Les cinq nièces de l’oncle Barbe-Bleue/Chapitre 02

Charavay, Mantoux, Martin (p. 23-42).



CHAPITRE II


LES NIÈCES


Si le digne M. Chatelart s’était trouvé à Paris, à la gare de Lyon, le 1er août à huit heures du matin, il aurait pu constater de visu combien ses conjectures étaient justes.

Tout s’était passé selon ses prévisions. Un échange de lettres ayant suffi pour convaincre les parents de l’identité de M. Maranday, de son honorabilité, et de leur propre intérêt à se conformer à ses caprices, tous les enfants arrivèrent successivement.

Mlle Favières, grande, mince et d’allure fort distinguée, était faite pour les tranquilliser. Elle n’était pas de la première jeunesse, ce qui ne la rendait que plus respectable, et toute sa personne avait un air de sévérité tempérée par une grande douceur, qui en faisait un mentor parfait pour cette petite bande turbulente. Les mamans les plus exigeantes auraient été rassurées par sa présence.

Mme Maranday, qui ne s’était décidée qu’à grand peine à se séparer de ses filles, poussa un soupir de soulagement en l’apercevant dans la salle d’attente. Arrivée avant les autres au rendez-vous, elle eut tout le loisir d’adresser à Mlle Favières ses recommandations maternelles. Élisabeth était un peu brusque avec sa sœur, Charlotte un peu désobéissante ; c’était la première fois qu’elles étaient séparées de leur mère, les pauvres petites, ce serait dur pour elles… Puis, ne prendraient-elles pas froid sans personne auprès d’elles pour leur nouer un foulard autour du cou en temps opportun, elles étaient si étourdies ! Charlotte avait facilement mal à la gorge, Élisabeth toussait pour un rien…

« N’ayez aucune crainte, Madame, » répondit Mlle Favières en réprimant un sourire, « sans être mère, je sais soigner les enfants, et le climat des environs de Grenoble, où est situé le château de Rochebrune, est certainement un des meilleurs de France. »

Pendant ce petit colloque, Élisabeth et Charlotte, peu accoutumées à voyager, se serraient contre Mme Maranday comme deux oiseaux frileux, n’ayant jamais essayé leurs ailes, et tout effarés à la pensée de quitter leur nid. Elles étaient depuis la veille à Paris, où elles n’avaient fait que de courtes apparitions à deux ou trois époques de leur vie, et tout ce qu’elles voyaient les remplissait d’étonnement. Cette gare immense, ce tohu-bohu des voyageurs les ahurissaient.

Petites et maigres, vêtues avec une simplicité monacale qui ne les avantageait pas, elles montraient des mines effacées sous leurs petits chapeaux de paille portant pour tout ornement un gros nœud marron chiffonné sans goût. Leurs cheveux d’un blond terne, plaqués sur les tempes, tombaient droits en une seule natte attachée par un ruban brun. Avec cela, les mêmes petits nez camards, la même bouche largement fendue et les mêmes yeux gris-bleus de leur mère. On eût dit deux réductions photographiques de la même personne, prises à un an de distance. Leurs robes beiges semblaient taillées dans une vieille robe de Mme Maranday et cousues par elle, et il n’était pas jusqu’à leurs rubans qui ne fussent fripés comme s’ils eussent déjà servi. L’éducation des trois frères coûtait cher et on économisait sur la toilette des enfants. La mère n’était pas beaucoup plus élégante avec sa robe tout unie, ses bandeaux plats et sa petite capote perlée.

Les fillettes ouvrirent de grands yeux lorsqu’à huit heures précises, heure militaire, le capitaine fit son apparition avec la pétulante Geneviève. Les changements de garnison n’avaient jamais assez rapproché l’officier du magistrat pour que leurs enfants se connussent intimement. Quoique Orléans ne fût pas à une grande distance de Caen, les petites Maranday n’avaient pas vu leur cousine depuis deux ans, et à cet âge, deux ans semblent une éternité. Qu’elle avait grandi ! c’était à peine si on la reconnaissait !…

Avec sa robe d’andrinople rouge, son petit béret posé de travers sur des cheveux noirs comme du jais, frisottant légèrement sur le front et à l’extrémité des longues mèches folles éparpillées sur son dos, Geneviève ressemblait à un petit diablotin échappé d’une boîte à surprise, à un joyeux lutin dont le rire éclatait en fusées toutes les cinq minutes. Ses yeux noirs étincelaient de gaîté et de malice, et toute sa petite personne frétillante respirait le bonheur. Elle était vive comme la poudre et ne tenait pas en place, au grand désespoir de ses professeurs, sauf de son professeur de gymnastique.

