Les cinq sous de Lavarède/ch20

XX

LA CHINE À VOL D’OISEAU

Bouvreuil avait poussé un hurlement d’épouvante, lors de la brusque ascension de l’aérostat. D’instinct, ses mains s’étaient crispées sur l’ancre, et maintenant, il demeurait suspendu dans le vide, le visage convulsé par la crainte d’une chute vertigineuse.

Par humanité, Lavarède, aidé de sir Murlyton, hissa le malheureux à bord de la nacelle, où l’usurier évita une explication désagréable en perdant connaissance. On le laissa se remettre sans plus s’occuper de lui.

Au surplus il y avait entre les passagers une gêne visible. Avec le sentiment de la sécurité, le calme était rentré dans l’esprit d’Aurett. Son exaltation tombée, la jeune fille rougissait en songeant aux aveux échangés près du pont des Larmes. De son côté, Armand, désireux de ne pas abuser de la situation, évitait de lui adresser la parole, et pour se donner une contenance, il prenait très sérieusement des notes.

« Péking, écrivait-il, a à peu près la même circonférence que Paris, — trente-six kilomètres au lieu de trente-deux, — mais comme chacune de ses maisons abrite une seule famille et est entourée d’un jardin spacieux, sa population ne doit pas excéder six cent mille âmes. »

Les préoccupations du journaliste ne nuisaient en rien à la rectitude de son jugement. Son évaluation était plus près de la vérité que celle des voyageurs portant de un à trois millions le nombre des Chinois qui habitent la ville impériale. Cependant ce petit travail l’ennuya bientôt… Il s’accouda sur le rebord de la nacelle, et regarda le paysage défiler sous ses pieds. Le vent avait fraîchi et le ballon, lancé à la vitesse d’un express, franchissait les collines, les villages, les cours d’eau, laissant à peine au touriste le temps de les reconnaître.

À l’aide d’une excellente carte et d’une boussole trouvées « à bord », Lavarède se rendit pourtant compte du chemin parcouru. Il aperçut Tien-Tsing à l’Est, nota au passage le Peï-Ho, puis le canal impérial qui relie ce fleuve au Hoang-Ho et au Yang-Tse-Kiang, et sur lequel est jeté le fameux pont de Palikao où, en 1860, les « tigres » — guerriers chinois — furent écrasés par l’artillerie franco-anglaise.

Cette distraction épuisée, le Parisien fit l’inventaire des objets contenus dans la nacelle. C’étaient des instruments de physique, la boussole dont il s’était déjà servi, des baromètres, thermomètres, orométres, des vêtements, plus un certain nombre de boutons et de fils électriques, destinés sans doute à la manœuvre de l’aérostat, mais auxquels, dans son ignorance de la construction de l’appareil, il jugea prudent de ne pas toucher.

Du reste, une constatation désolante résultait de son examen. Les vivres manquaient totalement. Il fallait faire part de la situation à ses amis, et surtout chasser la contrainte qui existait entre eux. Ce n’était pas au moment où chacun allait peut-être avoir besoin de toute son énergie, que l’on devait donner carrière à de vains préjugés.

Armand se décida à s’expliquer franchement. Aurett était assise auprès de son père à une des extrémités de la nacelle. Tous deux semblaient absorbés par la contemplation du paysage. Lavarède se rapprocha d’eux.

— Sir Murlyton, dit-il, et vous, chère miss, écoutez-moi.

Son ton grave les impressionna. Ils l’interrogèrent du regard.

— Je suis contraint d’aborder un sujet délicat ; ce matin, à un instant suprême, nous avons échangé des paroles…

Et comme l’Anglaise esquissait un geste pudique.

— Oh ! rassurez-vous, je ne prétends point en tirer avantage. À notre retour à Paris, je m’en souviendrai avec votre permission, mais jusque-là, nous sommes adversaires, et seul le ton du défi convient.

