Les choses qui s’en vont…/Les foins à la petite faux

Édition de La Tempérance (p. 113-125).

Les foins à la petite faux.



C est peut-être parce que la mort l’a prise pour arme symbolique, mais la petite faux nous reste tout de même, et avec la connivence des rochières, des marais et des abouts, maigres lambeaux de ses domaines usurpés, elle promène parmi nous sa marche apologétique. Entre temps, inoffensive et boudeuse, elle demeure accrochée au pan de la laiterie ou à cheval sur le four, où elle se repose du labeur des siècles et se chauffe le dos au soleil, comme les vieux. Elle trouve ainsi dans les réminiscences de son long passé glorieux, l’indulgente bonté, cette fleur d’automne de la vie, qui embaume la solitude des vieux jours.

Et pourtant, si la petite faux voulait sortir de son silence et nous raconter ses pèlerinages héroïques à travers les souches et les chicots des premières terres neuves, depuis le jour où, grâce à un homme de génie, elle fut inventée ! Mais toujours comme les vieux, elle courbe l’échine et ne dit motte. Évoquons ce « temps » dont elle vit et dont elle meurt. C’est un moyen infaillible d’ouvrir son âme d’acier, insensible et froide en apparence, mais qu’un seul rayon de joie peut réchauffer.

Pauvre petite vieille ! de quel éclat ne brillais-tu pas jadis, lorsque dans le vitrau du marchand général — où il n’y avait généralement pas grand’chose — tu attendais, au milieu des pièges-à-rats, des romaines et des sucriers de cristal, ton nouveau maître !

Hélas ! tu m’attendis toujours en vain. Doué par le ciel, dès l’âge le plus tendre — pour dire comme la maîtresse d’école — d’une aptitude peu commune pour faucher les roches et les fourmillières, le père chez nous, me dotait toujours d’une faux de l’autre saison, après l’avoir onctueusement repassée sur la meule pour m’en faire accroire. Mais en revanche, en ai-je affilé des faux, le soir après l’école, près de la corde de bois et jusqu’à la lumière du fanal souvent ! Car il fallait à tout de reste des faux bien coupantes, surtout quand les faucheux devaient attaquer la grand’pièce de la terre-forte, où le mil était gros et raide comme des broches à tricoter. En les affilant la veille au soir, ils pouvaient se rendre aux champs drès le matin, profiter de la fraîche pour eux-mêmes et de la rosée pour les faux, afin d’en ménager ainsi la coupe.

Au petit jour, vous auriez pu les voir descendre, la faux en balan sur l’épaule, en train de mâchouiller une tige de mil prise le long du chemin. Chacun prenait alors sa menée, plus ou moins large, selon sa force et son adresse. Promenant ensuite sa faux mordante dans le foin, plus tendre et plus pâle à la tige, il ramenait avec force, à sa gauche, le lourd éventail palpitant et fleuri qui formait l’andain. Puis, la faux suspendue à son bras, il allait reprendre un autre andain, qui était suivi d’un autre et puis d’un autre…

Dès qu’un faucheur s’apercevait que sa faux était moins prime, de retour sur la planche d’about, il la dressait devant lui ; puis tirant de sa jambe de botte une pierre à aiguiser, il la trempait dans l’eau de la rigole voisine, ou (excusez, Madames) il lui crachait à la figure, sans mépris toutefois. Alors, par une suite de gestes à la fois alertes et savants, il faisait glisser cette pierre, de l’un et de l’autre côté du taillant, lequel, avec un son de grelot fêlé, reprenait sa coupe dans le temps de rien.

D’ordinaire, les faucheurs avaient eu le temps d’abattre, avant le déjeuner, un rodeux de beau morceau, et quelquefois une lichette tout le long de la pièce. Si je mets ici que cinq ou six crêpes ne leur faisaient pas peur, c’est à titre de simple renseignement. Aussi était-ce avec un courage nouveau et des forces nouvelles qu’ils retournaient à l’ouvrage, accompagnés cette fois des faneurs et des faneuses.

