Les cinq sous de Lavarède/ch21

XXI

LE PAYS DES LAMAS

Aussitôt les voyageurs furent entourés par une foule bruyante, gesticulante. Mais au milieu des cris répétés, des mouvements désordonnés, il y avait une nuance de vénération dans la façon dont les indigènes s’approchaient des voyageurs. Même ce respect se manifestait d’une assez plaisante manière. Tous les assistants, à la vue des aéronautes, leur tiraient la langue en baissant la tête. Aurett faillit en rire aux éclats. Une observation de son ami l’arrêta à temps.

— Ne riez pas !… ce sont des Thibétains, le doute n’est plus possible ; cette grimace enfantine est, chez eux, une profonde révérence.

Des prêtres, que Lavarède désigna aussitôt à ses amis sous le nom de « lamas », usité dans la contrée, les aidèrent à sortir de leur prison aérienne. Après que leur main avait servi d’appui aux nouveaux venus, ils la portaient à leurs lèvres et se livraient à des révérences compliquées, entremêlées de génuflexions.

Armand regarda les Anglais. Les Anglais regardèrent Armand.

Ces hommes parlant une langue inconnue, se livrant à une pantomime incompréhensible, leur faisaient l’effet de maniaques.

— Peuh ! dit le journaliste en matière de conclusion, point n’est besoin d’être au courant. Ces gens paraissent bien disposés, profitons-en pour tâcher de déjeuner.

Et frappant sur l’épaule d’un lama, qui se prosterna aussitôt, il porta à plusieurs reprises sa main à sa bouche, pour montrer qu’il avait faim. Le prêtre désigna au jeune homme une vaste construction en bois, située à peu de distance, et l’invita par signes à le suivre avec ses compagnons.

Ceux-ci ne se firent pas prier. Laissant le ballon sous la garde de guerriers, qui s’étaient déjà placés en faction autour de la nacelle, ils s’éloignèrent précédés par le lama, tandis que, sur leur passage, les habitants courbaient leurs fronts dans la poussière.

Introduits dans le palais qu’ils avaient aperçu, ils traversèrent plusieurs cours entourées de bâtiments. Une dernière, plantée en jardin, était bornée par une maison plus élevée, à la façade plus richement ornée. Une porte sculptée à jour s’ouvrit devant eux. Ils pénétrèrent dans un vaste hall où la lumière se glissait, tamisée par des fenêtres dont les vitres étaient remplacées par des planchettes découpées en fines dentelles.

Au fond, un énorme cube de marbre vert se dressait, dominant deux degrés de granit.

Le lama le désigna du doigt avec une sorte d’embarras. Lavarède marchait le premier. Il crut deviner que le prêtre désirait le voir grimper sur ce piédestal, et supposant obéir à une coutume du pays, il y prit place.

Le Thibétain poussa un « hagh » guttural, qui attira plusieurs de ses collègues, et tous tirèrent de leurs poches des bonbonnières où ils puisèrent une poudre blanche dont ils remplirent un godet creusé dans le marbre. Cela fait, ils allumèrent leur préparation et une épaisse fumée de myrrhe et d’encens fit éternuer Armand. Puis, sans s’occuper davantage des Anglais et de Bouvreuil, les lamas disparurent en annonçant par gestes qu’ils allaient apporter de la nourriture aux voyageurs.

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? s’écria le journaliste après leur sortie. Ex-président de la République costaricienne, est-ce que ma renommée serait venue jusqu’ici ?

— Ne l’espérez pas. D’ailleurs, l’encens ne fait pas partie de la réception des présidents.

— C’est vrai. On leur offre un banquet arrosé de mauvais vins — c’est même cet usage qui me conviendrait le mieux aujourd’hui — tandis que les vapeurs d’encens, bien désagréables à respirer, sont réservées… !

— Aux dieux.

— Uniquement aux dieux… Lavarède signifie peut-être Bouddha en thibétain.

— Ils ignorent votre nom.

— Alors je donne ma langue aux chiens.

Deux par deux, leur marche rythmée par le gong, les prêtres rentraient. Ils portaient avec une gravité sacerdotale des plats et des aiguières d’argent.

— Un vrai défilé de la Porte-Saint-Martin, marmotta le Parisien.

Les lamas n’entendirent pas cette réflexion irrespectueuse. Suivant un rituel extraordinairement compliqué, ils présentèrent les unes et les autres à Armand, en bousculant assez brutalement ses compagnons autour du piédestal.

