Les cinq nièces de l’oncle Barbe-Bleue/Chapitre 03

Charavay, Mantoux, Martin (p. 43-62).



CHAPITRE III


LE COURRIER DE ROCHEBRUNE


Le jeudi qui suivit l’arrivée des cinq petites filles à Rochebrune, le facteur emporta une véritable collection de lettres. Chacune d’elles était en quelque sorte typique, et donnait une idée assez juste de l’impression que pouvaient produire le château et son propriétaire sur ces jeunes imaginations.

« Cher petit père adoré, » écrivait Geneviève, « ton petit conscrit n’est pas une grande écrivassière, mais je t’ai promis une lettre tous les huit jours et tu l’auras. J’ai tant de choses à te dire que je ne sais par où commencer. Te parlerai-je du voyage ? ce ne sera pas bien intéressant de te donner un itinéraire détaillé. (Voyez le Guide Joanne en pareil cas). Il suffit de te dire que le trajet a été long, long, long ! J’ai cru que nous n’arriverions jamais. Songe que j’étais seule pour égayer notre wagon. Mlle Favières était grave comme un juge, (il ne lui manquait que la loge), Charlotte et Élisabeth me regardaient bouche bée, riant à se tordre de mes moindres paroles, mais ne m’aidaient en rien. C’était à peu près aussi commode de causer avec elles que de jouer au volant avec un partenaire maladroit qui vous le renvoie toujours de travers. Y a-t-il quelque chose d’aussi insipide qu’une partie de grâces ou de volant dans de pareilles conditions ?… Marie-Antoinette dormait, sous prétexte qu’elle s’était levée trop tôt, et Valentine a une manière à elle de dormir les yeux ouverts qui ne vaut guère mieux pour ses voisines : Comme amusement, c’était modéré.

» Au fait, j’y pense ; tu ne te rappelles peut-être pas les noms de ces deux nouvelles petites cousines. Je te dirai donc, pour que tu ne les confondes pas, que Valentine est celle qui est arrivée à la gare, flanquée de ses quatre frères — comme qui dirait quatre hommes et un caporal, ou la sœur des quatre fils Aymon — et Marie-Antoinette est la petite en blanc qui était si en retard.

» J’ai épuisé pour nous distraire jusqu’à ma dernière cartouche, au propre et au figuré, car les cartouches de chez Boissier étaient délicieuses avec leur crème à la noisette. Nous en avons fait une telle consommation, que la boîte dont tu m’avais munie, comme un amour de Papa que tu es, a été vite vidée. Je l’ai lancée par la portière, et elle est allée tomber sur le nez d’un garde-barrière tout ébaubi, ce qui nous a bien fait rire.

» Pour ne pas mourir d’ennui dans le compartiment où nous étions parquées, nous avons essayé de tout, mais notre plus grande ressource a été de manger, nous avons fait trois repas, sans compter les intermèdes. Mon Dieu, que Charlotte est gourmande, si tu savais ! cela m’étonne qu’elle n’ait pas été malade après tout ce qu’elle a avalé. Dans les intervalles, nous avons fini par faire comme les boas constrictors, et nous nous sommes laissées aller à une somnolence béate.

» Nous sommes arrivées très tard à Grenoble. Le landau de l’oncle nous attendait. Si tu nous avais vues écarquillant nos yeux pour tout voir, tu aurais ri. Que pouvions-nous distinguer à cette heure ? Entre dix et onze heures du soir, toutes les villes se ressemblent, surtout quand on les traverse en voiture fermée. J’ai aperçu vaguement des montagnes qui se profilaient ; puis, notre premier moment d’excitation passé, nous avons recommencé de sommeiller. Enfin, au bout de deux mortelles heures, par des chemins toujours montants, nous sommes arrivées à Rochebrune. L’oncle est venu à notre rencontre pour nous souhaiter la bienvenue. Qu’il a l’air grave et sévère l’oncle Isidore ! Non, vois-tu, un oncle, si bon qu’il puisse être, ne vaut jamais un papa, et surtout un papa comme toi ! Oh ! que je t’embrasserais si je te tenais et avec quelle joie je te tirerais les moustaches !… L’oncle Isidore a une longue barbe, lui ; mais je n’oserais jamais la lui tirer !…

