Les cinq nièces de l’oncle Barbe-Bleue/Chapitre 04

Charavay, Mantoux, Martin (p. 63-80).



CHAPITRE IV


INCOMPRISE


« Tout nouveau, tout beau, » dit le proverbe. Pendant la première quinzaine de leur séjour à Rochebrune, les nièces de l’Oncle Isidore se montrèrent si douces, si aimables, en un mot, si parfaites, qu’on eût dit non pas cinq petites filles ordinaires, avec une certaine quantité de défauts et de qualités, de bons et de mauvais instincts qu’elles s’efforçaient de réprimer ou de cultiver, mais d’un groupe de chérubins aux blanches ailes.

On leur demandait si peu que vraiment la sagesse ne devait pas leur coûter beaucoup. Tout les amusait, tout les intéressait dans ce grand château. Les leçons de Mlle Favières étaient si courtes qu’elles semblaient à peine des leçons ; loin de peser aux fillettes, elles leur rendaient au contraire plus agréables les nombreuses heures de récréation.

Sur les cinq petites filles, il y en avait quatre qui se trouvaient parfaitement heureuses de leur nouvelle existence, et qui n’avaient pas grand mérite à se faire voir sous leur plus beau jour. Il est si facile d’être sage quand on est heureux.

Pourquoi Élisabeth et Charlotte auraient-elles « grogné », n’ayant point de frères taquins auprès d’elles, et pourquoi se seraient-elles querellées ? Elles avaient tout en si grande abondance que leurs petites jalousies n’avaient plus de raison d’être. L’ainée tenait moins à garder ses prérogatives puisque, du rang « d’aînée » elle venait de passer subitement à celui « d’égale », ses cousines ayant le même âge et les mêmes droits qu’elle. La gourmandise, qui était le péché mignon de Charlotte, était moins sensible dans cette riche demeure où il y avait tant de friandises à sa disposition. D’ailleurs, les deux sœurs se tenaient sur leurs gardes ; l’une veillait sur son caractère, l’autre sur ses actions. Pour ceux qui, ainsi que l’Oncle Isidore, les voyaient seulement une partie de la journée, elles paraissaient donc impeccables.

L’indolence de Marie-Antoinette passait inaperçue. Quoi de plus naturel que de rester de longues heures étendue sur la mousse, sous le dôme d’émeraude des sapins de la forêt ? chacun en faisait autant par ces chaleurs du mois d’août. Quant à ses colères, personne n’en avait vu d’échantillon depuis son arrivée. Elle avait une certaine dose d’amour-propre, et tenait à ne pas rester au-dessous de ses cousines dans l’espèce de concours qu’elle sentait institué entre elles. Satisfaite de la supériorité d’élégance qu’elle s’était reconnue dans sa petite cervelle, Mlle de Montvilliers trônait dans toute la gloire de ses robes brodées, de ses grands chapeaux à plume, de ses longs gants de Suède, de ses hautes bottines mordorées et de ses larges ceintures de moire, que nul ne pouvait songer à éclipser autour d’elle. Sous l’auréole d’or pâle de ses cheveux aux boucles flottantes, ses yeux semblaient deux bleuets perdus dans la folle avoine mûrissante. On eût dit la douceur personnifiée, et jamais aucun mouvement d’humeur ou de dépit ne venait empourprer ses joues délicatement rosées. Mlle Favières souriait en pensant à la houpette de poudre de riz que la précoce coquette emportait partout dans sa poche, à l’instar de sa maman, et qui n’était pas étrangère à ces couleurs discrètes ; mais l’Oncle Isidore était un peu myope, et Mlle Favières s’était fait une règle de lui laisser faire ses découvertes tout seul.

Geneviève l’étourdie, n’avait encore commis aucune bévue, et sa paresse ordinaire n’allait pas jusqu’à la rendre incapable d’un effort d’une quinzaine. Elle avait à peu près fait la conquête de son oncle par sa gaîté et sa bonne humeur que rien ne troublait, pas même les airs soucieux de M. Maranday.