Le journaliste, avant de se servir, exigea que les Anglais prissent leur part du miel, des fruits, de la venaison dont se composait la collation. Il n’y toucha qu’après eux et tendit enfin les reliefs à Bouvreuil. Raisonnablement, le propriétaire ne pouvait demander à « son débiteur » de se mettre en frais d’amabilité à son égard.

Mais l’acte si simple de Lavarède eut une répercussion bizarre dans l’esprit des prêtres. Dès ce moment, ils reprirent leur attitude obséquieuse à l’égard du gentleman et de sa fille, mais ils ne se génèrent plus pour bourrer l’usurier fort mécontent de cette inégalité de traitement.

Armand s’amusait énormément de la mine déconfite de son ennemi. Hélas ! il devait bientôt envier son sort. Le repas terminé, on apporta une grande grille circulaire, qui fut fixée dans des trous ménagés au milieu des dalles recouvrant le sol, et l’hôte respecté des lamas se trouva en cage.

Oh ! il se fâcha, jura, tempêta. Mais les prêtres couvriront sa voix en psalmodiant un chant liturgique étrange, et recommencèrent à l’encenser au point de presque l’asphyxier. Puis les fidèles emplirent la pagode. Tous se courbaient vers la terre, élevant au-dessus de leur tête leur main gauche armée d’un bâton de bois, sur lequel pivotait un cylindre couvert de signes bizarres.

— Plus de doute, gémit le Parisien, entre deux éternuements provoqués par la fumée odorante dont on le comblait, je suis passé bon Dieu. Voilà les moulins à prières.

Et ce fut ainsi jusqu’au soir… À la nuit, Lavarède, exténué, fut débarrassé de sa prison grillée et laissé libre de goûter un repos bien gagné.

— Si j’avais su, dit-il à ses amis, avant de s’endormir, comme j’aurais hissé M. Bouvreuil sur la table de marbre !… Il jouerait les bouddhas à ma place… Au fait, pourquoi m’impose-t-on ce rôle ?

— Ah ! voilà !

— Et je n’ose pas désabuser mes adorateurs. Si j’essayais de les détromper, ils me traiteraient en imposteur… C’est atroce d’être adoré comme ça. Le mieux est de déguerpir sans tambours ni trompettes.

Un regard jeté au dehors lui prouva malheureusement que la chose serait difficile. Des guerriers veillaient autour de la pagode… Toutes les précautions étaient prises pour empêcher une évasion.

Le lendemain, le journaliste, ne trouvant qu’une satisfaction insuffisante à traiter Bouvreuil en domestique, voulut refuser de se laisser encager. Mais alors à grands renforts de salamalecs, les lamas s’emparèrent de sa personne, lui garrottèrent les chevilles et les poignets et l’exposèrent ainsi à l’admiration des bouddhistes.

Plusieurs jours se passèrent ainsi. Tant que le journaliste se prêtait aux admirations de la foule sans cesse grossissante, il était choyé, bourré des mets les plus délicats, abreuvé d’excellents vins de la vallée du Gange. Mais s’il essayait de se soustraire aux prières, s’il prétendait sortir de la pagode, les lamas le ligotaient respectueusement et surtout étroitement.

Dire son exaspération est impossible. Les Anglais la partageaient du reste, étant aussi prisonniers que lui. Seul Bouvreuil s’esbaudissait ; il était libre d’aller et de venir. Personne ne s’inquiétait de ses faits et gestes.

— Allons ! mon cher monsieur, disait-il, lorsque le Parisien s’emportait, un peu de patience. L’année fixée par feu votre cousin est déjà fortement entamée. Aussitôt qu’elle sera échue, j’emploierai ma liberté à vous rendre la vôtre. Figurez-vous que vous faites un peu de prison pour dettes.

Bien entendu, le propriétaire ne se livrait à ces facéties que lorsque les barreaux de la cage sacrée lui assuraient l’impunité.

Une fois cependant mal lui en prit. Sir Murlyton, très monté pour son compte, lui décocha un de ces coups de poing dont ses compatriotes ont le secret. Les lamas jugeant aussitôt que ce serviteur, dont ils ne daignaient pas s’occuper, avait offensé les puissants seigneurs grâce auxquels la pagode réalisait de brillants bénéfices, lui administrèrent, au pied de l’autel de marbre où trônait Armand, un nombre considérable de coups de matraque.

