C’était le père qui parlait avec des accents rauques et des larmes dans la voix. Le Parisien cependant lui prit le bras et le contraignit à demeurer auprès de lui ; puis s’adressant au Tekké.

— Expliquez-vous vite. Vous voyez qu’il souffre.

— Voici : ce sachet à amulettes appartient à un guerrier en campagne. Il contient les trois cailloux de guerre. Il était tombé dans la caverne près de l’endroit où reposait la jeune fille.

L’Anglais avait tressailli. Il comprenait maintenant les paroles du guide.

— Continuez, fit Armand.

— Ils sont venus cette nuit. Ils étaient une douzaine. Ils ont emporté la demoiselle, l’ont attachée sur un cheval et ont fui avec elle vers l’ouest en côtoyant la rivière.

— Où voyez-vous cela ?

Rachmed sourit, découvrant ses dents blanches, et, le doigt tendu vers la terre :

— Les traces, dit-il simplement.

En effet, sur la croûte de glace qui emprisonnait le chemin, de légères égratignures indiquaient le passage d’êtres vivants. Mais de là à reconnaître leur espèce, il y avait un abîme et le visage des Européens exprima si clairement cette idée que l’Asiatique crut devoir ajouter ces mots :

— Ancien chasseur du Lob-Nor, j’ai suivi la piste de tous les animaux. Aujourd’hui encore, je me sens capable de vous conduire vers celle que vous regrettez.

Lavarède et l’Anglais tressaillirent. S’élancer à la poursuite des ravisseurs d’Aurett leur semblait un allègement à leur douleur.

L’action console, elle suppose l’espoir.

Ils voulaient se mettre en route à l’instant même, mais le Tekké secoua la tête. Pour s’aventurer à pied dans ce pays où le froid règne en maître, où tout homme est un ennemi, il est indispensable de se munir d’armes et de munitions pour se défendre, de tentes de feutre pour s’abriter la nuit, de provisions pour n’être point à la merci d’une chasse problématique.

En quittant Lhaça, ils avaient empilé dans la nacelle toutes les choses utiles choisies parmi les présents offerts aux dieux. Rien de plus facile que de s’équiper. Encore qu’ils comprissent les exigences de Rachmed, sir Murlyton et Armand préparèrent, en rechignant, les ballots qu’ils devaient emporter.

Sur les conseils de leur compagnon, ils les disposèrent de façon à pouvoir les porter sur le dos, à la manière du sac des soldats. Ainsi, ils avaient les mains libres et, en cas de rencontre fâcheuse, leur charge ne les gênerait pas pour manier leurs armes.

Une heure se passa en préparatifs. Enfin le poignard et le revolver à la ceinture, le fusil en bandoulière, les trois hommes furent prêts.

Abandonnant dans la caverne la nacelle et les objets qu’elle contenait encore, ils s’engagèrent dans le chemin parcouru par les ravisseurs de la jeune fille. Rachmed marchait le premier. Les yeux fixés à terre, il avançait d’un pas rapide, sans une hésitation. De même qu’un paléographe sait traduire un manuscrit ancien, le Tekké savait déchiffrer le sol.

— Ici, disait-il, les bandits se sont arrêtés… la demoiselle a mis pied à terre.

L’Anglais se penchait avec émotion sur une éraflure de la glace à peine visible, que le guide indiquait comme la trace du pied de son enfant.

Plus loin Rachmed déclarait qu’un cheval était tombé. Plus loin encore, les ennemis inconnus avaient pris leur repas.

— Prenons aussi le nôtre, ajouta l’Asiatique ; par cette température, il faut ménager ses forces et les entretenir.

— Non, marchons, marchons ! chaque minute perdue est une torture pour ma fille, marchons !

Les regards brillants de fièvre, Murlyton étendait le bras vers l’ouest comme pour atteindre les guerriers qui entraînaient Aurett. Mais décidément, le guide avait pris le commandement de l’expédition, car, aux supplications du gentleman, il répondit seulement :

— Il faut s’arrêter et manger ; sinon, dans une heure, l’essoufflement nous étreindra la poitrine et nous ne pourrons continuer notre marche.