» Tu comprends que nous n’avons pas beaucoup causé le premier soir. On nous avait préparé un souper, oh ! un souper, je ne te dis que ça, mais personne n’était en état d’y faire honneur, et nous soupirions toutes après nos lits. Nous sommes logées princièrement dans une des ailes du château, avec Mlle Favières pour nous garder. Nous avons chacune notre chambre, à l’enfilade ; et, le soir, nous laissons notre porte ouverte, Charlotte et moi, pour bavarder de loin, avant de nous endormir. Le premier jour, je te prie de croire que nous n’avons pas perdu trop de temps ; mais après, nous nous sommes rattrapées. Elle est gentille, Charlotte, elle me suit comme mon ombre, à ce point que sa sœur en est jalouse. Ma foi, tant pis, Élisabeth n’a qu’à être plus complaisante pour Charlotte si elle veut être sa préférée !…

» Le château est immense. Il y a tout un autre corps de logis où l’Oncle a ses appartements particuliers, et où on nous a défendu d’aller. Entre ce bâtiment et le nôtre, il y a des salons sans fin : petit salon, grand salon, salon de réception, salle de billard, etc. Rien que ça de luxe ! C’est drôle que nous ne puissions pas aller voir l’Oncle chez lui. À quoi travaille-t-il donc qu’il a si peur d’être dérangé ?

» Je ne comprends pas très bien non plus pourquoi il nous a fait venir : tantôt nous ne le voyons pas de la journée, tantôt il ne nous quitte pas. Je te le dirai tout bas, petit père chéri, j’ai un peu, un tout petit peu peur de lui. Il me fait l’effet de Barbe-Bleue quand il s’enferme comme cela tout seul. Hier soir, j’ai presque donné une attaque de nerfs à Charlotte en lui disant que si nous allions dans la tourelle qui s’élève vis-à-vis la nôtre, du côté où il nous est interdit de jeter les yeux, nous y découvririons peut-être, comme jadis chez Barbe-Bleue, des secrets épouvantables. Que deviendrions-nous, si nous nous trouvions jamais face à face avec les huit femmes sans tête dont la vue glaça d’horreur Anne, ma sœur Anne, et sa tremblante sœur ?… Nous n’aurions pas même la ressource d’appeler à notre secours les quatre lycéens dont Valentine veut sans cesse nous narrer les prouesses.

» Que n’es-tu là, toi, papa aimé, avec ton grand sabre et toute ta panoplie. J’entends d’ici que tu te moques de moi et de mes sottes frayeurs ; c’est pour rire, va, la fille de mon père ne peut pas avoir peur !

» Voilà bien des pages que je barbouille pour ne pas t’apprendre grand chose. J’ajouterai donc que le château est magnifique ; le parc grand à s’y perdre, très peu soigné, mais il n’en est que plus charmant ; Mlle Favières, très bonne pour nous ; je l’aimerais beaucoup si ce n’était qu’elle tient essentiellement à nous faire travailler (ce qui est l’abomination des abominations, puisque nous sommes en vacances !) que je cours et danse dans le jardin chaque fois que je puis lui échapper ; que ces demoiselles sont assez gentilles pour que nous fassions de bonnes parties ensemble, et que, si tu pouvais venir me chercher, nous ferions de belles excursions tous les deux. À quoi ça sert, les montagnes, quand on ne grimpe pas dessus ? Nous avons beau être perchées assez haut sur notre mont, nous sommes entourées de montagnes encore plus hautes que je voudrais gravir… Au fait, je ne détesterais pas d’y aller en ballon, parce qu’en montagne, ce qui est ennuyeux, c’est d’être obligé de toujours redescendre pour remonter.