Ce fut une aimable distraction pour Lavarède, mais cela ne l’empêcha pas de demeurer captif.

Aidé de ses compagnons, il tenta de griser ses gardiens, de tromper la vigilance des factionnaires ; et ne réussit qu’à rendre plus obsédante la surveillance dont il était l’objet.

Une tristesse mêlée de rage impuissante s’emparait de lui, et l’on ne sait à quelles extrémités il se serait porté… quand, le soir de la vingt-deuxième journée, un incident vint lui rendre l’espoir.

La nuit tombait. Un à un, les fidèles s’étaient retirés, et le grincement des moulins à prières ne troublait plus le religieux silence de la pagode. Armand calculait qu’avant une demi-heure sa cage s’ouvrirait et qu’il aurait enfin licence de regagner « son appartement », où du moins il pouvait s’étendre sur des coussins et reposer ses membres fatigués.

Un homme pénétra dans le sanctuaire. Il portait la katpalba, blouse foncée serrée à la ceinture et le pantalon large des Ilioks des frontières sibériennes. À la main, il tenait un bonnet d’astrakan.

— Tiens, pensa Lavarède habitué aux costumes thibétains, d’où vient celui-ci ?

Aurett et son père considéraient le nouvel arrivant avec curiosité. Lentement l’homme s’approcha du piédestal. Ses traits réguliers, ses yeux noirs expressifs, le collier de barbe grisonnante qui encadrait le bas de son visage décelaient son origine japhétique.

Arrivé près du cube de marbre vert, il se prosterna, fit tourner son moulin à prières et prononça à demi voix les quelques paroles que voici :

— Quelle contrée de l’Europe vous a vu naître ?

Lavarède fut saisi. Le personnage parlait français.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Rachmed de la race Tekké.

— Rachmed ? répéta le journaliste, Rachmed le guide de…

— Du grand savant Bonvalot, oui.

— Comment êtes-vous ici ?

— En le quittant, je suis revenu m’installer dans ce pays. Mon habitation est à cinq jours de marche de Lhaça. Or, j’ai appris par des pèlerins que dans une pagode de Tengri-Nor, le grand lac que vous apercevez, Bouddha était descendu du ciel.

— Bouddha ! s’écrièrent le Parisien et ses amis !

Le Tekké inclina la tête.

— Oui. À la description de votre char aérien, je reconnus un ballon et, certain que des voyageurs d’Europe étaient prisonniers des lamas, je me suis mis en route pour les aider à s’échapper. Bonvalot et son compagnon, un fils de roi comme moi, m’ont fait aimer tous les hommes d’Europe.

Aurett adressa un gracieux sourire à ce sauveur inattendu et, après s’être assurée d’un rapide regard qu’aucun prêtre ne paraissait, elle interrogea :

— Mais comment avez-vous su notre captivité ?

Rachmed la considéra avec douceur.

— Je connaissais la légende sacrée.

— Quelle légende ?

— Vous ignorez donc la prophétie ?…

— Absolument.


Rachmed le Tekké.

— Un texte dit ceci : « Dans un avenir prochain, Bouddha descendra du ciel parmi les Thibétains. Tant qu’il résidera sur les hauts plateaux, le pays sera prospère et il dominera les nations. Que les lamas retiennent le Dieu par de riches présents, des sacrifices agréables à sa grandeur, mais que jamais ils ne lui permettent de s’éloigner ! Les plus effroyables malheurs s’abattraient sur le peuple privé de son divin protecteur. »

Tous écoutaient. Maintenant l’aventure devenait claire. L’énoncé du texte sacré avait suffi pour faire le jour dans l’esprit des voyageurs.

Des pas lointains glissèrent sur les dalles. Rachmed reprit l’attitude de la prière en murmurant :

— On vient. Vous me reverrez demain !

Les prêtres délivrèrent Armand, le reconduisirent dans les salles dont ils avaient fait sa demeure et le laissèrent avec les Anglais commenter la singulière révélation du Tekké.

Bouvreuil était absent. On convint de ne lui parler de rien. Étant données ses dispositions, l’usurier eût peut-être cherché à mettre un obstacle aux projets des prisonniers. — Mieux valait les lui laisser ignorer.