Il s’installait tout en parlant. Force fut à ses compagnons de l’imiter. Au fond, du reste, ils comprenaient la justesse de l’observation de Rachmed. Déjà ils avaient éprouvé les premiers symptômes de la fatigue, — la difficulté de respirer, la faiblesse des jambes, — produits par la raréfaction de l’air. Ils avaient conscience qu’ils devaient faire des pauses fréquentes sous peine d’être contraints à renoncer à leur entreprise.

Le repas, composé de lanières de viande de yak séchées et de galettes de maïs, les remit. Ils s’étonnèrent de manger avec avidité, oubliant que le froid accélère la combustion humaine comme celle d’un foyer et crée le besoin d’une nourriture abondante.

Au signal du Tekké la poursuite recommença. Jusqu’à la nuit on marcha et les voyageurs s’arrêtèrent épuisés auprès d’une source chaude, comme il en existe un certain nombre dans le pays.

D’une sorte de cuvette creusée dans le rocher s’échappait une eau bouillonnante, dont le cours était marqué par une ligne de fumée flottante. L’air en était échauffé et, dans un périmètre restreint, des herbes pâles et maigres couvraient le sol. Près du courant, dans la terre délayée, Rachmed montra à ses amis les traces des chevaux et des guerriers. À un endroit même il découvrit l’empreinte des brodequins de la jeune Anglaise. Murlyton ne dit pas une parole, mais il serra la main du guide.

Le campement fut établi, la tente de feutre dressée ; tous s’y glissèrent avec plaisir. La température avait baissé brusquement, le thermomètre dont le gentleman s’était muni marquait 32 degrés au-dessous de zéro. Cependant, bercés par le murmure de la source voisine, les voyageurs commençaient à s’endormir, quand un bruit étrange les fit se dresser brusquement. C’était un roulement sourd, entrecoupé de grincements aigus qui déchiraient les oreilles.

What’s ? murmura l’Anglais.

— Un chariot, répliqua le Tekké à voix basse.

Du coup, Lavarède se trouva debout :

— Un chariot ! alors il y a un conducteur.

Et déjà il se préparait à sortir de la tente. La main de Rachmed le cloua sur place.

— Tu es donc las de vivre que tu veux t’exposer à l’air la tête nue. Mets ce bonnet de fourrure… Autrement tu tomberais foudroyé.

Le conseil était bon. Par ces gelées excessives, la congestion guette l’homme. Les voyages aux Pôles le prouvent. Que de matelots, pour avoir négligé les précautions recommandées aux équipages, dorment dans la banquise ! Armand ne l’ignorait pas ; il ne quitta la tente avec ses compagnons qu’après s’être chaudement couvert. Au dehors le Froid sévissait en maître. Sur les joues, qu’aucune fourrure n’abritait, les voyageurs éprouvèrent une douleur cuisante ; on eût dit qu’un couteau fouillait leur chair.

Cependant le chariot approchait. Il devait passer près de la source. Immobiles, Lavarède et ses amis attendaient, les mains crispées sur leurs fusils. Ceux qui arrivaient seraient-ils bienveillants ou hostiles ? Enfin dans l’ombre apparut une masse noire.

— Qui va là ? demanda Rachmed que sa connaissance de la langue du pays désignait naturellement aux fonctions d’interprète.

Une série d’exclamations gutturales répondit et le chariot s’arrêta.

— Qui va là ! répéta le Tekké sur un ton menaçant.

Cette fois le conducteur répliqua :

— Un pauvre homme que l’on a retenu à la ville kirghize de Beliarsand et qui regagne sa demeure.

— Approche ; si tu dis vrai, tu n’as rien à craindre de nous.

Il se fit un silence, puis des pas résonnèrent sur la terre durcie et un homme se montra. C’était un vieillard courbé dans la peau de yak qui le couvrait. Sous son bonnet fourré, on apercevait son visage maigre, terminé par une longue barbe grise.

— Je n’ai pas peur, disait-il, que pourrait-on enlever à un malheureux comme moi ? Autant gratter le rocher pour y chercher de la nourriture.