» Mais je bavarde, je bavarde, et voilà qu’il va falloir mettre une demi-douzaine de timbres à ma lettre. Heureusement que je suis riche. L’Oncle nous a donné à chacune un billet de… devine un peu… un billet de cent francs. Il me semble que je suis devenue tout d’un coup millionnaire. Je ne suis pas comme Mlle Marie-Antoinette de Montvilliers, moi ! je n’en ai pas plein ma bourse, de ces billets bleus !…

» Au revoir, petit père à moi, une longue lettre pareille d’une paresseuse comme moi vaut bien un million de baisers. Je te les réclamerai au retour. En attendant, je t’en envoie un régiment de la part de

Ton petit diable rose,
Geneviève. »


Les cousines de Geneviève n’en avaient pas, à beaucoup près, écrit si long. Elles n’avaient ni l’exubérance de la fillette, ni cette vivacité de plume qui faisait que, malgré sa paresse, ce n’était pour elle ni une fatigue ni un ennui de raconter mille folies à son indulgent papa, sûre qu’elle était de toujours l’intéresser par son gentil babil.

Élisabeth et Charlotte, élevées plus sévèrement, n’osaient se laisser aller à tant d’expansion. Elles s’inquiétaient surtout de bien barrer leurs t, de bien boucler leurs e et de faire rentrer leurs lettres dans l’alignement réglementaire. Ce n’est pas elles qui eussent jamais osé envoyer des missives où les lignes s’enchevêtraient, couraient de la cave au grenier, ou bien oscillaient en zigzags monstrueux. Geneviève envoyait ses idées à mesure qu’elles éclosaient dans sa folle cervelle, sans souci de la construction grammaticale. Charlotte et Élisabeth s’inquiétaient bien davantage de l’orthographe et de la syntaxe. Cela nuisait parfois aux idées.

Voici leurs deux lettres :

Celle de l’aînée d’abord.

« Mon cher papa et ma chère maman,

» Nous avons fait un très bon voyage et nous ne sommes pas fatiguées du tout. J’espère que ma bonne mère n’est pas fatiguée non plus de son voyage de retour et que tout le monde va bien à la maison. Avez-vous trouvé le temps long sans nous ? C’est très amusant de voyager ; je voudrais bien que l’oncle Isidore nous invitât tous les étés. Il a un beau jardin plein de fleurs et un verger rempli de fruits. Je recommande toujours à Charlotte de ne pas trop manger d’abricots, mais elle ne m’écoute pas comme elle devrait écouter une sœur aînée. Heureusement, elle prend dix fois plus d’exercice ici qu’à Orléans, et elle n’a pas encore eu d’indigestions, quoiqu’elle mange comme quatre.

» L’Oncle est très extraordinaire avec son grand chapeau, sa grande barbe noire et ses airs rébarbatifs, mais il est très bon pour nous. Il nous a dit de bien profiter de nos vacances, et nous nous en donnons de jouer et de courir. Nous travaillons aussi avec Mlle Favières ; je suis généralement première en orthographe et en calcul, Charlotte me suit de près, et Valentine nous bat pour tout le reste. Geneviève en ferait autant si elle voulait s’en donner la peine, mais qu’elle est étourdie ! Quant à Marie-Antoinette, elle ne sait pas travailler sans sa gouvernante. Elle a de bonnes places à son cours, mais c’est parce que Miss Dora lui serine ses leçons et lui mâche ses devoirs. Si j’étais la maîtresse du cours, je donnerais les bonnes notes à Miss Dora et non pas à Marie-Antoinette. Ce n’est pas malin de travailler de cette manière. La paresseuse passe son temps étendue sur un canapé ou dans un fauteuil, et la pauvre Miss Dora la poursuit de chambre en chambre, un livre à la main, pour lui répéter ses fables ou son histoire jusqu’à ce qu’elle les sache. Elle est bien forcée de les apprendre, à moins de se boucher les oreilles. Je ne voudrais pas être sa gouvernante pour tout l’or du monde.