Cependant, ainsi que vous avez dû le voir par la fin de la lettre de Valentine, l’une des petites filles n’était ni heureuse, ni bien jugée, par les grandes personnes comme par les enfants, et c’était Valentine. Elle l’avait bien deviné ; l’Oncle trompé par les apparences, rebuté par sa froideur qu’il prenait pour de la maussaderie, par sa timidité qui semblait presque de la bêtise, trouvait que, parmi les petites cousines dont le sort l’avait gratifié, une seule était peu sympathique : Valentine. En vain Mlle Favières essayait de protester, l’original personnage ne lui en laissait pas le temps :

« Elle n’a rien pour elle, cette enfant, rien, pas même l’enjouement et l’insouciance de l’enfance, voyez-la se promener à l’écart ; elle n’a pas seulement su se faire aimer de ses camarades. »

C’était vrai. On ne sait pourquoi, une ligue s’était formée contre Valentine. Ses cheveux fauves, aux tons éclatants du cuivre poli, avaient le don de déplaire à ces demoiselles, qui ne lui marchandaient pas les railleries ; son petit nez aux ailes mobiles recevait mille quolibets, et son teint pâle exaspérait ces fillettes, cruelles sans s’en douter.

Valentine tenait-elle baissés ses grands yeux changeants ? « elle faisait l’hypocrite ». Les levait-elle ? « Quel regard d’acier ». Refusait-elle de se mêler aux jeux ? « Comme elle nous dédaigne ! Sans doute elle se croit trop grande pour jouer avec nous ». Recherchait-elle la société de ses compagnies ? « Quelle mouche la pique aujourd’hui ? »

C’était une petite guerre implacable de sous-entendus, de piqûres d’aiguille sans cesse renouvelées, à peine compréhensibles pour ceux qui n’y étaient point initiés, féroces pour celle qui les recevait, surtout étant donnée sa nature de sensitive qu’un rien froissait.

Comme il n’arrive que trop souvent en pareil cas, Valentine s’était repliée sur elle-même, et, sourde aux avances de la bonne Mlle Favières, elle finit par englober dans la même aversion ses amis et ses ennemis, M. Maranday qu’elle craignait et Mlle Favières qu’elle croyait mal disposée pour elle.

Habituée à être le centre de tant d’affections, la petite femme, remplaçante de sa maman, indispensable partout, à la cuisine comme à l’atelier, où son père la faisait souvent poser, car lui ne dédaignait pas ses superbes cheveux rutilants, elle se sentait tout à fait dépaysée dans ce nouveau milieu. Son oisiveté lui pesait. Pour un peu, elle fût allée proposer à la cuisinière de l’aider au moins à mettre le couvert, ou à la femme de chambre de lui permettre d’arranger des fleurs dans des vases. Elle, tour à tour grande sœur avec ses petits frères, et tout à fait maternelle dans ce rôle, ou enfant, plus que son âge, avec ses grands frères à qui elle obéissait sans un murmure, elle se trouvait toute esseulée parmi ces fillettes qui la tourmentaient sans pitié. « Pourquoi Charlotte et Élisabeth parlaient-elles toujours des taquineries des garçons, pensait-elle tristement, les filles sont bien plus taquines. » Qu’importait aux « quatre frères Aymon » une robe plus ou moins neuve, un chapeau plus ou moins élégant ? Pour être simplement vêtue, on n’en jouait pas moins bien, au contraire.

Lorsque, en écrivant à sa mère, Valentine avait dit : « J’ai tout ce qu’il me faut, je n’ai besoin de rien » elle n’avait pas dit toute la vérité. Une égoïste aurait renouvelé au plus vite sa petite toilette, non pas seulement pour échapper aux moqueries, mais aussi parce qu’il est tout naturel d’aimer les jolies choses, les robes élégantes de façon et d’étoffe, les couleurs claires, les mille colifichets dont les fillettes raffolent. Valentine tenait de son père le sens du beau sous toutes les formes ; elle aimait instinctivement tout ce qui flattait ses goûts artistiques. Voilà pourquoi elle souffrait tant de la laideur qu’elle croyait avoir à un degré phénoménal ; voilà pourquoi elle souffrait un peu, — Oh ! un tout petit peu, — de ne pas être aussi bien mise que ses cousines. Mais lorsque l’Oncle Isidore lui avait mis dans la main ce billet de cent francs, en lui disant comme aux autres de l’employer à sa guise, il faut le dire à sa louange, Valentine n’avait pas eu un instant la pensée d’en disposer pour elle. Elle n’était pas de celles qui pourraient avoir pour devise : moi d’abord.