Mais soudain il s’arrêta :

— Écoutez, dit-il, l’envoyé de la mort vient à nous !

— L’envoyé de la mort, murmura le Parisien, de qui parle-t-il ?

Rachmed secoua la tête.

— L’ours gris des plateaux. Si son oreille ne l’a pas trompe, nous allons subir l’assaut d’une des plus terribles bêtes de la création.


l’ours gris.

En effet, cet ours, assez semblable à son congénère de l’Amérique du Nord, le grizly, atteint la taille d’un bœuf. Errant sur les hauteurs désolées, les entrailles déchirées par la faim, il attaque tout être que sa mauvaise étoile place sur son chemin. Sa vigueur égale sa voracité. Quand on le rencontre il faut combattre, car la fuite n’est pas permise. Avec son apparence pesante, le féroce carnassier force à la course le cheval le plus rapide. Voilà ce que le Tekké expliqua rapidement à ses compagnons.

Pendant ce temps, le conducteur du chariot se lamentait.

— Maudite soit cette nuit ! Il a éventré mes yaks, il va les dévorer ! Mes deux bœufs, ma seule fortune ! Qui donc maintenant traînera la voiture à la ville ?… Ah ! j’ai trop vécu, puisque je devais arriver à mourir de faim.

Lavarède se sentit ému par ce désespoir. Il vint à l’homme :

— Tais-toi, ordonna-t-il, nous avons des fusils pour recevoir l’ours.

— Vous me défendriez ?

— Oui, mais où est-il ?

— Écoutez !…

Au loin on entendait une sorte de ronflement saccadé.

— C’est lui, reprit le charretier, il se dépêche ; il a flairé sa proie.

Sir Murlgyton et le Tekké auraient rejoint le Français.

— Prenez garde, fit le guide, l’ours gris est plus dangereux que le tigre lui-même. Visez bien à la tête.

Le grognement devenait distinct, l’animal ne devait plus être éloigné.

À ce moment, la lune voilée jusque-là se dégage des nuages et inonde de lumière argentée le paysage rocheux. À cinquante pas, une forme noire se meut rapidement à la surface du sol.

— Le voilà ! s’écrie le conducteur avec épouvante.

Les trois hommes arment leurs fusils. Au claquement de l’acier, l’ours répond par un grincement de dents. Une seconde il s’arrête, considérant ses ennemis, puis, avec un grondement formidable, il se rue sur eux.

Trois coups de feu retentissent. Un hurlement de douleur prouve que l’animal est touché ; pourtant sa course n’en est pas ralentie.

L’Anglais et Armand se jettent de côté pour laisser passer l’ours. Rachmed veut les imiter, mais une pierre glisse sous son pied, il chancelle. Il reprend son équilibre. Trop tard ! la bête est sur lui et, d’un coup de patte, l’envoie rouler sans connaissance à dix pas.

Un cri s’échappe des lèvres des assistants ! Le guide est perdu.

Rendu furieux par blessures, le carnassier est auprès du corps inanimé du Tekké. Il le flaire, le retourne, choquant ses mâchoires. Il va broyer le malheureux. Alors Armand oublie le péril. Il ne songe qu’à sauver l’homme qui, sans hésiter, s’est mis à son service.

Il court au grizzly. Le féroce animal veut faire tête à ce nouvel ennemi. Il n’en a pas le temps. Le Parisien l’atteint et lui plonge au défaut de l’épaule son long couteau thibétain. Un soubresaut soulève le corps du carnassier projetant Lavarède à plusieurs mètres.

Rapide comme la pensée, le jeune homme se relève et se met en défense. Inutile ! Son coup a été porté d’une main vigoureuse. Le grizzly vacille un instant sur ses pattes énormes. Puis il roule sur la terre, que ses griffes labourent profondément. Il est mort.

Le Tekké n’en vaut guère mieux. Le sang coule à flots de son épaule déchirée. Mais le conducteur du chariot est reconnaissant. Il offre de transporter le blessé à son habitation. La tente et les objets qu’elle contient sont entassés dans la voiture où Rachmed est installé ; et, dans la nuit, la caravane s’éloigne abandonnant le cadavre de l’ours déjà durci par la gelée.