Les cinq sous de Lavarède/ch19

XIX

LE LOTUS BLANC

Le jour venait à peine de paraître, lorsque Lavarède fut tiré de son sommeil par l’entrée processionnelle de Chun-Tzé, suivi de son greffier, de Diamba et d’un personnage à uniforme bleu et vert, spécial aux agents de la police.

Il s’assit sur son lit, et considéra les visiteurs. Le directeur s’épongeait le front, Diamba baissait ses paupières rougies par les larmes. Le greffier et l’agent demeuraient impassibles : La petite Chinoise annonça au prisonnier qu’il allait être transféré à Peking pour y être exécuté, et que Fonni-Kouen, policier estimé, l’escorterait.

Le voyageur accueillit d’abord la nouvelle avec satisfaction. La prison lui pesait ; mais quand, descendu dans la cour, on lui eut pris le col et les poignets dans les planches de la cangue, il commença à penser que le changement n’est pas toujours une amélioration.

Dix Toas, ou policiers, étaient préposés à sa garde.

Après les adieux amicaux à Chun-Tzé et à la pauvre Diamba tout éplorée, les portes de la prison s’ouvrirent et le cortège se mit en marche. Le guide Fonni-Kouen remonta le fleuve. Bientôt la petite troupe sortit de la ville et s’engagea dans la campagne. Des paysans faisaient la récolte du maïs et du sorgho ; et, dépouillée de sa parure de plantes, la terre apparaissait d’un jaune doré particulier à ces contrées.

Vers dix heures, on s’arrêta dans un petit village, où les hommes de l’escorte prirent leur repas. Très fatigué, meurtri par le contact du bois de la cangue, Lavarède s’était assis en tailleur, de façon que la portion inférieure du hideux instrument portait sur le sol, ce qui soulageait momentanément son cou endolori.

Il était seul. Un des policiers s’approcha de lui, tenant sous son bras des planches, que le journaliste jugea devoir former un autre carcan. Le nouveau venu mit un doigt sur ses lèvres pour recommander le silence au prisonnier, et, avec une habileté merveilleuse, il le débarrassa de la cangue, qu’il remplaça par celle dont il était chargé.

À sa grande surprise, Armand s’aperçut que la seconde était beaucoup plus légère. En outre, le tranchant du bois s’appuyant sur le cou était garni d’un bourrelet de crin qui amortissait la douleur du contact.

Son opération terminée, l’agent entr’ouvrit sa tunique et mit sa poitrine à nu. Du geste il désigna une fleur de lotus tatouée sur la peau et s’éloignait précipitamment. Le Parisien eut un sourire. Encore un qui le prenait pour un franc-maçon, et le soulageait dans la mesure de ses moyens.

Après la sieste, on se remit en marche. Le soir, à neuf heures, le détachement entra dans la ville de Tien-Tcheng, mollement couchée au bord du Peï-Ho. Après quelques détours dans les ruelles, il traversa le pont de marbre, orné de douze figures géantes de Bouddha, qui réunit les deux quartiers de la ville, et il gagna une maison de police située sur la rive gauche. Lavarède fut enfermé dans une cellule assez spacieuse où on le dépouilla de la cangue. Cette parure du supplice était réservée pour la promenade en public.

Le jeune homme s’étira. Malgré la substitution opérée à la première halte, il souffrait d’un violent torticolis ; ses poignets étaient gonflés et douloureux.

— Encore quatre jours de marche, grommela-t-il, je serai gentil en arrivant.

La porte s’ouvrit à ce moment, et le policier à la fleur de lotus se glissa dans la cellule. Il tenait à la main une boîte remplie d’une pommade rougeâtre.

— Zoueg-Maô, dit-il à voix basse.

Et comme le prisonnier le regardait sans comprendre, il répéta un peu plus haut :

— Zoueg-Maô !

Un souvenir traversa l’esprit du journaliste. Il se rappela un épisode du récit de Marco-Polo vivant à la cour de Koubilaï-Khan, où le célèbre voyageur raconte que les condamnés, dans les bagnes, obtiennent quelques jours de repos en se frottant l’épiderme de Zoueg-Maô.