« J’aurais bien dû naître garçon, » disait-elle souvent quand on essayait de la gronder.

À de certains détails, gants déboutonnés, bottines mal lacées, robe déjà froissée et cheveux ébouriffés à cette heure matinale, on reconnaissait la fillette élevée sans mère. Elle se suspendait au bras de son papa avec toute l’assurance d’une enfant gâtée, et son petit sac de voyage, son manteau attaché par une courroie avec son parapluie de manière à ne former qu’un seul paquet, prouvaient la petite femme ferrée sur l’art de voyager.

À la voir à côté de ses cousines, on eût dit un brillant oiseau-mouche entre deux moineaux au morne plumage.

« Nous sommes ponctuels, » fit le capitaine en tirant son chronomètre, « l’exactitude ne consiste pas à arriver à un rendez-vous avant l’heure, mais bien à l’heure exacte. »

Puis, après avoir échangé quelques paroles avec Mlle Favières, il s’absorba dans une conversation avec sa belle-sœur tandis que les petites filles renouaient connaissance.

« Quel original que le cousin Isidore, lui disait-il. Rester trente ans sans donner signe de vie et se rappeler tout à coup à notre souvenir par une invitation tant soit peu bizarre, c’est bien lui !… Somme toute, je ne suis pas fâché qu’il m’ait demandé Geneviève ; je ne savais qu’en faire pendant les grandes manœuvres, et je pensais justement à vous l’envoyer. Un séjour dans les montagnes lui fera beaucoup de bien. »

À ce moment, toute une bande bruyante fit irruption dans la salle d’attente au grand amusement des voyageurs qui s’y trouvaient.

« Parions que voilà Mlle Favières, » dit très haut un jeune garçon d’une quinzaine d’années qui paraissait en être le chef.

Ces quatre lycéens escortant une grande fillette élancée ne pouvaient être que les jeunes Reynard. En effet, l’aîné des enfants vint poliment saluer l’institutrice, et s’étant assuré de son identité, il lui donna une lettre :

« Maman a la migraine ce matin, lui expliqua-t-il gravement, et papa ayant une commande très importante à terminer, je suis chargé de remettre Titine entre vos mains Mademoiselle, mais nous ne la quitterons qu’à la dernière minute, si vous nous le permettez. Nous pouvons aller sur le quai, nous avons des passes. »

Et il montrait fièrement la rondelle de carton orange, décoration d’un nouveau genre, qui se balançait sur sa poitrine comme sur celle de ses frères.

— J’aurais bien pu venir seul, ajouta-t-il, mais toute la smalah a poussé de beaux cris quand j’en ai parlé.

— Dame ! nous tenions à accompagner Titine, dit un second frère.

— Je crois bien, s’écria un troisième, il n’y en a pas deux comme elle, Mademoiselle.

— Qu’allons-nous devenir sans elle ? dit le quatrième d’un ton piteux. D’abord, qui est-ce qui me fera réciter mes leçons ?

— Et qui est-ce qui m’aidera pour mes problèmes ? reprit le troisième.

— Bah ! s’écria Valentine toute rougissante, si ce n’est que cela, vous vous passerez facilement de moi ! Daniel me remplacera auprès de toi, Lolo, et Stanislas, qui est autrement fort que moi en mathématiques, te fera comprendre tes problèmes cent fois mieux, mon petit Jacques.

— Ils ne sont pas aussi patients que toi, dirent les deux frères avec un ensemble parfait. Et nos chaussettes, qui les raccommodera ? et tes plats sucrés du dimanche…

— Taisez-vous, conscrits, interrompit l’aîné, vous allez faire pleurer Valentine. Croiriez-vous qu’elle ne voulait pas partir, Mademoiselle ? elle ne voulait pas quitter maman ; papa a dû se fâcher.

— Vraiment ? fit Mlle Favières.

— Oui. Mademoiselle, c’est comme cela. Elle sait pourtant bien que le médecin a dit qu’elle avait grandi trop vite et qu’il lui fallait l’air de la campagne. Voyez comme elle est pâle.

— Pas en ce moment, balbutia Valentine dont les joues se coloraient à la moindre émotion.