Le lendemain, Rachmed, après une courte conférence avec les Anglais, se présenta au Tag-Lama, ou chef de la communauté, et s’offrit à tenter de parler au dieu descendu du ciel. Lors de son voyage avec M. Bonvalot et le prince Henri d’Orléans, le Tekké avait servi d’interprète, et les mandarins de Lhaça en avaient conçu pour lui une haute estime. Les prêtres lui accordèrent donc la permission d’entretenir Lavarède, et bientôt la nouvelle se répandit dans le pays que Bouddha, grâce au concours d’un lettré asiate, habile à se servir de la langue du ciel, pouvait entrer en conversation avec les humbles habitants de la terre thibétaine. Dès lors une procession interminable s’engouffra dans la pagode. On venait consulter le dieu sur tout et encore sur autre chose. L’un avait à cœur de guérir sa femme malade ; l’autre craignait pour ses yaks ou ses chevaux ; un troisième, chasseur des hauts plateaux, s’enquérait de la longueur de l’hiver qui commençait. Et le journaliste, toujours à la réplique, était tour à tour médecin, vétérinaire ou astronome.

Cette dernière charge lui semblait plus facile à remplir que les autres. La neige tombait plus fréquemment et à la surface du Tengri-Nor flottaient déjà de nombreux glaçons. Annoncer un hiver rigoureux était aisé dans ces conditions.

Et ses consultations lui était chèrement payées. Le guerrier lui offrait ses plus belles armes ; le pasteur, les peaux des yaks ; le citadin, des vêtements ; les chasseurs le priaient d’accepter leur tente de feutre la plus épaisse et la plus chaude.

Armand faisait fortune, comme il disait plaisamment, mais il ne faisait pas un pas vers la liberté. Rachmed lui-même se décourageait. Les lamas connaissaient trop bien la prophétie sainte et les précautions les plus inusitées étaient prises pour empêcher l’évasion du faux Bouddha.

Les fidèles devenaient les complices des prêtres. Le départ du céleste voyageur devant lancer toutes les infortunes sur le Thibet, ses moindres mouvements étaient remarqués par des yeux inquiets et commentés par des gens qui, en fait de ruses, en remontreraient au plus adroit Européen.

Le Tekké, par exemple, ne pénétrait dans le temple qu’après avoir été minutieusement fouillé. À la sortie la même cérémonie se reproduisait.

Deux nouvelles semaines avaient passé. Sir Murlyton, Aurett, Rachmed étaient d’une irritabilité excessive. La lutte contre l’impossible les énervait, et la tranquillité de Bouvreuil qui, depuis sa correction, ne se hasardait plus à plaisanter ouvertement, les mettait hors des gonds.

Chose bizarre, Lavarède se montrait plus calme que ses amis. Évidemment, son imagination avait découvert une piste. De temps à autre, un sourire énigmatique voltigeait sur ses lèvres, il avait à l’adresse de la foule des regards railleurs, mais aux questions des Anglais il ne répondait rien.

Comme finissait la cinquième semaine de captivité, il appela Rachmed au moment où ce dernier, selon sa coutume, allait regagner sa demeure derrière les derniers fidèles.

— Dites au Tag-Lama que je désire vous avoir à ma table ce soir… Vous ne partirez qu’après le repas.

— Pourquoi cela ? demanda le Tekké surpris.

— Obéissez et vous le saurez.

Le grand-prêtre se prêta volontiers au caprice de son Bouddha d’occasion, et quelques instants plus tard, le Parisien, les Anglais et l’interprète, assis sur des nattes autour d’une table ronde laquée, dînaient de grand appétit. Dans un coin de la salle, le père de Pénélope mangeait seul.

Les mets étant dressés en face des convives, les « aïmanas », ou novices chargés des gros ouvrages, s’étaient retirés.

Armand désigna Bouvreuil du regard et, se penchant vers ses amis, prononça quelques mots rapides à voix basse. La surprise se lut visiblement sur les visages de Murlyton et d’Aurett. Quant à Rachmed, il secoua la tête.

— Jamais ils ne se prendront à cela !

Un sourire incrédule du dieu accueillit cette appréciation.

— Vous vous trompez. Ils consentiront.

— Comment cela ?

— Traduisez bien mes paroles demain, et vous verrez !

— Que direz-vous ?