« Cette préparation, dit Marco-Polo, rend les chairs violacées, les couvre de pustules et leur donne l’apparence de l’inflammation la plus aiguë. Apparence seulement, car celui qui fait usage du Zoueg-Maô n’éprouve aucune gêne. »

Le policier montra la boîte, puis les pieds de Lavarède. Celui-ci comprit : Le « truc », vieux de tant de siècles, servait encore. Dans ce monde chinois, stagnant au milieu des peuples courant au progrès, tout est éternel, les trucs comme les usages, les idées comme les erreurs. Il fit une action de grâces à la routine. Lui le Parisien avide de « demain », pour qui la vapeur était trop lente, il admira le char immobilisé par l’ornière.

Pour prouver à son protecteur qu’il avait saisi sa pensée, il se déchaussa et enduisit sa chair de pommade. L’agent parut satisfait et se retira.

Au matin, lorsqu’on vint le chercher pour continuer sa route, Armand montra aux Toas pieds gonflés, marbrés de plaques rouges. Ceux-ci hochèrent la tête et allèrent prendre les ordres de leur chef. Une demi-heure plus tard, Armand était emporté sur une civière et conduit ainsi à bord d’une jonque, au fond de laquelle il fut commodément installé. Après quoi, les bateliers déployèrent les voiles de paille tressée et, poussée par un bon vent, l’embarcation remonta le cours du Peï-Ho. C’est ainsi que le prisonnier effectua son voyage, qui eût été charmant sans l’inquiétude de la fin.

Cependant avec sa mobilité d’esprit habituelle, Armand s’intéressa au paysage. Il admira les nombreux canaux naturels qui réunissent le lac Ami-Io au fleuve. Il eut un véritable plaisir à voir défiler les monuments, les palais, les pagodes de Tien-Tsing, ville d’un million d’habitants, capitale de la province de Petchi-Li. Il se remémora que Péking, cité administrative et résidence de l’empereur, est seulement chef-lieu d’un département de cette province, le département de Choun-Tien. Il regretta fort que les troupes anglo-françaises ne fussent plus en cet endroit où, en 1860, la guerre contre la Chine fut close par un traité qui ouvrait les villes du littoral aux Européens.

— Ah ! comme on m’aurait tiré des mains de ces drôles, murmura-t-il, puis sa robuste confiance en lui reprenant le dessus : J’en sortirai bien tout de même, conclut le vaillant jeune homme.

On passa la nuit à La-Min, un peu au delà de Tien-Tsing.

Le lendemain, la jonque conduisit l’escorte jusqu’à Bac-Nou, petit bourg qui sert de comptoir à l’importante cité de Pao-Ti.

Enfin, au déclin du troisième jour, on aborda à Toung-Tchéou.

Les voyageurs devaient parcourir par terre les dix-huit kilomètres qui les séparaient encore de Péking. Dans une chaise à porteurs grossière, réquisitionnée par le chef de l’escorte, Armand fut enfermé ; puis, malgré l’heure avancée, toute la troupe se mit en marche.

Il était environ minuit quand Lavarède fit son entrée dans la capitale officielle.

— Ah ! pensa-t-il, nous arrivons. Je ne serai pas fâché de dormir.

Ce souhait ne devait être exaucé qu’après deux heures de promenade dans cette cité. Les rues, désertes à ce moment de la nuit, bordées de murailles de briques servant de clôture aux jardins qui entourent toutes les maisons de la ville impériale, avaient un aspect lugubre. À chacune de leurs extrémités, des chaînes tendues arrêtaient la marche des policiers qui devaient les détacher, puis les replacer avant de poursuivre leur route.

Plusieurs fois, des agents de police vinrent reconnaître les voyageurs. Ils annonçaient de loin leur présence en frappant à coups redoublés un cylindre de bois, dont ces fonctionnaires sont munis. Après un colloque de quelques instants, ils se retiraient. C’est ainsi que Lavarède traversa lentement la ville chinoise et atteignit la large voie qui borde la muraille de la ville intérieure ou impériale. La rue de la Tranquillité, Tchang-Ngaï-Kini, tel est le nom de cette avenue, d’où l’on aperçoit, au delà du mur qui ceint les habitations du fils du Ciel et de sa cour, des toits recouverts de tuiles jaunes ou rouges, suivant qu’ils abritent les membres de la famille impériale ou de simples seigneurs. Les tuiles grises sont l’apanage des maisons particulières.