Sa susceptibilité était en train de lui jouer un mauvais tour. Pourquoi se retirer du jeu si on la blessait ? Pourquoi pleurer en cachette, parfois même ouvertement ? Somme toute, ces plaisanteries, pour ne pas être de bon goût, n’étaient pas bien méchantes. Il fallait riposter ; il y avait entre Charlotte et Geneviève, plus d’une passe d’armes qui ne les laissaient pas moins bonnes amies. Tout ceci, une mère l’eût dit à Valentine dès les premiers jours de son arrivée, mais Mme Reynard n’était pas là et Mlle Favières, tenue à distance par la froideur de Valentine, n’osait parler. Il en résultait que la petite fille s’ennuyait à mourir, selon son expression, et qu’elle était loin d’être aimable pour les uns ou les autres.

Et pourtant, elle aurait dû tant s’amuser à Rochebrune. Si, au lieu de choyer, pour ainsi dire, son chagrin d’être séparée de sa famille, elle avait secoué bravement sa tristesse et cherché à découvrir les bons côtés de son séjour au château, elle eût trouvé autour d’elle mille sujets de bonheur et de plaisirs. Comme elle était loin d’être sotte, elle finit par se créer des distractions : avec des livres, de la musique, un bon piano, un grand jardin, on ne peut pas s’ennuyer longtemps. Et puis, on se lasse de pleurer sur soi-même. Il arriva donc qu’au bout d’une quinzaine de jours, et alors même que la dose de sagesse de ses cousines était bien près d’être épuisée, Valentine, faisant un retour sur le passé, n’était pas loin de s’apercevoir qu’une partie de ses peines n’existait que dans son imagination. Il lui restait à se faire connaître sous son véritable jour, et ce devait être long, grâce aux malentendus de toutes sortes qui s’étaient produits depuis le départ de Paris. La fillette devait apprendre à ses dépens qu’il peut entrer de l’égoïsme dans les plus grands chagrins, et que les tristesses les plus légitimes éloignent, de nous nos meilleurs amis, si elles nous rendent trop concentrés, trop susceptibles, en un mot, trop personnels. Pour être aimé, il ne suffit pas d’être animé des meilleures intentions, il ne suffit même pas, comme le croyait Valentine « d’être bonne et de ne vouloir de mal à personne », pour être aimé, il faut être aimable.

L’apparence n’est certainement pas tout, mais comme nous ne possédons pas de lunettes qui nous permettent de lire du premier coup dans le cœur de nos voisins, l’apparence exerce, vous le savez, une grande influence sur nos jugements. Il s’en suit que l’on a quelque tendance à croire les gens un peu moins bons qu’ils ne paraissent, car il nous vient rarement à l’idée que bien des natures soient un peu comme les châtaignes très douces à l’intérieur, très déplaisantes à l’extérieur. Contrairement à ses cousines qui s’efforçaient de cacher leurs défauts, Valentine exagérant les siens de peur de sembler hypocrite, n’avait laissé voir de son caractère que les piquants. Qui donc pouvait deviner que sous ces dehors peu gracieux se cachait un petit cœur d’or ; que ces petites mains rouges ne demandaient qu’à se dévouer au service des autres ; que, loin du foyer paternel, cette petite figure pâle était comme congelée, qu’il lui fallait, pour la dérider, un peu de bonheur à distribuer autour d’elle, des caresses à donner et à recevoir ? Mlle Favières même s’y trompait presque, malgré sa perspicacité, et quoique la petite scène d’adieux de la gare lui eût fait juger Valentine très favorablement au premier abord.