» Oh ! le beau cadeau que l’Oncle nous a fait ! devinez ce qu’il nous a donné ? un beau billet de cent francs ! Tu me le mettras à la caisse d’épargne quand je reviendrai, n’est ce pas mon cher papa ? J’ai peur que Charlotte ne dépense tout le sien en sucreries, mais l’oncle a défendu de nous donner des conseils sur la manière d’employer notre argent, et je n’ose rien dire à ma sœur. Vrai, il faut être par trop gourmande pour penser à acheter des bonbons quand on a tous les jours des desserts comme ceux que nous avons. La cuisinière de mon oncle fait la cuisine dans la perfection ; il a dit hier que son omelette soufflée était un chef-d’œuvre. Valentine est la seule qui n’en ait pas tâté, elle dit que quand elle n’a plus faim, elle n’a pas plus d’appétit pour le dessert que pour autre chose ; ce n’est pas comme Charlotte qui en a redemandé trois fois.

» Adieu, mon cher Papa et ma chère Maman, ne soyez pas inquiets de nous ; la pièce d’eau n’est pas profonde, et quand même elle le serait, nous ne sommes pas assez bêtes pour nous y jeter. Nous ne risquons donc absolument rien.

» Je vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que mes frères.

» Votre petite fille qui vous aime.

Élisabeth. »

1er P. S. Mes frères se taquinent-ils toujours autant ? Croiriez-vous que Valentine prétend que les siens ne la taquinent jamais ! Comme si c’était possible !…

2e P. S. Cette étourdie de Charlotte a perdu ses gants neufs. Elle n’en fait jamais d’autres. »

Charlotte avait glissé dans l’enveloppe de sa sœur un billet croisé dans tous les sens :

« Ma chère Maman,

» Je suis sûre qu’Élisabeth te raconte tout ce que nous faisons et qu’il ne me reste plus rien à te dire. Je m’amuse beaucoup ; on peut faire tant de choses quand on est cinq pour jouer ! c’est juste le nombre pour les quatre coins, et quand nous faisons des parties où il ne faut être que quatre, Valentine nous dit toujours qu’elle ne tient pas à en être, qu’elle aime mieux lire, ainsi tout le monde est content.

» Geneviève est bien drôle. Je n’ai jamais vu de petite fille aussi amusante ; elle nous fait rire tout le temps avec ses bêtises. Elle me raconte de grandes histoires qui me font trembler, et tout d’un coup, elle éclate de rire en me disant que ce n’est pas vrai, que c’est seulement pour voir la mine que je fais. Je ne sais jamais quand elle parle sérieusement.

» J’ai perdu mes beaux gants neufs. Élisabeth te l’a-t-elle dit ? elle m’a assez grondée quand je les ai perdus. Je m’en suis aperçue le lendemain de notre arrivée ; c’est probablement en aidant Mlle Favières à sortir nos paquets du train que je les aurai laissé tomber. Si Élisabeth était restée avec nous dans le wagon pour nous aider au lieu d’en sortir la première, elle les aurait peut-être vus par terre et je ne les aurais pas perdus. Est-ce qu’il va falloir que je change mon joli billet de cent francs pour en racheter d’autres ? Je sais bien que c’est le pays, parce que j’ai appris dans ma géographie qu’il y a des fabriques de gants de peau à Grenoble, mais je ne sais pas si nous irons bientôt en ville. Nous ne sommes pas encore allées plus loin que Damville et chacun se mettait sur sa porte pour nous regarder passer. Était-ce parce que nous étions six, avec Mlle Favières, et qu’on n’est pas habitué à voir la voiture de l’oncle si bien garnie ? Geneviève prétend que c’est à cause de sa robe rouge, et moi je crois que c’est la robe brodée de Marie-Antoinette et sa grande plume blanche que tout le monde regarde.