Devant l’une des trois portes qui relient la King-Tchung, — cité de la cour, — à la Ouéï-Tchung, — ville des sujets, — les policiers se prosternèrent. C’était la Nyang-Ting-Men, ou porte de la Paix, par laquelle entrèrent les alliés en 1860.

Enfin le véhicule où le prisonnier s’impatientait pénétra sous une voûte noire et s’arrêta. On était arrivé. Après quelques formalités de greffe, Lavarède, conduit dans un cachot sombre, put s’étendre sur les planches servant de couchette et s’endormit profondément.

Un choc le réveilla. On eût dit qu’on lui avait porté un coup à la jambe. Il allongea le bras instinctivement. Sa main rencontra une main.

— Qui est là ? demanda-t-il, non sans quelque émotion !

— Un Français ! s’écria une voix avec une inflexion joyeuse.

— Deux, si j’en juge à votre langage.

— Oui, deux… Qui êtes-vous ?

— Prisonnier… et vous ?

— Prisonnier aussi et prêtre catholique.

Lassé du voyage, Armand dans l’obscurité ne s’était pas aperçu que son cachot contenait déjà un habitant, et celui-ci dormait, ainsi qu’il l’expliqua au voyageur.

Il lui dit son histoire. Missionnaire persécuté par les autorités chinoises. Arrêté sans motif après que les affiliés du Lotus blanc, dans un jour d’émeute, eurent brûlé sa mission et massacré ses compagnons, on l’avait conduit dans cette prison où l’on paraissait l’oublier. Et comme Armand s’indignait, le prêtre murmura doucement :

— Presque tous nous finissons ainsi. Mais les récriminations seraient injustifiées. En venant en Chine, nous savons à quoi nous nous exposons et nous pardonnons d’avance. Les pauvres gens ne savent pas ce qu’ils font. Croiriez-vous que les lettrés eux-mêmes nous accusent de recueillir les enfants, non pour les élever, mais pour les tuer et employer leurs corps à des opérations magiques ? Leurs yeux notamment nous servent, au dire des mandarins, à fabriquer le collodion pour la photographie.

— C’est insensé.

— N’est-ce pas ? Mais cette ignorance qui nous condamne est moins pénible pour moi que la désunion des nations d’Europe. Des écrivains civilisés n’ont pas craint d’approuver les actes de sauvagerie commis par la foule, avec le concours tacite des fonctionnaires.

— Oh ! se récria Lavarède, pas des journalistes français, je suppose ?

— Loin de là. On a écrit que les massacres étaient uniquement dirigés contre les Français et les catholiques, et j’ai en poche une copie de la proclamation qui fut affichée dans le Hou-Nan, quelques jours avant l’attaque de notre mission. Voici ce qu’elle contient :

« Incendions les demeures et les temples des étrangers. Arrachons le christianisme jusqu’à la racine ; punissons les traîtres chinois qui ont embrassé cette religion : bannissons leurs familles en Amérique. L’Allemagne est avec nous »

Un silence suivit ces paroles. Le missionnaire le rompit le premier.

— Laissons ce sujet sombre. Dieu a son but en permettant ces crimes. Parlons de vous, et si ma question n’est pas indiscrète, apprenez-moi quelles fâcheuses circonstances vous ont amené dans cet enfer ?

Pour raconter son odyssée, Armand retrouva sa belle humeur. Le prêtre l’écouta avec attention, et quand il eut fini :

— Les sociétés secrètes vous protègent visiblement, dit-il ; la substitution de cangue, le voyage en jonque le prouvent. Peut-être serez-vous sauvé, ce que je souhaite, car la France a besoin d’hommes de cœur et d’esprit.

— Faible espoir. Je dois être exécuté demain 22 octobre.

— Alors prions Dieu que le Chang-I-Sée et le Kin-Tien-Kien déclarent le jour néfaste et interdisent à l’empereur de sortir.

— Comment dites-vous cela ?

— C’est juste ! Vous n’êtes pas enchinoisé, vous. Les assemblées que je viens de nommer sont les collèges des rites et des astronomes qui, seuls, peuvent autoriser les promenades du souverain.

— Quel rapport avec mon affaire ?