— Je n’en sais rien encore. Mais je suis décidé à circonvenir ces bons lamas et il ferait beau voir qu’un citoyen du boulevard des Italiens ne triomphât pas de ces magots parcheminés.

Le dîner achevé, le Tekké, peu convaincu, prit congé des voyageurs et tous éprouvèrent une émotion singulière en se disant :

— À demain !

L’hiver est le plus terrible ennemi du Thibétain. Sur les plateaux dont les portions les plus basses se trouvent à la hauteur du sommet du Mont-Blanc, le froid sévit en maître de novembre à avril. Les rivières se gèlent, les sources obstruées se frayent un chemin souterrain. La température descend la nuit jusqu’à −40 degrés et à quelques lieues autour de Lhaça la végétation disparaît.

L’homme assez audacieux pour s’engager dans le désert glacé ne rencontre aucun arbre pour alimenter le feu de son campement. Il lui faut chercher les traces des caravanes d’été et recueillir péniblement la fiente des yaks, seul combustible connu en ce pays maudit.

Les rares vallées perdues dans la solitude des hauts plateaux souffrent aussi du froid. Les arbres, peupliers creux et sapins, éclatent et meurent sous l’action de la gelée ; le bétail dépérit et les habitants manquent parfois du strict nécessaire, car les caravanes qui les ravitaillent attendent les premières chaleurs d’avril pour se mettre en marche. Aussi les Thibétains ont-ils coutume, au commencement de la période désolée, d’implorer la clémence de Bouddha.


dans la pagide.

Le 1er  décembre, Lavarède revêtu de superbes habits, coiffé d’un bonnet orné d’un diamant presque aussi beau que le « Régent de France », fut exposé sur l’autel de marbre vert aux supplications de la foule. Le dieu vivant avait déterminé une recrudescence de piété dans la contrée. La pagode regorgeait de monde et les lamas impassibles à la surface, réjouis au fond, encaissaient les présents entassés aux pieds du journaliste. Tout à coup celui-ci étendit la main.

— Rachmed, dit-il, transmettez mes paroles à ce peuple aimé du ciel.

Au bruit de sa voix, toutes les têtes se levèrent ; les moulins à prières cessèrent de tourner, et les prêtres, stupéfaits de voir se produire un incident non prévu dans les onze mille sept cent quarante articles du rite, prêtèrent l’oreille. Armand parlait et fidèlement le Tekké traduisait ses paroles :

— « Vaillants hommes du Thibet et vous femmes, leurs incomparables compagnes, écoutez. De votre accueil, de votre foi, ma divinité est heureuse. Roulé dans les voiles bleus de l’éther infini, je voyais approcher à regret le temps prédit de mon exil volontaire sur le globe terrestre. Maintenant je ne regrette plus le céleste séjour ; le feu de vos âmes croyantes illumine pour moi cette terre d’éblouissantes clartés. »

Malgré la sainteté du lieu, un murmure approbateur accueillit cet exorde flatteur.

Le Parisien échangea un regard avec miss Aurett, assise, comme son père, auprès du cube de malachite et reprit :

— « Je veux de cette saison affreuse où nous entrons faire un doux printemps, des bises glaciales de tièdes zéphyrs. Je veux rendre aux arbres dénudés leur parure verte, semer le sol durci de riants parterres et répandre sur vous la joie, l’abondance et l’amour. »

À ce tableau enchanteur un long frémissement secoua l’auditoire. Rachmed attacha sur Armand un regard inquiet. Celui-ci n’eut pas l’air de s’en apercevoir et grossissant sa voix :

— Les Djinns, révoltés contre mon autorité, se sont armés des fléaux qui désolent le monde. L’heure est venue où ils seront anéantis. Lamas qui m’entendez, faites porter dans la pagode le char aérien qui m’a amené. Avec mes compagnons je le remettrai en état d’effectuer le grand voyage, et mon serviteur, — il désigna Bouvreuil ahuri, — s’en ira dans l’espace et rapportera les talismans invincibles accumulés pendant des siècles, en prévision de cette lutte par les esprits bienfaisants.

— Comment… comment ? protesta le propriétaire, moi, en ballon, tout seul, jamais !

Un coup de bâton lui coupa la parole. Le Tag-Lama le rappelait aux convenances.

Un brouhaha s’était élevé et, dans le bourdonnement des voix, Armand put murmurer de façon à être entendu d’Aurett seule :

— Comme Bouddha, je crois être assez symboliste !