» Cela ne fait rien ! s’il faut que je remplace tout ce que je perds, il ne me restera bientôt rien de mon beau billet. Et moi qui voulais te rapporter quelque chose, comment ferai-je ?

» Adieu ma chère Maman, je t’embrasse bien fort ainsi que Papa et mes frères.

Ta petite,
Charlotte. »



La lettre de Marie-Antoinette était encore plus courte :


« Ma chère Maman,

» Pourquoi n’as-tu pas envoyez Miss Dora avec moi ? je croyait qu’elle avait voyager par un autre train avec mes bagages, et quand mes malles sont enfin arrivé, Dora n’était pas là pour les défaire. C’est insupportable. Je suis obligée de m’habillée presque toujours toute seule. Il ne manque pas de domestique ici, mais l’oncle à ses idées à lui et il ne veut pas qu’on nous serve de femme de chambres. Mlle Favière ne m’aide que quand je ne peux absolument pas m’en tirer. J’ai essayée de me fâcher, mais avec elle, cela ne prend pas et puis j’ai un peu honte, parce que ces demoiselles savent toutes s’habiller sans le secours de personne et qu’elles se moque de moi. Je ne vois pas pourquoi elles s’en moquent, car elles sont très mal mises, mais ici on ne voit personne, c’est assez bien pour les gens du pays. J’aimerais bien mieux être à Trouville ou à Vichy. Il me tarde que les vacances soient fini ; Il y a de belles choses chez l’oncle, mais à quoi bon quand il n’y a aucun visiteur pour les admirer ?

» Tu diras à la couturière que je lui ferai faire tout de suite en rentrant le costume de dégisement que tu n’as pas voulu comander parce qu’il coûtait trop cher, tu sais bien, le costume de marquise, je le payerai moi-même, l’Oncle m’a donné cent francs. Je tâcherait de ne pas les dépenser jusque-là.

» Papa est-il de retour ?

» Je vous embrasse tous les deux.

» Votre fille,
» Marie-Antoinette de Montvilliers. »


Quant à Valentine, sa missive très volumineuse, portait en maint endroit des taches dont l’origine était évidente. On avait dû pleurer à plusieurs reprises en l’écrivant :

« Cher papa, chère maman, cher tout le monde !

» Que je voudrais être auprès de vous ! Si vous saviez combien je me sens seule dans ce grand château isolé ! Je pense tout le temps à ce que vous faites tous, et, le soir, je suis si triste quand je me dis que je ne peux pas aller vous embrasser et border Lolo dans son petit lit, avant de me coucher moi-même !…

» J’espère que je vous manque un peu, oh ! rien qu’un tout petit peu, mais vous — non, vrai, je n’ai pas de mots pour vous dire combien vous me manquez… Et pourtant, c’est bien joli ici et on pourrait y être si heureux !… Que ne sommes-nous encore au temps des fées et que ne puis-je, d’un coup de baguette, vous transporter à Rochebrune. Papa, il y a une grande belle serre attenant au salon. Quel bel atelier j’en ferais pour toi, si le château de l’Oncle était à moi ! Maman aurait son petit salon dans la pièce à côté, une charmante petite pièce vert d’eau. Les meubles sont recouverts de satin d’un vert pâle, pâle, pâle ; les tentures sont du même satin, et le plafond d’un rose si tendre qu’on dirait d’un lever de soleil perpétuel. Une grande glace sans tain donne sur la serre. N’est-ce pas, petite mère, que tu serais bien là pour travailler ? Mais tu ne travaillerais plus jamais si j’étais riche ! Nous ne saurions plus ce que c’est que les bas à repriser, et les jerseys à raccommoder à la maille, et les robes à retourner !…

» La grande belle bibliothèque toute en chêne sculpté, avec ses rayons pleins de livres, tapissant du haut en bas deux de ses murailles, serait une merveilleuse salle d’études pour les garçons. Que de livres, Daniel, si tu savais !… Et quels jeux on ferait dans la salle de billard, dans le grand fumoir où l’oncle ne fume presque jamais, mais où il a réuni toutes les curiosités rapportées de ses voyages. Un vrai musée, Stanislas, tu y passerais des heures !… Et il y a un poney à l’écurie, je l’ai vu, Jacques, un poney qui a l’air si doux que papa ne te refuserait pas de le monter. Pour Lolo, il y a une balançoire, un trapèze. Oh ! ce serait le paradis terrestre, si nous avions tout cela à nous.