— « Savez-vous ce que c’est que faner ? » écrivait déjà Mme de Sévigné à M. de Coulanges. Et elle répondait : « Faner est la plus jolie chose du monde, c’est retourner le foin en batifolant dans une prairie ; dès qu’on en sait tant, on sait faner. »

Rien de joli en effet comme les mouvements capricieux et enjoués des faneuses au travail. Une grâce rustique, captivante comme toutes les grâces, préside à cette cérémonie d’incantation. Le rite champêtre se déroule au-dessus des champs dépouillés, que les gracieuses magiciennes revêtent d’un opulent manteau, dont elles font ressortir toutes les broderies. Le parfum des foins secoués embaume, comme un encens, l’air chaud où les brocques des faneuses les projettent, avec les signes cabalistiques dont elles ont le ravissant secret. Toutes les fleurs déjà fanées, après un dernier baiser de soleil, retombent sur les ailes de leurs capines, sur leurs épaules et autour d’elles, partout…

Toutefois, faner n’était pas toujours un jeu ; du moins, c’était un jeu malaisé, quand il y avait du jargeau dans le foin par exemple — une engeance insécrable, je vous dis. Sans compter qu’avec ça, le foin ne séchant guère avant le serrage, reste mucre jusque dans la grange, où il peut faire resuer l’autre, quand il ne le fait pas canir.

C’est curieux tout de même, comme midi vient vite. Déjà, vers les neuf heures, on avait vu remonter le postillon qui ne manquait jamais de jaspiner à propos des ornières et des cahots de notre part de route. Puis vers onze heures, on le revoyait pointer au déviron de chez Blanchette, ramenant les promeneux pour le train de midi. Et parce que chez-nous, nous n’avions pas de porte-voix pour annoncer le dîner, comme chez Major notre voisin, on guettait l’ombre de la chunée chez Limoges notre arc-boutant. Lorsqu’elle tombait en plein sur le bord du lormier, c’était midi juste, ça fendait le canon de la citadelle, dont la voix donnait le signal du départ pour la maison.

Vers les deux heures de relevée, nous pouvions déjà nous mettre au ratelage, en commençant, comme de raison, par le premier fanage du matin. Vous qui me lisez, dites ! avez-vous déjà râtelé ? Non ? Bien alors que Dieu vous bénisse ! mais je le regrette pour vous, car il vous sera difficile de bien comprendre tout l’agrément de nos foins.

Le ratelage était, à mon avis, le plus agréable travail des foins, mais non toutefois le moins fatigant, je vous assure. Pour le premier et le second rateleux, passe encore. Lorsque les créatures voulaient venir aux champs mordicus, c’était leur poste tout désigné, et il n’y avait vraiment pas de quoi les vanner. Mais leurs petits botteaux devenaient vite de vraies bottes de foin ; et celui qui fermait le rang en avait tout son raide à les relever. Quand le soleil plombe et qu’il n’y a pas une goutte de vent ; surtout lorsqu’on râtle en échaffourée, les rateleux deviennent trempes en navettes. Aussi, avant d’ouvrir un nouveau rang, on déterrait la cruche-à-l’eau, cachée sous le bout du rang, afin de se rafraîchir un peu le gorgotton.

Vers les 4 heures, par là, on voyait descendre les grand’chârettes avec tout leur drégail. Si toutefois, en terminant le repas, on avait vu des tirants dans le nord, qui, faisant mine de se chagriner, donnait à craindre des grêlons pour l’après-midi, on pouvait, au forçail, commencer le serrage aussitôt après le dîner, quittes à faire des veilloches, si le temps menaçait tout de bon. C’est alors que les râteleux devaient se démener ; parfois, ils n’en étaient pas noirs de rire et ils auraient bien recédé leur place au fouleux, pour des petites patates.

Et pourtant, ce pauvre fouleux, n’était pas, lui non plus, aux petits oiseaux. Tant qu’il était dans le ber de la voiture, tout marchait comme sur des roulettes. Mais lorsque le foin dépassait les échelles, c’était une autre paire de manches. Quand les fourchetées lui arrivaient, grosses et drues, sur les jambes ; qu’il lui fallait les placer, se placer, et se tiendre debout ; vous me croirez si vous voulez, mais il n’était pas toujours aux noces.

Il ne lui suffisait pas d’ailleurs, de savoir se tiendre debout, mais encore de savoir fouler large, fouler dur et fouler haut.