Cependant les promesses du dieu circulaient. Au dehors éclataient en fusées de grands cris d’allégresse.

Sceptiques par caractère, les prêtres durent néanmoins céder à la pression populaire. Le soir même Lavarède rentrait en possession de son aérostat. L’enveloppe était en piteux état. De longues déchirures zébraient sa surface brillante ; mais un examen attentif démontra que les avaries étaient réparables avec du fil, des aiguilles, de la gomme et… de la patience.

À dater de ce moment, tandis que le journaliste, frimait le maître du ciel, miss Aurett et le gentleman passèrent leur temps à repriser la soie de l’aérostat. Tâche ingrate et peu faite pour égayer. Pourtant, le soir, quand, réunis autour du brasier de cuivre qui chauffait les appartements, nos voyageurs se regardaient, ils avaient dans les yeux des pétillements joyeux.

Le 24 décembre, le ballon était prêt. L’enveloppe supportée par une corde tendue entre deux perches se balançait dans la cour, dominant sa nacelle pourvue d’armes, de vêtements chauds, de provisions diverses, dons des pieux Thibétains. Sous l’ouverture inférieure était fixée une sorte de récipient, destiné à recevoir l’alcool de riz dont la combustion produirait l’air chaud nécessaire à l’ascension. À défaut de gaz hydrogène, le journaliste avait indiqué ce moyen primitif. L’aérostat devenait montgolfière.

Le faux Bouddha avait annoncé dans la journée que son serviteur s’élèverait le lendemain dans les airs, et on avait convié les fidèles à assister à cette cérémonie.

Les lamas, très inquiets d’abord, s’étaient rassurés. Ils croyaient maintenant aux fallacieuses promesses d’Armand et le lui prouvaient par des saluts plus profonds, des agenouillements plus prolongés. Enfermé avec les Anglais et Rachmed, le jeune homme leur disait :

— Nul ne se défie de nous, maintenant. Les prêtres vont regagner leurs cellules et l’intérieur de la pagode sera désert. À minuit le Tag-Lama se rendra près de moi, sur la prière que je lui en ai faite.

Et avec un sourire :

— Nous devons nous concerter sur les plus sûrs moyens de vaincre les Djinns.

— Mais, objecta Murlyton, arrivons au cœur de la question… Le ballon est prêt, seulement nous sommes enfermés dans nos chambres…

— C’est justement pour nous ouvrir que le Tag-Lama viendra.

— Ah ! s’écria Aurett, je comprends maintenant.

— Voici mon plan : j’étrangle un peu ce vénérable personnage, juste assez pour nous assurer de sa neutralité… Nous nous glissons dehors… Dans la nacelle sont les flacons d’alcool de riz que j’ai réclamés ; nous remplissons le récipient, nous allumons et faussons compagnie à nos geôliers.

Rachmed écoutait. Il passait la nuit à la pagode afin de servir d’interprète au Tag-Lama dans son entrevue avec Bouddha.

— Pourrez-vous m’emmener ? dit-il non sans inquiétude. Vous partis, je ne serai pas en sûreté ici.

Lavarède devint pensif.

— Diable ! fit-il, nous sommes déjà quatre.

Puis, se ravisant.

— Au fait, nous ne serons que quatre en vous comptant… Bouvreuil a horreur des excursions au pays des nuages, il restera.

Ces derniers mots étaient à peine prononcés que l’usurier entrait. Il venait supplier son ex-débiteur de le dispenser de l’ascension dont il se croyait menacé. Sur toutes les lèvres cette requête appela le sourire ; et le gentleman dut lui-même se contraindre pour conserver sa gravité lorsque le dieu assura avec bonté au père de Pénélope qu’il verrait à lui donner satisfaction. La nuit s’avançant. Au dehors le vent hurlait, chassant devant lui d’épais nuages qui ne laissaient filtrer aucun rayon lunaire.

Dix heures, puis onze avaient sonné. Bouvreuil s’était retiré dans sa chambre et les autres, émus, le cœur sautant dans la poitrine, attendaient minuit. S’ils réussissaient dans leur entreprise, ils étaient libres !… Sinon ils se verraient condamnés à une captivité plus étroite encore dans cette région désolée…

Tout à coup ils demeurèrent immobiles, comme figés. La porte grinçait en tournant sur ses gonds.