Ajoutons à la décharge de la fillette que, comme l’avait dit son frère, elle était fatiguée par une croissance trop rapide ; cela expliquait un état nerveux qui la rendait plus impressionnable que ses cousines. Elle avait des timidités qui faisaient rire aux larmes Geneviève élevée en garçon. Et, petite Parisienne qui ne connaissait la vie champêtre que par quelques parties de campagne, elle montrait des étonnements inquiets qui amusaient énormément ces demoiselles. Marie-Antoinette en avait bien d’autres, mais, soit respect de ses belles toilettes, soit parce que son petit orgueil la rendait invulnérable, on avait vite cessé de la taquiner sur ce sujet. Avec Valentine qui ripostait mal et qui souffrait, c’était bien plus amusant. Qu’on avait donc ri le jour où elle s’était laissé sans méfiance fourrer dans le cou et dans les bras ces épis d’herbe qui semblent « grimper » comme des bêtes vivantes ! sa sensibilité exagérée la faisait crier comme sous l’empire d’une véritable douleur, tandis que les autres considéraient ce petit chatouillement comme un jeu. Une piqûre de cousin la mettait hors d’elle, aussi la traitait-on de douillette ; et on ne lui épargnait pas l’épithète malsonnante de poltronne, qui, dans la bouche de Geneviève, constituait la pire injure, lorsqu’elle se refusait à traverser le petit pont rustique jeté sur un minuscule ruisseau : « la balustrade manquait ! » La belle affaire vraiment !… Geneviève le faisait dix fois de suite en courant sans avoir le moindre vertige.



« Comprenez-vous qu’on ait peur pour si peu ? » disait Charlotte, devenue le fidèle écho de Geneviève.

Ce qui n’empêchait pas que, dans les longues parties de cache-cache organisées le soir, à la nuit tombante, le cœur de ces mêmes fillettes, si braves et si hardies en plein jour, battait bien fort. Lorsqu’on se cachait dans les massifs ombreux, on avait soin de choisir ceux qui donnaient sur les avenues éclairées par la lune. Il faisait si noir dans les bois, les arbres grimaçants semblaient des fantômes hideux ; la moindre feuille tombante leur paraissait révéler la présence d’ennemis formidables, d’autant plus effrayants qu’on ne les voyait point. C’était bien la peine de faire tant d’embarras, n’est-ce pas ?

Un jour pourtant, Valentine sut prouver qu’elle ne manquait pas de courage quand il en était véritablement besoin, et non par pure bravade, ou pour se faire remarquer. Voici en quelle occasion :

Un des jeux favoris des enfants était, avons-nous dit, de jouer à cache-cache. C’était à qui inventerait les cachettes les plus bizarres pour n’être pas découvert, lorsque, pour changer le jeu ordinaire, une seule petite fille se cachait et les quatre autres « cherchaient ! » Cette écervelée de Geneviève ne s’était-elle pas dissimulée une certaine fois à la cave, derrière un énorme tas de charbon, d’où elle était sortie plus noire qu’un charbonnier, au grand détriment de sa robe rose. Les granges étaient surtout mises à contribution. Charlotte, pour marcher sur les traces de Geneviève, s’était glissée un jour dans le grenier à foin, où elle s’était si bien ensevelie dans le fourrage parfumé qu’elle avait presque failli étouffer. Mais à Geneviève revenait la palme pour les cachettes biscornues, sacs de pommes de terre, tonneaux vides, grands baquets à faire la lessive, tout lui était bon, pourvu qu’elle réussît à intriguer ses compagnes pendant des demi-heures.

Un après-midi donc, Valentine, en veine d’être aimable, avait accepté d’être de la partie. Mettant de côté ses petites terreurs ordinaires, elle s’était promis de chercher aussi une cachette merveilleuse. Laissant ses cousines « au but » où elles bavardaient comme une nuée d’oiseaux babillards pour tromper les longueurs de l’attente, elle se dirigea vers les granges et les étables. Où se cacher ? Elle jeta en passant un coup d’œil circulaire sur l’écurie. Non. Ces stalles vides à côté des boxes occupées par les quatre ou cinq chevaux de l’oncle, ne la tentaient point. L’odeur des étables pas davantage. Elle n’appréciait pas les coups de pieds des chevaux ou des vaches, d’ailleurs la veille encore, n’avait-on pas trouvé Geneviève nichée dans le râtelier des chevaux où elle avait grimpé Dieu sait comme, et s’était si bien couverte de foin qu’on était entré vingt fois dans l’écurie sans l’apercevoir. La grange ? mais c’était le premier endroit où on la chercherait.

Où aller ? se demandait Valentine. Ah ! la remise !… Là, plusieurs voitures vides dans lesquelles on serait très bien, soit sous la banquette de la calèche, soit sous le grand tablier du cabriolet. Oui, mais Marie-Antoinette y avait déjà pensé… Oh !… une idée. Cette grande armoire à doubles battants, si vaste qu’on eût dit un petit office, serait une cachette incomparable. Jérôme, le palefrenier, y serre ses brosses et ses étrilles, ses harnais el ses courroies, ses seaux et tout le matériel dont il se sert pour entretenir le brillant des voitures et la santé des chevaux.