— Ah ! si le chef de l’État demeurait enfermé dans la ville Rouge, il y aurait peu de soldats au pont des Larmes, lieu du supplice… un coup de main serait facile, tandis que…

— Tandis que, termina philosophiquement Lavarède, si l’empereur quitte son palais, il m’oblige à quitter la terre. Le système des compensations. Ô Azaïs !

Bien que prononcées d’un ton léger, paroles assombrirent les deux hommes, et pendant longtemps ils cessèrent de converser.

Lentement les heures de la journée tombèrent du sablier de l’éternité. La seule distraction d’Armand fut d’être conduit devant un mandarin qui, avec une politesse cruelle, l’informait que le lendemain il partirait pour le pays des ancêtres, la tête séparée du corps. Et à ce prisonnier qu’il considérait déjà comme mort, le fonctionnaire ne cacha point sa haine pour les hommes d’Europe.

— Je voudrais, lui dit-il, que tous ceux de ta race fussent entre mes mains, afin de broyer à la fois tous les ennemis de mon pays.

Sur ces paroles encourageantes, on ramena le journaliste à la prison. Il éprouvait une grande lassitude ! Le découragement pesait sur lui. Le trépas en lui-même ne l’effrayait pas, et cependant sa poitrine était comprimée par l’angoisse. Faisant bon marché de sa vie, il regrettait son doux rêve. L’éclair bleuâtre du sabre du bourreau allait le séparer à jamais d’Aurett.

La nuit, il dormit mal, souvent réveillé en sursaut par des bruits imaginaires, et le matin, quand on vint le chercher pour marcher au supplice, il était brisé ; ses membres raidis par la courbature lui refusaient presque le service. Il embrassa le missionnaire qui lui glissa à l’oreille des paroles d’espoir.

— L’empereur ne sortira peut-être pas ! Ayez foi en Dieu, mon enfant, mon frère…

Puis il suivit les policiers chargés de le mener au bourreau…

On quitta la prison. Dans la rue, Armand comprit qu’il était perdu. Le maître absolu de quatre cent millions de Chinois allait parcourir la ville. Tout le prouvait : les maisons closes tendues de toiles blanches ; le mouvement inusité des soldats ; le carré d’étoffe que les passants portaient à la main, afin de s’en couvrir la tête au passage de l’empereur, dont la vue interdite est punie de mort. Une idée folle vint au Parisien.

— Si je rencontre mon cher cousin dans l’autre monde, pensa-t-il, il sera bien heureux de m’avoir joué un pareil tour.

Cependant la cangue au cou, — la vraie, cette fois, — entouré de ses gardiens au costume bleu et vert, Armand marchait. Comme à travers un voile, il entrevit les portes de la Soumission et de l’Aurore. Un instant, la vue du lac Taï-y-Tché, couvert de fleurs de lotus, reposa ses yeux.

À mesure que l’on avançait, la foule devenait plus compacte. Des soldats réguliers, en uniforme bleu céleste, formaient la haie, maintenant un espace libre au milieu de la rue, repoussant les curieux contre les maisons.

— Ah ça ! murmura Lavarède, serait-ce ma présence qui émeut à ce point la ville ?

Mais en arrivant au canal qui sert de déversoir au lac Lien-Koua-Tché, cette pensée vaniteuse s’évanouit. Devant lui s’ouvrait le pont des Larmes gardé militairement. Sur la rive opposée s’étendait une vaste place dont un des angles était isolé par une palissade. Au-dessus de la clôture se balançait un énorme objet jaunâtre, allongé en forme de cigare. On eût dit un monstre marin. Mais Armaud ne s’y trompa pas. Il reconnut d’emblée le ballon dirigeable.

Des guerriers mandchous, aux vêtements multicolores, aux armes luxueusement ornées, étaient rangés autour de la place.

À ce spectacle, le condamné oublia un instant sa situation ; mais une fois le pont franchi, son escorte s’arrêtant brusquement, il fut rappelé au sentiment de la réalité. À sa droite, sur un plancher élevé, le bourreau de Péking et ses aides, portant la tchépa bleue a larges manches, avec le dragon jaune brodé sur la poitrine, attendaient immobiles, le moment de « travailler ». Près d’eux, ou apercevait le banc sur lequel on étend le condamné à mort et les cages de bois destinées à recevoir les têtes criminelles. Plusieurs déjà contenaient leur proie, et de voir ces visages exsangues, grimaçant la mort à la foule, c’était lugubre.