» Imaginez-vous un vrai vieux château, pas une imitation, ni une — comment faut-il dire ? — une restauration, mais un château qui date de trois cents ans, avec des tourelles, des clochetons, des murs dix fois épais comme ceux de notre maison de Paris ; un escalier monumental à double spirale, je crois, comme celui du château de Vizille, où l’Oncle nous a menées l’autre jour. Et des escaliers intérieurs, des fenêtres à tout petits carreaux plombés, sauf dans la partie neuve ; enfin toutes les choses dont on lit la description dans les livres. Il y avait autrefois des remparts et un pont-levis, les uns sont à moitié démolis, ils disparaissent sous les ronces et le lierre ; l’autre a disparu et on a comblé les fossés.

» Rochebrune est, comme l’indique son nom, perché sur un rocher aride, bruni par le soleil, et si escarpé qu’on ne peut y pénétrer que d’un seul côté. Je ne sais pas si je m’explique bien. Je veux dire que le château surplombe la vallée, et que, de ce côté, il serait absolument impossible de pénétrer, tant la montagne est à pic. Il n’y a qu’une seule entrée qui donne dans le parc. Oh ! ce parc, qu’il est joli, papa ! Quels beaux couchers de soleil tu peindrais. Les sapins sont si verts, les montagnes si grandioses autour de nous. Quand je les vois si belles, j’en oublie ma tristesse. Le jardin et le verger m’intéressent fort peu, mais le parc (ou plutôt la forêt, car c’est immense), on y passerait sa vie.



» Eh bien, malgré toutes ses richesses, l’Oncle n’est pas

plus heureux que moi ! Il semble même l’être moins encore, car je l’observe souvent quand il est auprès de nous, et je le vois fréquemment soupirer. À quoi cela lui sert-il d’avoir tant de belles choses ? Il ne paraît pas s’en soucier. Il entre à peine dans sa bibliothèque, jamais dans ses grands salons, ni dans son fumoir. Il a une serre, jamais il n’y va ; des fleurs dans son jardin, jamais il n’en cueille. On oublie d’en mettre sur sa table, et les vases de Sèvres qui ornent le salon sont toujours vides. Ah ! si c’était à moi, la maison serait fleurie dans tous les coins, l’antichambre en serait pleine, les vastes corridors aussi. Il n’y aurait pas une fenêtre qui n’eût son écran de verdure pour l’hiver. Je me dis quelque fois que si Rochebrune est triste en ce moment par ces belles journées d’été, il doit être lugubre dans la mauvaise saison, et je plains de tout mon cœur le pauvre oncle cousu d’or, comme dit Lolo. Oui, je le plains, malgré sa fortune, car il n’a pas d’enfants et je suis sûre qu’il est malheureux. Je voudrais pouvoir le consoler, mais je n’ose pas ; j’ai peur qu’il me croie intéressée, flatteuse, que sais-je ! S’il était pauvre, je lui aurais déjà dit combien il me fait pitié. J’ai toujours envie de lui crier : ne restez pas ici tout seul cet hiver, revenez avec moi à Paris, il n’y a pas beaucoup de place rue de Vaugirard, mais nous vous y recevrions de grand cœur. N’est-ce pas, petite mère ? Oh ! je donnerais je ne sais quoi pour ne pas savoir…

» Est-ce parce que j’ai comme un poids énorme sur la poitrine que je trouve tout le monde triste à Rochebrune ? À l’exception de mes cousines (nous avons pris l’habitude de nous traiter de cousines) à l’exception de ces demoiselles, qui sont gaies comme des oiseaux, chacun a des mines de saules pleureurs. Les domestiques semblent des croque-morts ; ils vont et viennent comme des ombres, sans jamais sourire, surtout lorsque l’oncle sort de ses appartements particuliers où il passe la majeure partie de ses journées, et où il nous est défendu d’aller.