Le gentleman sourit. Aurett inclina la tête. Armand poursuivit :

— Actuellement, notre intérêt est le même. Nous sommes captifs dans un ballon qui plane au-dessus d’une terre inhospitalière, dont l’abord nous est interdit. Vous n’ignorez pas les sentiments des populations à l’égard des Européens. Dans le Petchi-Li, cela va encore, mais ici, nous avons quitté les territoires où fleurit le Lotus blanc. Les maîtres du pays sont les sectaires de la Société du Frère aîné, les plus sanguinaires de tous, et si nous tombions entre leurs mains…

Un crépitement interrompit le jeune homme. Il se retourna. Derrière lui il vit la face blême de Bouvreuil. Son évanouissement dissipé, le père de Pénélope s’était accoté au fond de la nacelle. Il avait tout entendu, et ses dents claquaient de terreur. Telle était la cause du bruit perçu par les voyageurs. Armand haussa les épaules et revenant à ses amis :

— Maintenant deux solutions s’offrent à nous. Si le vent se maintient, nous arriverons dans la nuit à Shang-Haï, ville maritime très européanisée, et alors nous sommes tirés d’affaire. Sinon, nous flotterons au-dessus de contrées inabordables.

— Bah ! répliqua légèrement Aurett, cet aérostat est construit de telle sorte qu’il peut demeurer plusieurs jours dans l’atmosphère, M. Grewbis me l’a dit du moins.

— Soit ! mais nous n’y pourrons pas demeurer.

— Pourquoi cela ?

— Parce que la caisse, dont j’ai dû me débarrasser au départ, contenait les vivres, et que nous n’avons plus un atome de nourriture.

Sans parler, l’Anglais montra sa gourde, remplie la veille à l’hôtel. Cela pouvait soutenir pour un jour, mais pas nourrir. Les visages s’assombrirent. L’idée de la mort possible par la faim, en vue de riches campagnes dont le fanatisme défendait l’approche, n’était pas réjouissante, et Bouvreuil exprima l’idée générale en gémissant :

— Il ne manquait plus que cela ! Périr d’inanition !

La voix de son ennemi rendit sa gaieté au Parisien.

— Non, mon cher monsieur, vous ne périrez pas d’inanition. Vous me rappelez heureusement votre présence. Plus de vivres, disais-je, je me trompais. Vous êtes-là.

— Comment je suis là ? demanda l’usurier interloqué.

— Envoyé par le ciel, mon bon monsieur Bouvreuil, pour sauver du trépas trois chrétiens dans l’embarras.

Et s’adressant à Aurett, sur les lèvres de qui reparaissait le sourire :

— Rassurez-vous, mademoiselle, cet excellent homme nous fournira bien cinquante kilos de chair… un peu coriace sans doute, mais dans notre situation, nous ne devons pas être trop exigeants sur la qualité.

Le père de Pénélope bondit sur ses pieds :

— Ah ça, cria-t-il d’une voix étranglée, est-ce que vous voudriez me manger ?

Le plus tranquillement du monde, Armand répliqua :

— Parfaitement ! monsieur Bouvreuil.

Il interrompit l’usurier qui allait protester :

— Vous n’êtes pas un passager régulier ici, mais un intrus. De plus, si je vous avais laissé en dehors de la nacelle, vous seriez tombé au bout de quelques minutes. Je vous ai sauvé la vie, donc elle m’appartient, et le cas échéant, je n’hésiterai pas à reprendre ce que je vous ai conservé.

— Mais ce n’est pas possible ! clama désespérément Bouvreuil, cela ne se fait pas, c’est de la sauvagerie !

— c’est de la faim, mon brave monsieur. Après tout, n’accusez que vous-même. Nous ne vous avons pas invité à prendre passage sur la nacelle de la Méduse ?

Aurett et Murlyton avaient peine à contenir leur envie de rire. Au fond ils admiraient le journaliste, auquel l’inquiétude n’enlevait pas l’amour si parisien de « la blague ». Mais le propriétaire ne s’amusait pas, lui. À ce nom fatal de la Méduse, évoquant le souvenir du radeau populaire, peuplé d’anthropophages, il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il promena autour de lui un regard effaré. Ah ! qu’il aurait donc voulu s’en aller.

Une chose cependant aurait dû le rassurer. Loin de tomber, le vent devenait de plus en plus fort. L’aérostat laissait derrière lui l’importante cité de Tsi-Nan, qu’arrosait autrefois le Hoang-Ho, et que le changement de lit du fleuve capricieux n’a pu faire déchoir. À l’horizon, le vaste lac de Kaï-Foung, trois fois plus étendu que le lac de Genève, étalait la nappe bleue de ses eaux.

Bien que l’heure du repas sonnât dans tous les estomacs, personne ne se plaignit. Le visage de Bouvreuil passa seulement du blanc au vert. L’usurier s’épouvantait d’avoir faim.