Le ballon dirigeable.


Lavarède pâlit, mais l’orgueil gaulois lui fit aussitôt redresser la tête. Puisque la mort était inévitable, il fallait l’accueillir gaiement, comme une amie attendue et montrer aux fils de Han comment sait mourir un français. Sur l’ordre des toas de l’escorte, il s’assit sur le banc des suppliciés. Là, écrasé sous le poids de la cangue, les oreilles emplies de bourdonnements, il attendit que l’instant fatal eût sonné.

Tout à coup il tressaillit, ses regards devinrent fixes. La ligne de soldats venait de s’ouvrir et, dans l’espace réservé, miss Aurett avait paru, appuyée au bras de son père.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La voile de la brouette gonflée par un vent favorable, les Anglais avaient quitté Takéou. L’esquif terrestre marchait bon train, et le coolie coréen trottait dans les brancards.

Le soir du premier jour, ils atteignirent Tien-Tzing où le résident anglais, sir Grewbis, voulut absolument les garder à dîner. Cet homme aimable était enchanté de passer une soirée avec des compatriotes, et lorsqu’il apprit leur projet de gagner Peking, sa joie devint du délire. Lui-même se rendait aux fêtes dont le lancement du ballon dirigeable était le prétexte. Il se ferait un plaisir de donner à ses hôtes une place dans sa voiture, bon véhicule construit en Europe et ne ressemblant en rien aux chars primitifs qui cahotent les indigènes. Seulement, il ne crut pas devoir cacher à sir Murlyton que la ville impériale serait particulièrement dangereuse.

— Les Chinois, lui dit-il, sont gens de routine. Notre compatriote, M. Hart, a fondé à Péking, une usine à gaz qu’il a du fermer faute de clientèle. Le docteur Kasper, cet Allemand aéronaute, l’a rouverte pour procéder au gonflement de son « dirigeable ». De là, grande effervescence dans le populaire. Les sociétés secrètes ne demandent que prétextes à émeutes…

— C’est précisément ce qui nous intéresse, déclara nettement Aurett.
Il congédia le coolie et sa brouette.

— En ce cas, je ne retiens qu’une chose : le plaisir de voyager en bonne compagnie.

Sir Murlyton congédia donc le coolie et sa brouette, non sans avoir versé au rusé Coréen le prix convenu pour le voyage complet.

Au lever du jour, ce dernier reprit le chemin de Takéou. À deux « li » de Tien-Tzîng, l’homme se croisa avec un piéton qui paraissait de fort méchante humeur. C’était Bouvreuil…

Moins heureux que les Anglais, il n’avait pu se procurer aucun moyen de transport. Il assista à leur départ, et tremblant de perdre leurs traces, il se décida à effectuer à pied les cent trente-cinq kilomètres qui séparent Pëking de la mer. Au bout de trente kilomètres, ou pour parler la langue du pays, trente-sept « li », il s’arrêta épuisé dans une bourgade. Au moment où il rencontra le coolie, il venait de se remettre en route, les pieds et les reins endoloris. Il lui sembla reconnaître le conducteur de la brouette. Il l’interrogea, comprit qu’il était libre, et séance tenante traita avec lui par gestes pour se faire conduire au but de son voyage.

Commerçant comme tous ses pareils, le Coréen ne se décida qu’à l’énoncé du prix exorbitant de deux taëls par jour. La somme acceptée, il fit diligence et le 22 octobre, au matin, Bouvreuil entra dans Péking.

Un peu défiguré, par exemple. Dans sa hâte, le « brouetteur » avait versé son client à plusieurs reprises. Le nez enflé et le front bossué du propriétaire faisaient foi de la solidité des routes du Petchi-Li.

Depuis la veille, Murlyton et sa fille étaient installés chez le collègue de sir Grewbis. Adroitement, Aurett s’enquit de Lavarède ; sans pâlir, elle entendit le résident lui répondre que l’exécution aurait lieu à dix heures du matin au pont des Larmes. Elle trouva même la force de sourire en remerciant son compatriote. Mais elle ne dormit pas de la nuit.

