Les choses qui s’en vont…/Les moulins-à-farine

Édition de La Tempérance (p. 99-109).

Les moulins-à-farine.



L orsque, autrefois, ceux que nous nommons aujourd’hui les Grands Maîtres, voulaient peindre une ruine, leur choix se portait de préférence sur un château croulant ou sur un moulin abandonné. Que l’on feuillette l’histoire des différentes écoles de peinture ou que l’on visite les musées, on constate que les peintres, pour le plus grand nombre, ont sacrifié à cette mode. Et lors même qu’ils l’auraient fait pour obéir aux caprices galants des légendes moyenâgeuses qui se peuplaient de jolies meunières devenues châtelaines, il faudrait les en remercier ; car presque toujours, ils ont su envelopper la force hardie de leur technique, d’une si rare saveur de coloris, que la renommée a voulu retenir leurs tableautins parmi ces chefs-d’œuvre qui sont une des gloires du génie humain.

Chez nous, en notre pays neuf, où le souci du pain quotidien doit primer toutes les autres ambitions, si modestes soient-elles, on comprend sans peine que notre histoire de l’art en soit encore à sa préface. Et puisque j’ai dit : préface, ne serait-il pas le temps d’écrire — pour faire suite à celles de notre littérature, si magistralement commencées — ces premières pages de notre histoire artistique ? La noble initiative qui en fut la créatrice, si peu importante qu’elle apparaisse aujourd’hui, ne fut ni sans courage ni sans succès. Puis donc qu’il n’y a rien de petit dans l’histoire d’un peuple, le souvenir de cet humble mais réel effort doit être signalé avec les noms des auteurs qui, pour avoir honoré notre nation, méritent d’être honorés par elle.

N’est-ce pas en effet le Frère Luc qui, vers le dix-huitième siècle, fut le premier à exercer l’art de la peinture dans la Nouvelle-France ? Il est vrai qu’en parlant de la première église franciscaine de Québec, le R. P. Charlevoix, S. J., dans son Histoire du Canada, nous dit : « il faudrait en ôter quelques tableaux qui sont grossièrement peints ; le frère Luc en a mis de sa façon… » Que ne reproche-t-on à Champlain de n’avoir pas tracé la Grande Allée ni bâti le Frontenac, lui qui avait vu Versailles ! En supposant que le jugement du R. Père soit juste, il n’amoindrit en rien l’importance du rôle du frère Luc, comme initiateur ; c’est le seul aspect sous lequel nous voulons ici envisager son œuvre artistique au pays. Malgré les nombreux lustres qui séparent son époque de celle où les arts prennent définitivement racine chez nous, qui refuserait de reconnaître dans le fils du Pauvre d’Assise, comme l’un de nos précurseurs sur cette voie de beauté, et de saluer à cet horizon, comme à celui de notre Foi, la pensée franciscaine, semeuse obscure de cette moisson d’art qui ne demande aujourd’hui qu’à s’épanouir, sous le soleil de la vie chrétienne, et qui promet, comme elle, une floraison et des fruits dignes d’un peuple qui n’a pas cessé de croire.

Mais je vous entends dire : vous voilà bien loin de votre moulin-à-farine. J’y arrive. Lorsque notre future école canadienne de peinture, après avoir passé par les phases du développement de ses augustes aînées, en viendra, si elle veut conserver les traditions classiques, aux paysages de ruines, elle ne trouvera pas de modèles chez nous. Et la raison en est bien simple : nous n’avons jamais eu de châteaux, et nous n’aurons plus de moulins.