Habituellement, l’armoire est fermée à clef ; ce jour-là, elle est entr’ouverte, et la clef est dans la serrure, il suffira de pousser la porte sur soi pour la refermer. Elle est très propre, cette armoire, et ceci est une raison déterminante pour Valentine qui est soigneuse de toute sa personne comme un petit chat.

Vite, dans l’armoire. C’est une vraie petite chambre pour une personne de la taille de la fillette ! Il y a même un œil de bœuf donnant sur la vallée derrière la maison. On y est vraiment fort bien.

Tiens ! par l’œil de bœuf, on aperçoit au loin les montagnes, si vertes au premier plan, si brunes au second, avec leurs crêtes escarpées zigzaguant sur le ciel bleu. Le soleil va se cacher derrière ces montagnes ; on le voit empourprer toute la cime des hauts pics du fond. Quelles splendides teintes dorées prend l’horizon entier. Les roches deviennent d’un rose admirable, on les croirait subitement recouvertes de bruyères fleuries. Le soleil semble un énorme ballon rouge perdu sur le haut du mont. Il glisse insensiblement de l’autre côté et disparaît. Et voilà le ciel qui passe par tous les tons de la gamme du rouge, jusqu’à ce que, tout d’un coup, la vallée se trouve plongée dans l’obscurité, tandis que les sommets restent baignés de lumière. Puis, tout se fond dans des nuances violacées qui deviennent bientôt grisailles, et enfin blanchâtres, et le crépuscule descend sur la terre.

Alors, Valentine se retourne subitement. Mais comment se fait-il que ses compagnes ne l’aient pas encore découverte dans sa cachette ? Est-il possible qu’elle se soit absorbée dans la vue de ce spectacle magique à un tel point qu’elle en ait oublié toute notion du temps ? Vraiment, c’est plus beau qu’une féerie du Châtelet…

La petite fille, toute frissonnante, saute du tabouret sur lequel elle s’était juchée et s’apprête à sortir. Puisque ses cousines ne l’ont pas trouvée, il est de bonne guerre de sortir inaperçue, et de retourner au but en gardant pour soi le secret de sa cachette.

Mais en voilà bien d’une autre : il n’y a pas moyen d’ouvrir la porte.

Valentine croyait n’avoir fait que la pousser et il se trouve qu’elle est fermée à clef.

Jérôme, le palefrenier, avait donné un tour de clef en passant, sans se douter qu’il y eût quelqu’un dedans, et Valentine, toute à sa contemplation, n’avait rien entendu. Elle croit d’abord à une plaisanterie de ses cousines. Elle ne doute pas que les fillettes ne soient là, cachées, toutes prêtes à se moquer de ses frayeurs. Elle feint de rire ; elle tapote un petit air de sa composition, chantonne, bien décidée à être gaie et de bonne humeur :

Au clair de la lune.
Mon ami Pierrot,
Ouvre-moi ta porte…

Rien ne lui répond. Elle tape un peu plus fort, ébranle la porte sous ses coups de poing, crie :

« Allons, ouvrez, mesdemoiselles, c’est assez ! »

Vraiment, la plaisanterie a suffisamment duré. La nuit tombe vite en été, ce n’est pas très agréable de se trouver enfermée en une grande armoire dans les ténèbres, Valentine croit déjà sentir des rats lui grimper aux jambes. Les minutes lui semblent des siècles. C’est un mauvais tour à jouer à quelqu’un. Geneviève même aurait peur à sa place, elle le sait bien. Et Marie-Antoinette, quels cris elle pousserait !…

Mille histoires reviennent à la mémoire de Valentine. N’a-t-elle pas ouï dire qu’un jour une mariée de Bretagne, jouant à ce même jeu de cache-cache le jour de ses noces, s’était avisée de se fourrer dans un grand coffre au grenier, et avait refermé sur elle un couvercle trop lourd qu’il lui avait été impossible de soulever ensuite. De sorte qu’on avait fureté, appelé, fouillé dans toute la maison sans songer à la chercher dans le coffre où elle était évanouie faute d’air, la pauvre petite mariée. Longtemps, longtemps après, on l’avait retrouvée morte.