Le Tag-Lama parut. Mais il n’était pas seul. Derrière lui marchait un officier de la police chinoise, reconnaissable à son uniforme bleu et vert.

Lavarède ne s’y trompa pas, et une subite pâleur se répandit sur son visage. Que venait faire ce policier ?

— Bouddha, le très bon, dit le grand prêtre, errer est le propre des humains… Pardonne donc à l’avance ce que j’ai à te dire.

— J’écoute, répliqua le Parisien, reprenant tout son sang-froid.

Le lama continua après une salutation.

— Un franc-maçon blanc comme toi, condamné à mort par le Tsong-Li-Yamen, s’est enfui de la capitale impériale en dérobant une machine à voler dans les airs.

— Ah ! Et vous voulez le retrouver ?…

La question jetée par le dieu parut interloquer les visiteurs.

— Ce n’est pas cela…

— Non, déclara d’un ton piteux le Tag-Lama, mais le mandarin Sandyama, ici présent, chef de la police de la route secrète du Yunnan, a reçu l’ordre de faire des recherches pour retrouver le fugitif… Le bruit de ton arrivée miraculeuse est parvenu jusqu’à lui et il est accouru. Malgré les rites qui défendent l’entrée nocturne des pagodes aux profanes, je l’ai reçu tant sa prière était pressante. Ses soldats sont dans la cour. Permets que je lui montre ton char aérien afin d’écarter le doute de son esprit.

Armand réfléchissait. Soudain, il regarda fixement Rachmed et l’Anglais, puis, s’approchant du Tag-Lama, il lui mit la main sur l’épaule.

— À quoi bon cette visite ? dit-il. Il suffisait de me demander où est le voleur, je te l’aurais appris.

Rachmed s’était dressé également. Pour traduire les paroles du faux Bouddha il s’était glissé entre le prêtre et le policier.

— C’est vrai, murmura le Tag-Lama, tu consentirais donc… ?

— À vous mettre sur la voie, oui, certes.

Sandyama se frotta les mains.

— Où se cache-t-il, puissant seigneur ?

— Près d’ici.

— Vraiment ?

Lavarède adressa un coup d’œil au gentleman qui, à son tour, fut debout aussitôt.

— Désignez l’endroit, implorait le policier.

— Volontiers, car il est à portée de ton bras.

— Oh ! Bouddha, prouve-moi cela.

— Tu le veux ?

— Je t’en conjure !

— Et bien, sois donc satisfait.

Et lançant brusquement en avant ses poings fermés, il atteignit en pleine poitrine l’officier qui poussa un sourd gémissement. Avant qu’il fût revenu de sa surprise, le Parisien l’avait renversé sur le sol. Rachmed de son côté avait terrassé le Tag-Lama.

— Des cordes, vite ! ordonna Armand à Murlyton.

Depuis le raccommodage du ballon, des cordelettes traînaient dans tous les coins. Le Thibétain et le Chinois furent bientôt garrottés et bâillonnés.

— Qu’allons-nous faire ? questionna Murlyton. Vous l’avez entendu, la cour est pleine de policiers.

— Endossez le costume du prêtre, je revêtirai celui du policier… et vous, miss, retournez-vous.

La jeune fille obéit. En quelques minutes les deux hommes furent métamorphosés.

— Maintenant, commanda Lavarède, descendons… Miss Aurett, sœur de Bouddha, va donner les explications nécessaires au Tag-Lama et au méfiant policier Sandyama.

Il fit passer devant lui le gentleman tout bouleversé, l’Anglaise et le Tekké, puis referma soigneusement la porte et gagna la cour.

Trente ou quarante hommes étaient groupés autour du ballon. Dans l’obscurité on distinguait leurs silhouettes.

— Ils vont découvrir la supercherie, dit doucement le gentleman.

— Mais non, mais non, répondit le journaliste… Nous allons les prier de s’éloigner afin de faciliter notre petite manipulation.

Et, s’adressant à Rachmed :

— Commande à ces gens de se retirer à l’extrémité de la cour. La sœur de Bouddha ne consent pas à parler devant des profanes. Seul Sandyama est autorisé à s’approcher.

Le Tekké sourit. Il comprenait l’idée d’Armand. Il transmit d’une voix sonore l’ordre donné. Les agents, croyant reconnaître dans la pénombre leur chef et le Tag-Lama, s’empressèrent d’obéir et dégagèrent les abords de l’aérostat.