— Chaque tiraillement que j’éprouve, se disait-il, doit être partagé par les autres et rapproche le moment où Lavarède m’égorgera.

Il ne l’appelait plus son gendre maintenant, et il maudissait le caprice de Pénélope.

— Elle en aurait épousé un autre, voilà tout… Il y en a de plus beaux que lui… et au moins je serais tranquille au coin de mon feu, au lieu d’être ballotté entre ciel et terre, avec la perspective d’être dévoré par ce sauvage

Tout à coup il eut une inspiration.

— Je suis sauvé, dit-il… Faisons un sacrifice.

Et s’adressant à Lavarède :

— Monsieur, je ne suis pas un convive de trop, comme vous le croyez… Vous n’avez rien à manger, et le hasard veut que j’aie dans ma poche le gâteau que voici, acheté ce matin à un marchand ambulant dans la foule… C’est un devoir d’humanité de le partager avec vous.

Il tendait en parlant une galette de manioc et de riz. Armand la soupesa.

— Quatre parts, une goutte de rhum… c’est deux jours encore à vivre… Bouvreuil, fit-il majestueusement, je vous fais grâce pour quarante-huit heures.

— Bon, pensa l’homme d’affaires, qui à terme, ne doit rien.

Chim-Ara, Yung-Vé, Baï-Tzem, Weï-Lion défilèrent sous les yeux des voyageurs. À la nuit, Armand reconnut les marais de Ken-Tchao, où le canal impérial coupe le delta du Hoang-Ho. Mais le ciel s’était couvert. Sous la poussée du vent, ils continuaient leur voyage dans le vide noir.

Tous se sentaient émus. Privés de points de repère pour juger du chemin parcouru, il leur semblait que le ballon s’était subitement immobilisé au centre d’une sphère d’ombre. Nul ne dormit. Les yeux fixés dans la direction de la terre, ils cherchaient vainement à surprendre une lueur. Un moment ils entrevirent de nombreux points lumineux. Sir Murlyrton consulta sa montre, il était deux heures du matin.

— Nous planons probablement au dessus de Tchin-Kiang, déclara Lavarède. Avant une heure nous devons être à Shang-Haï.

Mais Aurett fit un mouvement.

— Écoutez, dit-elle.

Armand prêta l’oreille et poussa une exclamation inquiète. D’en bas, là où devait être la terre, montait un clapotement régulier.

— C’est le bruit de la mer, murmura le gentleman, comme effrayé de ses propres paroles.

Soudain un déchirement strident vibra dans l’air, l’éblouissante ligne brisée d’un éclair fendit la nue, et à sa clarté fugitive les aéronautes aperçurent au-dessous d’eux des vagues échevelées montant les unes sur les autres dans un élan furieux, comme pour escalader le ciel.

— Nous sommes entraînés au large, rugit Armand ; coûte que coûte il faut monter et trouver le courant inverse pour revenir à terre.

l’arrivée au thibet.

L’observation était juste. Chaque fois qu’un vent s’élève, le déplacement des couches atmosphériques et leur densité différente déterminent l’établissement d’un courant de direction opposée. Le tout était d’arriver assez haut pour atteindre le point où se produisait sûrement le phénomène.

En un instant la nacelle fut au pillage. Tout le monde avait compris. Bouvreuil lui-même se mettait de la partie. Effaré, affolé, le propriétaire saisissait tout ce qui se trouvait à sa portée et le précipitait dans le vide. À grand-peine, Lavarède put lui arracher la boussole qui servait de guide à leur marche aérienne.

Délesté, le ballon montait, montait. Il entrait dans la région des nuages. Au milieu d’une brume épaisse, sillonnée d’éclairs, étourdi par des détonations dont aucune artillerie humaine ne saurait donner l’idée, Armand constata que l’aérostat demeurait immobile en plein centre électrique de la tempête. Sur les cordages couraient des flammes bleuâtres et la pluie qui frappait le taffetas de l’enveloppe rejaillissait en éclaboussures de feu. À chaque seconde, on risquait d’être foudroyé. À tout prix il importait de fuir ce point particulièrement dangereux.

— Délestez encore, ordonna le jeune homme d’une voix rauque.

Sir Murlyton répondit :

— Il n’y a plus rien !

— Plus rien !