Fouler dur, cela dépend un peu de la corporance du fouleur ; un marmoussin ne saura jamais en venir à bout. Fouler large, est un tour à prendre, pour le réussi duquel, c’est le cas de le dire, tout fourrage ne se prête pas. Parlez-moi, par exemple, des queues-de-renard, d’herbe-à-la-puce ou de réveil-matin : c’est infâme comme toute, car tout ce qui excède le fond de la charrette dégoutte tout le long du chemin, comme de la pâte-à-crèpe. Fouler haut, ma frine, c’est moins malaisé que dangereux pour celui qui a les jambes molles comme de la laine. Dans tous les cas, lorsque le chargeage était rendu à une certaine hauteur, il était plus prudent pour le fouleux de s’écrapoutir, s’il ne voulait pas prendre une plonge lorsque la voiture devait passer une fossette.

Pendant qu’on emplisait la charrette, les râteleux n’étaient guère à plaindre. En suivant le chargeux, ils n’avaient qu’à donner un coup de râteau par-ci par-là et à peigner le voyage, lorsqu’il était perché. Ils pouvaient ensuite, courir aux petites merises ou aux cerises-à-grappes dans les côteaux, ou sur la pointe à mon oncle, pendant que les autres allaient décharger le foin sur le fanil. C’est là qu’ils en prenaient une suée ! la chemise en flacquait sur la peau et l’eau souvent leur en coulait au bout du nez.

Si la serrée se faisait loin de la maison — quand nous allions chez Cahu par exemple — et que nous étions bien restés le soir, on embarquait sur le voyage pour revenir. Alors, un bras passé sous la perche (dans le cas où l’endormitoire nous prendrait), on se laissait bercer dans le foin tiède, soit en mangeant les pommes douces à mon oncle Michel, soit en chantant des rigodons ou en rêvassant, selon les aptitudes et les goûts de chacun.

On arrivait à la maison — car on arrive toujours. Après le repas du soir, nous étions tellement rendus que nous n’avions pas l’envie d’aller jeunesser bien loin. La prière en famille terminée, on allait s’asseoir dans les marches de l’escalier, en regardant la nuit déborder de la rivière, courir vers le rang du sud, puis remonter les côteaux du nord, atteindre la rochière et les talles de pimbina, pour arriver au petit jardin et à la barrière, près du four. C’est alors que les gornouilles et les wawarons s’en donnaient dans la mare, au bout du grand jardin ! Ce concert semblait s’éterniser uniquement pour préparer le sommeil qui ne tardait pas à venir clôre la journée laborieuse et refaire les forces pour recommencer le lendemain.

Dans ce temps-là, les gens de la ville ne dédaignaient pas de venir donner un coup de main aux travaux des champs. On y a vu des écrivains, des avocats, des universitaires et même des demoiselles très-bien. On y a vu principalement des écoliers du séminaire, venus après la distribution des prix, avec plus de médailles que de santé : un teint de clair de lune, des doigts de pianiste et un appétit de moineau. Il est vrai qu’ils retournaient après les vacances, avec des têtes d’Iroquois, des mains qu’on aurait prises pour des harts de liard, une faim de bûcheux, et parfois étout, les hardes en aiguillettes. Mais ils avaient aussi du sang plein les joues, de la joie plein les yeux, du courage plein le cœur pour retourner aux oasis rafraîchissants de leurs thèmes grecs. Si je ne me trompe, nous ne pouvions guère leur donner davantage pour les rendre heureux.

J’allais émettre le souhait que les colonies de vacances utilisent — dans le double but d’affermir leur santé et de prêter secours aux agriculteurs — l’activité des enfants qu’elles groupent chaque été pour les faire canoter, en attendant qu’ils se noient. Mais j’oubliais que les dites colonies de vacances ont été créées chez nous, depuis que… nous ne faisons plus les foins à la petite faux ; absolument comme si ceci devait remplacer cela. Avec les faucheuses, les enfants seraient d’ailleurs nuisibles aux champs, lorsqu’ils ne seraient pas en danger ; la radieuse machine leur couperait un membre avec la même sérénité qu’elle fauche la mortelle ou les verges d’or.

Dites ce que vous voudrez, les enfants auront beau jouer à la balle, au golf, au tennis, et faire de la gymnastique sous la direction des professeurs les mieux diplômés, il leur manquera toujours — et vous saurez me le dire — les saines fatigues du travail dans l’air pur des champs, avec l’odeur des foins coupés.

Oh ! l’odeur des foins coupés, ça ferait revenir un mort…