Un instant après, les fugitifs étaient installés dans la nacelle ; miss Aurett versait dans le récipient disposé à cet effet le contenu d’un litre d’alcool et allumait le liquide. Une flamme bleuâtre illumina le quadrilatère de bois d’une lueur fantastique. Prudemment Lavarède et Murlyton, tournaient le dos au groupe des policiers. Ceux-ci regardaient sans comprendre, pensant assister à quelque cérémonie magique. Cependant, sous l’influence de l’air chaud, l’enveloppe se dilatait. La soie se gonflait avec de légers craquements. Bientôt un mouvement d’oscillation se produisit.

— Abattez les perches, dit à voix basse Lavarède.

D’un coup de pied, l’interprète jeta à terre les pièces de bois. Libre maintenant, le ballon tendait les cordes qui le liaient à la nacelle. Avec une tige de fer, Armand activa la flamme. Soudain une sorte de frémissement secoua l’appareil ; une seconde encore, l’aérostat parut hésiter à quitter la terre, puis, brusquement, il s’éleva à la hauteur du toit de la pagode.


Le feu s’écria Lavarède.

Un hurlement retentit. Les agents, devinant enfin qu’ils avaient été bernés, couraient en tous sens dans la cour, prenant leurs fusils et leurs arcs pour tirer sur les fugitifs.

— Pourvu qu’ils ne déchirent pas l’enveloppe, grommela le Parisien.

Mais les clameurs cessèrent, ou plutôt changèrent. Un craquement sinistre ébranla l’atmosphère… une portion de la toiture du temple s’effondra… et, par l’ouverture béante, s’élança une gerbe de flammes. Autre chose que la montgolfière allait occuper les hommes de police.

— Le feu ! s’écria Lavarède, nous sommes sauvés.

Alors par une des lucarnes ménagées à la partie supérieure de l’édifice, trois personnages, sommairement vêtus, surgirent et se mirent à courir sur le faîte en poussant des cris épouvante.

— Le lama ! dit Armand.

— Et le chef chinois ! ajouta miss Aurett.

— Et le seigneur Bouvreuil ! s’exclama l’Anglais.

Ces malheureux, en chemise par une nuit glaciale, étaient en effet les ennemis des voyageurs. Dans sa courte lutte avec l’officier, Lavarède avait renversé le brasier servant à chauffer la pièce. Pressés de s’éloigner, ni lui ni ses compagnons n’avaient fait attention à cet accident ; et le feu, trouvant en ce palais de bois un aliment, s’était propagé avec rapidité.

Aux cris des Chinois, garrottés mais mal bâillonnés, Bouvreuil réveillé était venu. Il avait délivré les deux pauvres diables… Les murs, la porte accédant à la cour brûlaient déjà. D’étage en étage, les trois hommes auraient monté, poursuivis par les ronflements de la flamme, et ils atteignirent le toit juste à temps pour assister au départ des auteurs de leurs maux.

Tandis qu’on organisait le sauvetage, l’aérostat s’élevait toujours, et s’engouffrant dans les nuages qui ouataient le ciel, disparaissait à tous les yeux.

Au matin, il ne restait du temple qu’un monceau de débris calcinés, fumant encore sur la rive gelée du Tangu-Nor. On chercha Bouvreuil, il avait disparu. Sentant bien qu’après les événements accomplis sa position ne serait plus tenable, le propriétaire s’emparant de vêtements sacerdotaux, avait pris la fuite se dirigeant toujours tout droit vers le Sud, avec l’espoir de gagner l’Hindoustan ou la Birmanie anglaise. Son portefeuille était resté dans ses vêtements consumés par le feu, à peine avait-il pu ramasser quelques papiers, et, tout en courant pour combattre le froid intense de la nuit, il songeait :

— Volé par José, dépouillé par l’incendie, mon voyage me reviendra à cent mille francs… Et mon insaisissable gendre chevauche à présent sur les chemins du pays des oiseaux ! Et moi je vais peut-être mourir de faim, ou être assassiné ! Non, ma pauvre Pénélope ne saura jamais combien il est difficile d’établir une jeune fille !

Laissant Lhaça à l’est, Bouvreuil traversa le lit glacé de l’Irarudnambo et s’enfonça dans les gorges de Palhé, s’efforçant à l’aide des étoiles de ne pas perdre sa direction.