Le Parisien regarda Aurett. Il la vit pâle, les yeux agrandis par l’épouvante, cramponnée des deux mains à une corde…

Plus rien ! C’était la mort pour elle. Non, jamais, il la sauverait. D’un mouvement rapide, il enjamba le bord de la nacelle. Mais l’Anglaise avait compris ; d’un bond elle fut auprès de lui et le retenant :

— Ensemble ou pas, dit-elle simplement.

— Tous les trois alors, dit-on auprès d’eux.

Ils tressaillirent. Sir Murlyton, aussi calme que s’il se fût trouvé dans un salon, était là.

— Qu’en pensez-vous ? ajouta-t-il paisiblement.

Lavarède eut un regard désespéré, mais ses yeux rencontrèrent Bouvreuil. Il alla à lui, le saisit au collet, et lui cria :

— Sautez, monsieur Bouvreuil ! le salut commun l’exige.

Il le secouait, le poussant vers le bord de la nacelle. Éperdu, le propriétaire ne put répondre, mais son attitude parlait pour lui. Il se cramponnait aux parois, toute son énergie concentrée sur cette seule pensée : « Ne pas être jeté dans le vide. »

À cette minute décisive, il laissa échapper un cri de joie.

— Pas encore sauter… le plancher…

— Quel plancher ?

— Voyez vous-même.

Armand se baissa et, à son tour, il éprouva un plaisir intense. Sur le fond d’osier de la nacelle, un plancher volant était posé, supportant les banquettes. Plus vite qu’il ne peut être pensé, le plancher fut tiré de son alvéole et jeté par-dessus bord.

Une secousse ébranle l’aérostat et il s’élança au-dessus de la zone orageuse. Maintenant les aéronautes involontaires dominaient la tempête. Ils regardaient, en bas les nuages se ruer les uns sur les autres, dans un assourdissant fracas. Autour d’eux l’air était calme, sans une brise. Mais comme ils s’oubliaient dans la contemplation du spectacle sublime que leur donnait l’ouragan, il se produisit comme un choc violent.

Tous furent précipités, pêle-mêle, au fond de la nacelle et l’aérostat, rencontré par le courant d’air de réaction, fut emporté vers l’Ouest avec une rapidité vertigineuse, incalculable, pendant un temps dont ils ne purent se rendre compte.

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Aucun des voyageurs n’eut le courage de se relever. Une sorte de torpeur les clouait à leur place. Les yeux clos, pénétrés par un froid terrible, ils demeuraient immobiles. Leur respiration était haletante, l’air semblait manquer à leurs poumons. Ils n’avaient pas la force de porter à leurs lèvres la gourde, ou presque plus rien ne restait.

— Ah ! bégaya Lavarède, reconnaissant à ces symptômes le « mal des hauteurs », nous sommes au moins à six mille mètres d’altitude.

Il s’agita, essayant de vaincre son engourdissement, mais il retomba inerte à côté de ses compagnons. Tous semblaient morts. Pâles, rigides, des gouttelettes de sang perlant aux narines et aux oreilles, ils restaient couchés, évanouis, au fond de la nacelle, qu’une irrésistible puissance entraînait vers l’Asie centrale.

Le jour succéda à la nuit sans qu’ils fissent un mouvement. De nouveau, l’ombre s’épandit sur la terre. Alors un frémissement parcourut les passagers du ballon, leurs paupières se rouvrirent ; et des voix faibles demandèrent :

— Où sommes-nous ?

— Je n’en sais rien, déclara le jeune homme qui avait réussi à s’asseoir, mais sûrement nous descendons.

— À quoi voyez-vous cela ?

— À ce que nous respirons plus aisément. Nous sommes en état de parler.

Sir Murlyton approuva :

— Très juste !

Il avait pris sa fille dans ses bras et cherchait à la réchauffer. Ce fut elle qui but les dernières gouttes du cordial, sous l’envieux regard de Bouvreuil. Mais le danger de périr de froid évité, un autre se présentait. Vers quelle contrée la tempête avait-elle entraîné l’aérostat ? Quel accueil attendait les voyageurs à la surface du globe ? Points d’interrogation qui se dressaient menaçants.

En vain Lavarède cherchait à percer le voile d’ombre qui emprisonnait l’appareil. Aucun indice n’annonçait l’approche de la terre. Et cependant, d’une seconde à l’autre, un rocher, un arbre pouvaient se dresser sur la route suivie par le ballon, éventrer son enveloppe, et transformer la descente en une chute mortelle.