— Si vous saviez combien nous sommes contents de l’invitation de l’oncle, reprit Daniel, car on était joliment embarrassé pour obéir au docteur ! Amuse-toi bien, Titine, et ne pense pas à nous. Si elle pleure, vous la gronderez, n’est-ce pas, Mademoiselle ?

— Je n’y manquerai pas, répondit Mlle Favières en souriant ; mais vous, mon petit ami, n’irez-vous pas à la campagne ?

— Oh ! nous, nous ne sommes pas malades, et nous faisons de bonnes parties au Luxembourg, cela vaut les champs.

— C’est notre jardin, le Luxembourg, dit Lolo en confidence, et il y a une fameuse cour dans notre maison, allez !

Puis s’apercevant qu’un groupe de personnes le regardait :

— Le beau capitaine ! s’écria-t-il avec une admiration profonde. Cette petite fille en rouge, c’est comme qui dirait la cantinière, n’est-ce pas ?

— Tout juste, répondit Geneviève que rien n’intimidait, je suis la petite vivandière de mon papa ; s’il y a la guerre, je pars avec lui.

— S’il y a la guerre, nous nous battrons tous les quatre et Valentine sera dans l’ambulance, riposta Lolo d’un air martial.

— Cette future ambulancière et ces jeunes soldats en herbe, étant aussi des neveux à la mode de Bretagne de M. Isidore Maranday, sont, par le fait, un peu cousins de vos filles, dit aimablement Mlle Favières à Mme Maranday et à son beau-frère le capitaine.

— Pas possible ! s’écrièrent les enfants qui n’avaient pas perdu un mot de l’explication, nous ne savions pas que nous avions tant de cousines !

— Ah bien ! vous allez joliment vous amuser là-bas, dit celui que ses frères appelaient Lolo : c’est moi qui voudrais en être des invités à l’oncle ! Pourquoi donc qu’il ne nous a pas engagés aussi ? sa maison est donc trop petite ?

— Nous ne nous serions pas fait prier comme Titine pour accepter ! ajouta Jacques avec un soupir.

Se faire prier pour aller en vacances dans un château ! Les trois cousines considérèrent Valentine avec stupéfaction, et Élisabeth dit à demi-voix à sa sœur :

— Ce n’est pas moi qui serais venue si on avait invité mes frères.

— Les garçons ne sont bons qu’à taquiner les filles, répondit Charlotte sur le même ton.

Les lycéens n’entendirent point cette attaque directe, mais Mlle Favières avait de bonnes oreilles, et elle n’en perdit pas une syllabe. Elle ne fut pas sans en tirer ses conclusions.

— Ne croyez-vous pas, Mademoiselle, dit le capitaine en consultant de nouveau sa montre, qu’il serait temps de nous occuper des bagages ?

— Voici le numéro de notre voiture, s’écria l’aîné des lycéens, la malle de Valentine est encore dessus.

— Et les nôtres sont à la consigne, dit Mme Maranday.

— J’ai déjà les billets, commença Mlle Favières, mais…

— Alors, permettez-moi de vous éviter la corvée de l’enregistrement des bagages, interrompit le capitaine.

— J’attends encore une autre petite cousine de M. Isidore Maranday, continua l’institutrice, mais elle est tellement en retard, que je me demande si elle viendra. Il vaut mieux, je crois, ne pas attendre davantage. Puisque vous avez l’obligeance de veiller sur nos bagages, Monsieur, et qu’il est nécessaire que chacun reconnaisse les siens, nous allons tous vous accompagner, puis nous reviendrons ici, quoique l’heure du rendez-vous soit passée depuis longtemps.

On s’achemina donc vers la salle des pas-perdus.

— Quelle troupe ! s’écria le petit Jacques en poussant son frère du coude. Il y avait de quoi se retourner pour nous voir défiler à la queue leu-leu devant le contrôleur !

— Elles vont être cinq, au château de l’oncle, fit remarquer Stanislas.

— C’est vrai, Titine ? Tu nous raconteras tous vos jeux, dit Lolo. La petite brune a l’air bien gentille, cela m’irait de jouer avec elle.

Mais Valentine ne paraissait pas ravie de la perspective.

— Je croyais que je serais seule, murmura-t-elle. C’était déjà bien assez d’avoir à vivre chez un oncle qu’on ne connaît pas, sans avoir encore à s’entendre avec quatre petites filles.

— Alors, tu ne les aimeras pas mieux que nous ? demanda Jacques, un peu inquiet quand même.

Jamais ! déclara Valentine avec emphase. Je n’aime que vous, vous le savez bien.