Les projets les plus insensés naissaient dans sa cervelle. Plus lentes à s’émouvoir, les femmes du Nord dépassent les Méridionales en audace dans l’exécution de leurs conceptions. Le sens pratique qu’elles tiennent de race transforme leurs imaginations en réalités ; et tel acte de folle témérité qui, chez la Napolitaine ou l’Andalouse restera à l’état de rêve, sera exécuté par l’Anglaise éprise. Et Aurett aimait de toute son âme, de toute sa jeunesse.

À peine levée, elle détacha d’une panoplie un couteau affilé, s’assura que son revolver était en bon état, puis elle pénétra dans la chambre de son père. Le gentleman, tenu éveillé par une double inquiétude, était déjà prêt. Il regarda sa fille. Elle semblait calme, mais ses yeux bleus, luisant d’un éclat fiévreux, exprimaient une volonté froide, implacable.

— Que voulez-vous faire, Aurett ? demanda Murlyton.

— Aller où il est, mon père, dit-elle seulement.

L’Anglais hocha la tête. Il sentait que la vie de sa fille se jouait en ce moment, mais, pris par une sorte de fatalisme, il ne résista pas. Il fit signe qu’il attendait le bon plaisir d’Aurett. Alors il y eut chez la pauvre enfant comme une détente. Elle vint à son père, l’embrassa longuement, puis sans prononcer une parole, l’entraîna vers la porte.

Dans la rue, grouillait une population agitée. Le pont des Larmes est proche de la résidence. Bientôt les Anglais atteignirent la place, dont le milieu était isolé par une double haie de soldats. En arrière, s’écrasait une foule épaisse, bruyante, bariolée, qui semblait toute au plaisir du spectacle attendu. Cependant en y regardant de plus près, on eût vu que certains curieux échangeaient des signes rapides. Des regards ardents se fixaient sur les réguliers ; et parfois, sous la blouse courte d’un passant, se montrait l’extrémité d’un poignard recourbé.

Aurett ne voyait rien. Elle se dirigeait vers l’angle de la place, où se dressait le banc des suppliciés, sans souci des bousculades, ni des récriminations. On avait murmuré d’abord puis un mot avait circulé.

— Lien-Koua ! répétaient les badauds en lui faisant place.

Lien-Koua ! Lotus ! En effet, fichée dans son corsage, l’épingle, qui déjà l’avait protégée à Takéou, brillait au soleil. La rumeur arriva aux soldats. L’un d’eux étendit son sabre pour barrer le passage à la jeune fille, mais ses regards se portèrent sur la fleur de lotus, et il abaissa son arme. Aurett et son père pénétrèrent dans l’enceinte réservée. C’est à ce moment que Lavarède les aperçut.

Comme la première, la seconde ligne de guerriers s’ouvrit devant eux. Ils atteignirent l’estrade, gravirent les trois marches y donnant accès, et, passant devant les bourreaux stupéfaits, s’approchèrent du banc des suppliciés. On crut à une permission spéciale accordée à ces Européens.

Armand s’était levé. Aurett lui prit les mains dépassant la cangue, et se donnant tout entière avec la simplicité de celles qui aiment :

— Vous m’attendiez, n’est-ce pas ? dit-elle.

Il la considéra, hésitant à répondre, mais ses regards rencontrèrent les regards humides du gentleman, et ainsi qu’un torrent qui éventre ses digues, les paroles s’échappèrent pressées de ses lèvres.

— Oui, je vous attendais, comme au seuil de la nuit on attend la lumière. Je vous attendais, parce que…

Il s’arrêta mais presque aussitôt il reprit d’une voix haletante :

— Ici, je puis parler. Le bourreau me guette. L’adieu ne mesure point les termes, car il est la fin… Dans un instant, la bouche coupable sera close pour jamais. L’expiation et la faute se confondront presque. Je vous attendais parce que je vous aime.



l’aveu.

Aurett ferma les yeux. D’un jet la rougeur envahit son visage.

— Pardonnez-moi, continua le malheureux, vous aussi, sir Murlyton. C’est déjà un mort qui vous parle. Qu’à cette heure j’aime ou non, qu’importe ?

La jeune fille répéta sourdement :

— Qu’importe ?

— Ah ! grommela Murlyton c’eût été le bonheur de ma fille !

Et, comme le journaliste l’interrogeait des yeux, Aurett murmura si bas qu’Armand l’entendit à peine :

— Moi aussi, je vous aime.