Enfin le soleil parut sur un horizon de hautes montagnes. L’Anglais adressa un regard questionneur à Armand. Celui-ci haussa les épaules.

Partout, de tous côtés, aussi loin que se portait la vue, c’était un chaos de granit. Les pics couronnés de glace succédaient aux pics, les rochers s’entassaient. Tout attestait que ce point de la sphère terrestre avait le théâtre d’une des plus effroyables convulsions de la vie de la planète.

Le ballon descendait lentement dans une vallée aux pentes couvertes de sapins, fermée par un lac dont la rive opposée était marquée par de hautes falaises. Des glaciers reflétaient la lumière du soleil et jetaient un manteau éblouissant sur la croupe des montagnes. Mais les rocs géants, le panorama sévère et grandiose s’effacèrent lorsque Aurett dit d’une voix concentrée :

— Des hommes !

Dans la vallée, plusieurs centaines d’indigènes, les nez en l’air, suivaient tous les mouvements du ballon. Vêtus de longues robes, sur lesquelles étaient jetées des casaques à larges manches, coiffés de bonnets fourrés, ces gens se montraient l’aérostat avec forces gestes. À chaque minutes, de nouveaux curieux venaient grossir la foule. Le ballon descendait toujours. Il n’était plus qu’à trois cents mètres du sol.

— Ce n’est pas possible !… murmura Lavarède qui considérait avec attention les singuliers personnages.

Les Anglais et le père de Pénélope lui-même l’interrogèrent :

— Qu’est-ce qui n’est pas possible ?

— C’est une ressemblance fortuite.

— Quelle ressemblance ?

Armand secoua la tête.

— Je me figure cela ; mais c’est invraisemblable… Nous aurions donc traversé la Chine de l’est à l’ouest pendant la tourmente ?

— Ah ça ! exclama le gentleman avec une pointe d’impatience, vous expliquerez-vous ?

— Volontiers. Vous savez que Gabriel Bonvalot, l’illustre explorateur, accompagné du missionnaire Deken, du prince Henri d’Orléans, et guidé par un fils de roi Tekkés, du nom de Rachmed, a traversé les hauts plateaux du Thihet.

— Oui, déclara miss Aurett, j’ai lu la relation de ce voyage dans le désert glacé, à quatre ou cinq mille mètres au-dessous du niveau de la mer, comme disent les géographes.

— Vous avez lu cela dans mon journal, continua le Parisien. Eh bien ! cette relation était illustrée de photographies prises par le prince. L’une représentait un groupe de mandarins de Lhaça, la capitale du pays…

— Bien, et ?…

— Et il me semble que je les reconnais.

Une salve de mousqueterie interrompit la conversation et ramena l’attention des aéronautes sur la terre. Les curieux se livraient à de grandes démonstrations de joie, tendant les mains vers la nacelle avec des cris prolongés, que répétaient les échos de la terre. Quelques-uns, armés de fusils, les déchargeaient en l’air sans cesser de gambader. Aurett avait eu un mouvement d’effroi.

— Rassurez-vous, s’empressa de dire le journaliste, les dispositions de ces braves gens paraissent excellentes. Ici, comme en Afrique, on fait parler la poudre pour honorer les hôtes que le hasard envoie. Tout cela est du meilleur augure.

— Et, hasarda Bouvreuil, ils ne sont pas anthropophages ?

— Non, monsieur Bouvreuil, ces Thibétains, je crois décidément qu’ils le sont, se nourrissent, comme tous les pasteurs, de la chair de leurs bestiaux, le mouton et le yak, ce bœuf à queue de cheval, qui est à la fois bête de somme et animal comestible. Ils n’ont pas encore élevé les propriétaires à ce dernier grade.

L’usurier ne releva point l’ironie. La peur écartée, il sentait la faim. Il y avait plus de cinquante heures que ses compagnons et lui étaient privés de toute nourriture.

— Vous pensez que ces Thibétains nous donnerons à manger ? fit-il seulement.

— C’est certain ! À ce propos, un conseil. Si vous tenez à votre précieuse existence, mangez peu. Après le jeûne que nous venons de subir, la moindre indigestion serait mortelle !

À ce moment, le vent étant complètement tombé, la nacelle touchait mollement le gazon qui tapissait la vallée.