Nous n’avons jamais eu de châteaux. Je ne prétends pourtant pas faire de cette assertion bénigne, une bombe qui aille démolir ceux qui se dressent, combien vénérables ! au fond de notre histoire. Comme je parle peinture, je me place au point de vue du peintre. Or, personne n’ignore que le mot château, a, pour l’artiste, une signification, ou du moins évoque une image qui ne se dégage pas nécessairement de la définition qu’en donne le dictionnaire de l’Académie. Pour le peintre, qui incarne les idées sous des formes visibles qui les exaltent, un château est bien la demeure princière sans doute, mais aussi, et j’allais dire surtout, la masse architecturale à l’aspect pittoresque ou étrange, avec ses murailles nues ou fortifiées comme une citadelle, ou décorées et fleuries comme une villa italienne. Le dictionnaire nous présente le château comme la demeure féodale, la résidence seigneuriale ou royale, tout simplement ; et c’est avec ce sens précis que le château apparaît aux pages de notre histoire.

Lors, jamais un peintre qui ne sera pas un peintre d’histoire canadienne, ne se décidera à étiqueter du nom pompeux de « château », le croquis du « Ramesay » par exemple, malgré la poivrière ridicule dont on a eu la curieuse idée de le flanquer en ces derniers temps, en guise de trébuchet, pour les Américaines qui le kodaquent et l’aquarellent avec furie. Après celui-là, faut-il mentionner le château Bigot ? Il n’en reste plus guère qu’un glorieux souvenir, planant sur la masse informe d’un débris de mur qui s’effrite et s’enfonce davantage tous les jours, et sur lequel il faudrait planter un poteau indicateur.

Nous avons bien, il est vrai, le « Frontenac » et le « Laurier », et leurs belles proportions pourraient séduire un amateur de silhouettes ; mais leur granit luisant, leurs briques saignantes et leurs plâtres livides, sur lesquels les siècles hésiteront longtemps à tisser leurs mousses et à incruster leurs rouilles, feront que nos peintres, soucieux de vérité autant que de beauté, n’y verront que des anachronismes prétentieux, propres tout au plus à être ébauchés sur une toile de théâtre, pour servir de décor à une scène de vaudeville. Voilà pour les châteaux.

Quant aux moulins, il serait presque temps de les peindre, puisque bientôt, s’ils ne tombent pas en ruine, les industries nouvelles vont les métamorphoser du tout au tout. Ils prendront nécessairement une physionomie résignée que leurs nouveaux maîtres leur imposeront, et que nous, nous ne connaîtrons pas. C’est ainsi que les moulins s’en vont.

Un beau jour — il y a belle lurette de cela — en revenant du marché et croyant faire un coup d’as, un cultivateur a acheté un cent de fleur. « Tiens, sa mère, a-t-il dit en versant le sac dans la huche, tu feras du pain blanc asteure. » Voilà la faute originelle, après laquelle est venue celle, combien plus légère, d’acheter le son, le gru, etc… pour les animaux. C’est ainsi que, peu à peu, les barouches et les berlots se sont faits plus rares à la porte du moulin ; force fut bien au meunier de laisser la vanne close, de voir la dalle se goffrer au soleil et couler comme un panier. Les deux ou trois moulanges qui ne cessaient de tourner du jour-de-l’an à la St-Sylvestre, et qu’il devait piquer dans la canicule, lorsque l’eau est basse, eurent des jours d’abord, puis des semaines et des mois de repos. Toutes les piles de sacs remplis de moulée qui lambrissaient le moulin à l’intérieur, disparurent ; aussi, peu à peu, le moulin apparut grand… Ses moutures ne chauffant plus l’atmosphère, le moulin devint humide, cru, et froid ; ça sentait déjà le mort.