Lolo lui sauta au cou dans son enthousiasme.

— Tu nous diras comment qu’il est, l’habit de l’oncle, lui dit-il entre deux baisers.

— Comment veux-tu qu’il soit ? comme tous les habits du monde.

— Pas du tout, puisqu’il est tout cousu d’or, cela doit se voir !

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

— Il est joliment beaucoup riche, cet oncle-là, poursuivit Lolo tout plein de son sujet, il devrait bien acheter un tableau à papa !… Si tu le lui disais, Titine, il le ferait peut-être ?

— Oh ! si j’osais !… mais qui t’a dit qu’il était « tout cousu d’or ? »

— C’est la dame !…

Daniel, consulté par sa sœur, s’empressa de lui donner des renseignements plus conformes à la vérité, mais Lolo, occupé à regarder les allées et venues des voitures, n’y prit garde.

— Qu’il est drôle, ce Lolo, dit Valentine d’un ton maternel. Il n’y a que lui pour transformer l’oncle Isidore en l’oncle Cousu d’or !… »

Cependant, l’heure s’avancait et Mlle Marie-Antoinette de Montvilliers n’avait pas encore fait son apparition. La question des bagages était résolue, et nos voyageuses prêtes à passer sur le quai, lorsque Mlle Favières, en allant jeter un dernier regard sur la cour d’arrivée, aperçut une voiture de maître qui entrait à fond de train. Elle reconnut aussitôt le fameux coupé « bouton d’or » dont la renommée était parvenue jusqu’à elle, mais elle chercha vainement l’élégante Mme de Montvilliers, ou le « gentleman » des plus corrects qu’elle comptait voir avec cette dernière fillette. La voiture ne contenait que deux personnes : une gouvernante à cheveux jaunes et une petite fille très rouge et très excitée qui parlait et gesticulait violemment. Même sans savoir l’anglais, il était facile de deviner la cause de cet accès de colère. Mlle Favières, qui possédait à fond cette langue, sourit en entendant l’enfant reprocher à sa gouvernante de l’avoir mise en retard. Elle s’approcha vivement et lui posant la main sur le bras :

— Il est inutile que vous alliez dans la salle d’attente, lui dit-elle, vous êtes Mlle de Montvilliers, n’est-ce pas ?

Aôh ! vous êtes la mademoiselle Favières, s’écria la gouvernante avec un accent des plus prononcés.

— Je suis l’envoyée de M. Isidore Maranday, répondit Mlle Favières, mais il faut nous hâter, le temps presse.

— Là ! je vous le disais ! s’écria Marie-Antoinette de plus en plus irritée, c’est votre faute, Miss Dora, vous n’en finissiez pas de me coiffer.

— Oh ! mademoiselle, balbutia la pauvre gouvernante, vous savez bien que c’est vous qui ne vouliez pas vous lever !

— Tiens, est-ce une heure, de se lever à sept heures !…

— Ne perdons pas de temps, dit Mlle Favières d’un ton qui n’admettait point de réplique. Venez, mon enfant ?…

— Et mes malles ?

— Il est trop tard, on ne les prendrait plus.

— Je ne partirai pas sans mes malles, cria l’enfant gâtée en frappant du pied avec rage.

— Il fallait arriver plus tôt, lui dit Mlle Favières très calme. Venez, vous dis-je, on vous les expédiera par le prochain train.

— Je m’en chargerai volontiers, dit le capitaine qui avait assisté à tout ce petit débat.

Miss Dora remercia chaleureusement le bon M. Maranday, tandis que son indocile élève, matée pour la première fois de sa vie, les suivait en grommelant :

« Méchante Dora ! me voilà bien, grâce à vous. Je vous déteste !… »

Les autres enfants n’en revenaient pas. Comment une fillette d’un aspect aussi angélique avec sa robe blanche, ses yeux d’azur et ses cheveux éployés sur ses épaules comme une nappe d’or, pouvait-elle se donner ainsi en spectacle à toute une gare !

« Elle est terriblement mal élevée », dit Lolo, oublieux des nombreuses fois où il s’était roulé sur le parquet à la moindre contrariété.

Les deux petites Maranday semblaient pétrifiées d’étonnement. Leur mère profita de l’occasion pour leur adresser un sermon dans les règles sur les dangers de se laisser aller à la colère.

« En particulier sur les voies publiques », ajouta plaisamment Geneviève.