Le visage du condamné se transfigura. Toutes les joies terrestres s’épanouirent sur ses traits. Tout à coup, il redevint sombre.

— Le bourreau est allé demander des ordres au commandant des soldats ; il revient pour nous séparer et comme le guerrier mandchou frappé à mort, je ne puis que crier : « Adieu, Lien-Koua, mon Lotus blanc !… »

C’était un cri de douleur, de désespérance qu’exhalait le jeune homme.

— Lien-Koua !… Lien-Koua !…

Un écho confus répétait ce mot prononcé presque à mi-voix. Un sourd grondement partit de la foule attentive. Aurett n’y prit pas garde. Elle s’était retournée et regardait le bourreau se rapprocher.

Déjà l’homme gravissait les marches de l’estrade. C’était fini. L’heure des séparations violentes sonnait. Elle eut la vision épouvantable du supplice. Un flot de haine pour ceux qui la condamnaient au deuil lui monta au cerveau. Elle saisit le poignard arraché à la panoplie du résident, trancha les courroies de cuir reliant les différentes pièces de la cangue et tendant un revolver au Parisien délivré.

— Au moins, défendons-nous, cria-t-elle.

D’instinct, Armand tira sur le bourreau, qu’il abattit.

Stupéfait de l’acte de sa fille, Murlyton s’arma machinalement, et tous trois parurent menaçants, prêts au combat, dominant le peuple de la hauteur de l’estrade… que les aides épouvantés avaient laissée vide.

Mais, un phénomène étrange se produisit. Une houle agita le peuple ; la ligne des gardiens fut disloquée, un rugissement éclata dans l’air.

— Lien-Koua !…

Lavarède entendit. Il comprit.

— Le Lotus blanc nous sauve !…

Vers le pilori, une foule hurlante se ruait, renversant et tuant soldats et bourreaux. Armand et ses compagnons furent emportés comme par une marée humaine, et ils se trouvèrent, sans savoir comment, à deux pas du ballon du docteur Kasper.

Gonflé, prêt au départ, tendant ses amarres, l’appareil semblait impatient de s’élever. Il invitait à la fuite. D’un bond, Armand fut dans la nacelle, appelant ses compagnons. Ceux-ci le rejoignirent et se mirent avec lui à couper les cordages qui retenaient encore le « dirigeable » au sol.

À ce moment, les réguliers mandchous, revenus de leur surprise et ramenés par leurs mandarins, attaquaient les affiliés du Lotus blanc, formant un rempart vivant aux fugitifs. Ceux-ci pliaient. Lavarède trancha le dernier lien et le ballon s’éleva lentement.

— Sauvés ! s’écria le Parisien.

Mais le mouvement ascensionnel de l’aérostat s’arrêta tout à coup. Les trois passagers s’entre-regardèrent.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Encore une amarre sans doute !

Et, se penchant au dehors, Armand tenta de voir ce qui entravait l’essor du ballon. Cramponné à l’ancre appliquée au flanc de la nacelle, un homme retenait le navire aérien. C’était encore Bouvreuil !

Arrivé le matin à Péking, il avait assisté à toute la scène. Il avait suivi les fugitifs ; mais à l’idée d’être séparé d’eux, il perdit la tête et s’attacha désespérément à cette nacelle qui emportait le bien-aimé de Pénélope.

D’un coup d’œil, Armand comprit le péril. Les réguliers mieux armés repoussaient lentement ses sauveurs. Déjà les derniers rangs étaient refoulés à l’intérieur de l’enclos réservé à l’aérostat. Des cadavres nombreux jonchaient le sol, et parmi eux, plus d’hommes du peuple que de soldats. Une minute d’hésitation pouvait tout remettre en cause.

Le jeune homme regarda autour de lui. Une grande caisse occupait le fond de la nacelle. Quel était son contenu ? Des armes, des provisions de bouche, sans doute, car le docteur Kasper avait annoncé que son appareil demeurerait plusieurs jours dans les airs. D’un effort surhumain, Lavarède souleva l’énorme colis et le précipita sur la terre.

Subitement délesté, le ballon fit un bond de trois cents pieds ; et saisi par un courant, il fila vers le Sud-Sud-Est, tandis que la bataille continuait furieuse près du pont des Larmes.