Quelle horreur si Valentine allait s’évanouir aussi. Déjà, il lui semblait que l’air était devenu lourd, suffocant, et qu’elle étouffait dans sa cachette… Un peu de réflexion lui prouva que ses craintes étaient sans fondement sérieux. Il est certain que c’était peu amusant d’être enfermée là, peut-être pour toute la nuit, mais grâce à l’œil de bœuf, il n’y avait nul danger d’être asphyxiée.

« Je leur montrerai que je ne suis pas poltronne ! » s’écria la petite fille en serrant fortement les dents l’une contre l’autre et fronçant le sourcil avec une énergie d’autant plus grande qu’elle était plus nouvelle.

Elle renfonça ses larmes :

« Je ne veux pas qu’elles me voient les yeux rouges, se dit-elle, je ne veux pas pleurer ! je ne pleurerai pas ! »

Elle s’efforça donc de faire bonne contenance. Pour oublier sa situation, elle essaya de penser à mille autres choses ; elle récita les unes après les autres toutes les poésies qu’elle avait apprises par cœur ; elle s’interdit toute pensée amollissante de la rue de Vaugirard et des quatre frères Aymon ; mais l’heure du dîner était sonnée depuis longtemps, et son estomac criait famine, ce qui s’ajoutait à toutes ses angoisses. Nul n’ignore qu’il est plus difficile d’être brave à jeun qu’après un bon repas ; puis, la perspective d’une nuit blanche était peu réjouissante.

« Pourvu qu’il y ait de la lune cette nuit et point de rats » se disait la pauvre petite, trahissant ainsi ses deux grandes frayeurs.

Elle frissonna, non de peur mais de froid. Si au moins elle avait eu un manteau pour se couvrir, une couverture…

« Mais j’y pense, s’écria-t-elle, il n’est pas possible qu’il n’y ait point sur un des rayons de cette armoire des couvertures pour les chevaux. Je ne demanderais qu’à en trouver une pour me déclarer satisfaite de mon sort. »

Elle chercha à tâtons dans tous les coins, sa petite main heurta à mille obstacles inconnus, — et non sans pousser de petits cris lorsque certains contacts de brosses lui faisaient croire à une rencontre fortuite avec des souris. — Oh ! bonheur ! ses doigts sentent un épais tissu. Elle tire plus fort. Une lourde couverture lui dégringole sur la tête. De joie, elle en oublie ses pires appréhensions, et rit en s’enroulant complètement dans cette étoffe si chaude quoique si rugueuse. Elle n’en est plus à s’inquiéter de l’odeur chevaline qui lui déplaisait tant auparavant.

« Je dois ressembler à un Arabe », dit-elle gaîment. Les Bédouins que j’ai vus au Jardin d’Acclimatation n’ont jamais d’autre lit. Si je faisais comme eux ? Qui dort dîne : Je sentirai moins la faim… C’est drôle de souffrir de la faim chez un oncle si riche !… »

Et elle s’étendit par terre, les bras repliés sur le tabouret et la joue sur ses deux mains. Malgré cette position assez peu confortable, il faut l’avouer, elle ne tarda pas à s’endormir.

Cependant, tout le monde était en émoi au château. Les cousines, lasses de chercher, lasses d’appeler, avaient donné l’alarme. On ne parlait de rien moins que d’organiser des battues dans la forêt, lorsque le cocher, en quête de lanternes, étant entré dans la remise, eut à ouvrir la fameuse armoire et découvrit Valentine profondément endormie.

« Ah bien, si je m’attendais à vous trouver là, Mam’zelle ! » s’écria-t-il.

Et après qu’il eut appris toute l’histoire.

« Faut avouer que vous n’êtes pas peureuse ! ajouta-t-il, j’en connais qui auraient fait un joli potin à vot’ place ! »

Valentine ne se sentait pas de joie de se voir décerner un brevet de courage, et elle se promit d’en avoir fini pour toute sa vie avec ses frayeurs d’autrefois.

« Sais-tu, lui dit Geneviève quand le cocher l’eut ramenée en triomphe, que tu aurais bien pu passer la nuit entière dans ton armoire ?

— Je le sais, répondit-elle,

— Et tu n’avais pas peur ?

— Pas trop.

— Décidément, on nous a changé notre Valentine ! » déclarèrent les fillettes étonnées.