Il fallut se précipiter vers le wagon réservé que l’oncle Isidore avait retenu pour ses nièces, et c’était très heureux qu’il ait eu cette bonne idée, car on eût été bien embarrassé pour caser, à la dernière heure, six personnes dans le même compartiment. Les retardataires couraient effarés sans pouvoir trouver de place, les contrôleurs demandaient les billets, la locomotive annonçait par ses coups de sifflet stridents et répétés que le départ était proche ; chacun échangeait des adieux autour de nos voyageuses, mais elles étaient bien trop absorbées par leurs propres impressions pour faire la moindre attention aux autres.

Élisabeth et Charlotte tenaient leur mère étroitement embrassée. Celle-ci leur faisait force recommandations typiques :

« Soyez sages, ne vous disputez pas, ne vous donnez pas d’indigestions !… Écrivez-moi sans faute deux fois par semaine ! »

Le capitaine, toujours obligeant, prêtait son concours à Mlle Favières, pour ranger dans le filet du wagon les menus paquets que la pauvre Miss Dora lui tendait. Mlle de Montvilliers, nonchalamment étendue dans un coin les regardait faire sans qu’il lui vînt à la pensée de les aider. Elle était de plus en plus boudeuse, et sa jolie figure en était très enlaidie.

« En voiture, messieurs les voyageurs ! en voiture ! » criait le conducteur en poussant successivement les portières de chaque compartiment.

Geneviève disparut tout entière dans les bras du bon capitaine.

« Adieu, petit diable rose, amuse-toi bien, ne tracasse pas trop ton vieil oncle, et ne te casse ni bras ni jambes… Vous veillerez sur elle, mademoiselle Favières, je vous la recommande. »

Et il sauta prestement à bas du wagon, que la smalah des Reynard aurait aussitôt envahi, s’il n’y eût mis bon ordre.

Valentine, montée la dernière, et rouge encore des embrassades de ses quatre frères, se retenait bravement de pleurer. Debout devant la glace baissée, elle s’apprêtait à agiter son mouchoir selon l’usage traditionnel, en attendant qu’il lui servît à essuyer ses larmes, tandis que les lycéens brandissaient leurs képis comme autant de drapeaux, et criaient déjà à tue-tête :

« Adieu, adieu, bon voyage, Titine !… »

« Dis à l’oncle Cousu d’or qu’il nous fasse venir aussi », ajouta Lolo au moment où le train s’ébranlait pour partir. « C’est très mal de nous laisser rôtir à Paris par cette chaleur !… »

Élisabeth et Charlotte, à genoux sur la banquette, de chaque côté de Valentine, et Geneviève, haussée sur la pointe des pieds pour regarder son père par dessus l’épaule d’Élisabeth, répondaient de leur côté :

« Adieu maman… Adieu petit père !… adieu tous. »

Ce qui n’empêchait pas que tout le monde s’y reconnût très bien dans ce croisement d’adieux.

Mlle Favières, debout derrière Valentine, complétait par son fin visage expressif le joli tableau formé par ces quatre petites têtes encadrées dans la portière. Elle aussi considéra longuement les parents de ses nouvelles élèves. Un rayon de soleil, filtrant à travers la toiture vitrée de la gare, les illuminait tous. Il faisait étinceler les galons du capitaine, mettait comme une auréole d’or au front des lycéens, et changeait en diamants les perles de jais du chapeau de la bonne Mme Maranday, dont la figure un peu commune était transfigurée par l’émotion.

Tous adressèrent aux voyageuses des signes amicaux jusqu’à ce que le train se perdît au loin, et, faute de mieux, la pauvre miss Dora agitait frénétiquement son ombrelle, quoique sa maussade petite élève ne fût pas à la portière.

Toujours étendue dans le coin où elle s’était jetée en arrivant, son petit pied battant violemment une mesure précipitée, tandis que ses sourcils froncés et sa lèvre inférieure mordillée par de petites dents blanches, témoignaient d’une mauvaise humeur persistante, Mademoiselle Marie-Antoinette de Montvilliers n’était rien moins qu’angélique malgré sa robe blanche et ses yeux bleu de ciel. C’est à peine si elle consentit à ouvrir la bouche pour répondre à Mlle Favières, qui, surprise de l’avoir vue venir sous la seule conduite d’une gouvernante, lui demandait des nouvelles de ses parents.

« Papa est en voyage, et maman est encore couchée, » daigna-t-elle dire.