» Vraiment, avant que nous soyons ici, ce devait être le château de la Belle au Bois dormant. Geneviève, qui est très drôle quelquefois, l’appelle le château de Barbe-Bleue, et prétend que, bien sûr, l’Oncle cache au moins six femmes égorgées dans son cabinet. Il est si sombre parfois que ce serait à le croire. Mais il est aussi bien bon quand il veut !

» C’est maintenant que je vais vous dire quelque chose d’ektrordinaire, comme dit Maître Lolo, je l’ai gardé pour la bonne bouche. Je suis devenue immensément riche, grâce à la générosité de l’Oncle. Jacques, Stanislas, Daniel, ouvrez de grands yeux ! J’ai là, sorti de ma bourse, et posé sur mon buvard à côté de moi, un chiffon de papier bleu qui vaut cent francs.

» Oui, messieurs mes frères, CENT francs !

» Que n’allons-nous pas acheter avec cela ? Maman commencera par prendre une femme de ménage pendant un mois afin de se reposer — quand ce ne serait que pour que je ne me sente pas si égoïste d’être à la campagne au bon air, tandis que vous souffrez de la chaleur à Paris. — Papa ne peut pas se passer plus longtemps d’un veston léger ; je le sais bien, moi, qu’il étouffe avec son veston bleu de l’an passé. Vite à la Belle-Jardinière, Papa. Tu emmèneras les garçons, car on renouvellera en même temps les jerseys des quatre frères Aymon (c’est cette maligne Geneviève qui s’est permis d’appeler ainsi notre quatuor).

» Je te défends d’économiser, petite maman chérie ! À quoi bon ? je ne veux pas un sou de cet argent, tu entends ? pas même un centime ; j’ai tout ce qu’il me faut et n’ai besoin de rien. Si par hasard il reste quelques francs, achète un livre à Daniel, un album à Stanislas, une boîte de couleurs à Jacques et un régiment de soldats de plomb à Lolo.

» Je n’ose pas ajouter : achète deux bourriches de pétunias pour mettre sur le balcon, car je te connais, jamais tu n’achètes rien pour toi, mais cela me ferait tant de plaisir de savoir que nos fleurs fanées sont remplacées, que tu devrais bien faire ce que je te demande. Toi qui aimes tant les fleurs ! si j’étais riche, je t’en expédierais tous les jours !… Mais, que dis-je, je suis riche, puisque je possède cent francs : deux mille sous ! hein ! Lolo, que de sucres d’orge cela représente !

» Vous aurez une lettre chargée demain ou après-demain, mais pour cela, il faut que j’aille en ville, à Dampierre, sinon à Grenoble.

» N’est-ce pas que l’oncle est bon, malgré son regard sombre et ses manières brusques, malgré ses bizarreries et son nom biscornu ? Si j’osais, je lui parlerais de vous et je le forcerais bien à vous aimer, mais voilà ! je n’ose pas, et il doit me prendre pour une petite niaise, pour une ingrate, tout au moins. C’est à peine si je lui ai dit merci, hier, tant je m’attendais peu à ce cadeau, et tant j’étais heureuse du bonheur en perspective pour vous tous. Ma première pensée a été pour vous, pour toi, chère Maman.

» Adieu, mes chers chéris, vous qui m’aimez malgré mes cheveux rouges et mon nez en trompette, malgré mes tabliers bleus et mes robes d’indienne, je vous envoie des milliards de baisers, que je charge Lolo de distribuer à chacun, de la part de

» Votre petite,
» Titine. »