Si vous entriez aujourd’hui dans un de ces anciens moulins, vous ne vous y reconnaîtriez plus. Dans l’air moisi et comme peureux, au-dessus de trappes qui baillent toujours, pendent des courroies mortes sur des roues inactives. Si vous rencontrez le meunier, vous aurez peine à le reconnaître. Il n’est plus habillé de blanc selon l’antique tradition, car n’ayant plus à surveiller la trémie ni la boîte à moulée, vous ne verrez plus un seul atome de manivole sur ses épaules, ni sur son chapeau, ni sur ses sourcils. S’il vous prend fantaisie de lui parler, vous n’aurez pas besoin de vous égosiller comme autrefois ; le bruit trépidant des moulanges tournantes, et le roulement de tonnerre de la grand’roue poussée par les masses d’eau, se sont tus. Le meunier lui-même paraîtra étranger chez lui. Mais comme il a voulu quand même garder son moulin, il s’est vu obligé d’y introduire de nouvelles industries qui, se développant sur le même théâtre que l’ancienne, lui donnent l’illusion d’être encore le meunier d’autrefois. Les moulins ont fait leur temps !

On peut se demander maintenant, ce que vont devenir les écluses, pour lesquelles la nécessité d’amasser l’eau imposait des réparations annuelles. Ne vont-elles pas s’ouvrir pour ne plus se fermer, et s’en aller, elles aussi ?

Oh ! nos belles écluses, à deux ou trois niveaux différents ! Elles qui avaient la consolante mission de faire descendre un coin du ciel près des moulins ! Nos belles écluses, chutes Niagara en miniature, avec la blancheur irisée de leurs eaux tombantes sur les cailloux ! Hélas ! comme il n’y a pas de loi divine ou humaine pour empêcher un sot de faire une sottise, on verra un de ces énergumènes, ami du progrès, les ouvrir, sous prétexte qu’elles ne sont plus pratiques. Heureusement toutefois, que la bêtise humaine est impuissante à tarir l’eau des sources, et l’écluse devenue simple ruisseau, continuera tout de même à couler. Cela nous vaudra de garder nos petits ponts, nos charmants petits ponts rustiques, qui nous tendront toujours, eux, comme de vieux amis fidèles, leurs bras tremblants.

Qu’il y aurait de choses à dire sur ces petits ponts ! Je préfère retourner au moulin-à-farine qui s’élevait tout près de chez nous, sur un écran de tuf fleuri de verges d’or et de sureau blanc, tandis qu’à ses pieds, processionaient des peupliers droits et craintifs. Il était tout gris, avec son toit un peu écrasé, sans lucarne. Des petites fenêtres percées sous le larmier lui donnaient de loin, comme à des yeux cachés sous des sourcils en broussailles, un air de mauvaise humeur, qu’accentuait encore le grondement sourd et continuel de l’eau courante.

Le meunier, qui courait toujours de ses pommiers à ses abeilles, et de ses choux à ses moulanges, était le type de la spirituelle bonhomie. Son âme de chrétien sans peur et sans reproche était le tabernacle de la bonté. Je revois encore la meunière — on l’appelait la belle meunière — avec son fin profil qui se détache plein de grâce, penchée sur sa corbeille de carreaux d’indienne, dans l’ombre de la fenêtre ouverte. Et derrière elle, je crois apercevoir les trois fées, dont la jeunesse et les talents s’épanouissaient en vie active et heureuse. Je pense toujours à l’héritier qui continue, sinon la tradition du métier, du moins celle de haute probité, qu’entre autres trésors, lui ont léguée les vieux qui ne sont plus.

Encore aujourd’hui, quand je ferme les yeux, le beau moulin m’apparaît, comme en été, derrière son rideau de feuillages ; comme en automne, lorsque m’y rendant en commission par les écarts du ruisseau, j’en revenais avec le sourire de la meunière dans les yeux, et les mains pleines de pommes d’amour, données par le meunier ; il m’apparaît comme en hiver, tel un joli pastel encadré dans la vitre de la fenêtre. Et ce soir, je crois le revoir encore comme un de ces soirs-là, derrière le voile de poudrerie, avec ses deux petites lumières qui, jadis, ont veillé si longtemps sur moi, dans la nuit.

Et voilà que, malgré que je ne sois pas peintre et qu’il ne tombe pas en ruines, le beau moulin, je m’aperçois que je l’ai peint…