Et avec un haussement d’épaules significatif :

« Elle ne se lève qu’à onze heures, maman, et moi jamais avant neuf heures… C’est idiot de faire partir les express de si grand matin. Quand nous voyageons, nous prenons le sleeping. On dîne, on se couche, on s’endort, et quand on se réveille, on est arrivé !… »

« Mais c’est voyager comme un paquet, cela, s’écria Geneviève, autant vaudrait être un colis postal !… Papa et moi, nous prenons toujours les trains de jour, et je descends à toutes les stations un peu importantes pour me dégourdir les jambes. »

Ainsi engagée, la conversation ne tarda pas à devenir générale ; la gêne ne dure guère entre fillettes du même âge. Élisabeth et Charlotte furent moins longues à s’apprivoiser que Mlle Favières ne l’aurait cru au premier abord. Bientôt elles jacassaient comme deux petites pies avec Geneviève, plus gaie qu’une alouette. L’espiègle, qui était déjà allée à Lyon, s’amusait à leur raconter des histoires impossibles sur tout ce qu’elle voyait :

« Ici, nous avons fait une partie de campagne avec papa et tous les officiers de son régiment, quand nous étions en garnison à Paris… Là, l’ordonnance de papa est tombé à l’eau en voulant cueillir des roseaux pour orner notre salon… Je suis venue cinquante fois par ici, Mesdemoiselles. »

Peu à peu, Mlle Marie-Antoinette oublia ses grands airs et ses bouderies, et se mit de la partie. Mlle Favières les écoutait, souvent égayée, et plus souvent encore édifiée sur les caractères, par un mot, une saillie, un trait d’égoïsme, de vanité, de paresse, par lesquels les fillettes se dévoilaient ingénument. Mais elle observa que Valentine restait morne et désolée dans son petit coin, longtemps après que son petit mouchoir eût été remis dans sa poche. Rien ne la déridait ; elle ne répondait que par monosyllabes, et quand il lui était impossible de faire autrement.

« Serait-elle boudeuse ? » se dit Mlle Favières.

Elle ignorait que ce petit cœur était gros de larmes, que les plaisanteries de Geneviève, loin d’égayer Valentine, lui rappelaient cruellement les joies passées. Ces parties de plaisir dont parlait Geneviève, elle les avait faites de son côté avec ses frères chéris, cette chute grotesque de l’ordonnance, Lolo ne l’avait-il pas exécutée dans tous ses détails quelques semaines auparavant, en voulant cueillir des myosotis pour sa sœur. Quelle frayeur on avait eue !… Heureusement le ruisseau était peu profond et le grand frère assez fort pour retirer sain et sauf le petit imprudent. Les prochaines parties se feraient sans Valentine !… et sa gorge se contractait, et ses yeux se gonflaient…

C’était elle qui eût pu dire en toute réalité jusqu’à Fontainebleau qu’elle connaissait par cœur tous les moindres détails de la route. Et Fontainebleau même, que de souvenirs ne réveillait-il pas en elle ! les meilleurs de sa vie, peut-être, un été en plein air, et mille jeux autour du chevalet du père, pendant qu’il peignait son chef-d’œuvre, un « sous bois » merveilleux qui avait obtenu une médaille, et que seules ses dimensions anormales avaient empêché de vendre.

Ainsi, chacun des mots joyeux de ses compagnes augmentait ses chagrins, chacun des sites un peu pittoresques la ramenait vers son père bien aimé, et sa petite mine allongée et son silence persistant faisaient penser à Mlle Favières : « Serait-elle maussade ? » tandis que les deux petites sœurs confiaient tout bas à Geneviève, en se la montrant du doigt, que « la petite rousse » n’était guère aimable.

« Avec les roux, c’est tout bon, tout mauvais », affirma la brune Geneviève. Et secouant avec fierté son épaisse toison, « c’est abominable d’avoir des cheveux pareils à des épluchures de carottes roulées sur elles-mêmes. »

Du coup, Mlles Maranday furent réconciliées avec leur natte pâle. D’ailleurs, cette fillette si grande, si blanche, avec des cheveux si rouges et des yeux dont on ne pouvait définir la couleur tant ils changeaient selon les lumières, leur semblait franchement laide et encore plus déplaisante. Elle les intimidait par son attitude et son mutisme obstiné. Comment pouvait-on rester immobile des heures entières ? Marie-Antoinette, étendue tout de son long sur la banquette, sans souci des autres, leur paraissait plus sympathique, malgré ses accès de colère et de mauvaise humeur.