Les choses qui s’en vont…/Le fléau et le crible

Édition de La Tempérance (p. 87-97).

Le fléau et le crible.



A vec quelle peine ai-je pu trouver ces deux vieux amis ! Au sein de cette vie active où ils firent tant de bruit, plus le moindre coup de flau, pas tant seulement : un demi-tour de manivelle pour me dénoncer leur cachette. J’en étais tout démonté, lorsque la pensée me vint de pousser une reconnaissance vers les domaines hypothétiques, si fertiles toujours en toutes sortes de découvertes.

La blonde Cérès, me dis-je, n’aurait-elle pas enlevé mes vieux amis pour les placer auprès d’elle sur l’Olympe, afin d’enrichir les collections de ses musées dans le palais des dieux ? Je reconnus, à sa douceur, la voix d’une Béatrice champêtre et miséricordieuse, me susurrant à l’oreille le nom de l’Empyrée comme le lumineux in pace de mes disparus. Mais une voix de l’abîme, profonde comme la haine et sourde comme la vengeance, retentit bientôt : « Erreur, disait-elle, c’est Pluton qui les a réclamés pour servir d’instruments de torture à ceux qui machinèrent leur perte, et dont il a nécessairement la garde au royaume des gémonies. »

En tremblant donc, je me préparais à me faufiler, après Dante, au sein des cavernes sans fond qu’il a explorées, et dont Gustave Doré nous a peint les apocalyptiques horreurs, lorsque, par un mouvement familier à celui qui cherche une inspiration, je levai les yeux. Qu’est-ce que je vis ? Le flau, oui, le flau en personne, si je puis dire, là au-dessus de ma tête, jouqué sur la poutre du trou-à-balle, me regardant d’un air à lui tout seul. J’aurais dû me douter — mais sur la route des hypothèses on ne doute jamais de rien — que, né pour des ascensions que favorisait merveilleusement sa maigreur chronique, jamais il ne saurait se contenter d’un vulgaire terre-à-terre ; un aigle s’abaisse-t-il jusqu’à mourir dans une caverne ? L’argument est péremptoire, il me semble.

Loin donc de ces voies extraordinaires où je m’étais égaré, je dirigeai mes investigations, en faveur du crible cette fois, vers les domaines où s’exerça sa laborieuse carrière. Et comme on ne se repose bien et que l’on ne meurt content que là où l’on a vécu heureux, je trouvai, en effet, le vieil instrument à peine en marge de ses anciens domaines, au fond d’une bergerie vide, l’air pas commode, la gueule tournée à la parée qui servait d’appui à son embonpoint séculaire.

Malgré son grand âge, le fléau aurait consenti à me suivre, et mes instances pour l’amener à cette fin, parurent lui faire un velours. De se revoir aux mains d’un homme, ne fût-ce qu’une demi-journée, l’aurait, semble-t-il, rajeuni. Mais le crible, plus pessimiste sur la possibilité d’un rajeunissement problématique, refusa net mon invitation. J’eus beau l’amiauler, lui faire les yeux doux, et étaler devant lui mes raisons les plus convaincantes — motte. Il me montra pour toute réponse et d’un air bourru, ses pieds boiteux. Je compris que c’était sa migraine à lui, et que dans l’empire des cribles aussi, c’est un empêchement reconnu officiellement valide pour ne pas paraître dans le monde.

Je me résignai donc, et nous eûmes cette audience tout intime, pendant laquelle les deux vieux compagnons m’ont permis de faire ressortir devant vous, les qualités et les services qui les rendirent chers à nos aïeux.

Un matin donc que le vent était mort, mais que le froid était bien vif, nous entendions dire à la maison, après le train du matin : « Clumette, Ficquesoubriquettes d’affection qu’on nous donnait en marge de la société — avec ce froid qui pince, il faudrait bien faire une petite battée aujourd’hui. Ça se battra, une vraie bénédiction. Allez, mes fieux. » Et nous allions.

Pré bateau, qu’il faisait frette ! à couper un homme en deux, quoi ! On ne voyait pas la queue d’une souris-chaude, je vous assure, ni dans les talles de lilas, ni dans les entraits de la grange. En arrivant dans la batterie, la margoulette toute tremblante, Clumette attrapait le balette de cèdre et balayait la place que tout en frisait. Pendant ce temps-là, Ficque montait sur la tasserie pour aveindre des fourchetées de grains, dont Clumette faisait ensuite comme de longues paillasses, tout le long des parées. Alors ils décrochaient les fléaux et, après en avoir mesuré les maintients — Clumette gardait toujours le plus long — ils commençaient ensemble, c’est-à-dire l’un après l’autre.

Ficque, le premier, envoyait revoler la batte de son fléau « si haut qu’elle peut monter » et s’empressait de la redescendre en vargeant sur le grain, et de la remonter, puis de la redescendre indéfiniment. Clumette reproduisait exactement les mêmes mouvements, avec la même célérité, tandis que sous leurs pieds, on entendait la plainte sourde des pailles battues d’où le grain leur sautait dans la figure ou crépitait sur les parées comme des balles. Les pif-pof réguliers des fléaux, comme les mesures d’un puissant chronomètre, semblaient appeler par leur rythme, le chant et la danse.

Tant qu’au chant, ils n’étaient jamais à court de rigodons, vous pouvez en être certain. Seulement dans le nombre de ceux qui nous avaient endormis dans le ber ou dans la petite balancine, il y en avait bien manque qui pouvaient accorder comme il faut, avec la mesure des batteux. Ce refrain par exemple, que Clumette choisissait de « pé-fé-ence » parce qu’il parlait gras, lui, et qu’il ne se trouve qu’un R dans celui-là :

Quand j’étais dans les champs de pois,
J’en cuyais deux, j’en mangeais trois :
P’tit petouch’ Petit petingue,
Son p’tit petouche, son p’tit petingue,
Son p’tit petouch’ la belle avé moi.

Pour la danse c’était encore plus aisé, vu que le travail du battage semblait l’exiger. Si vous aviez jeté un coup d’œil par la petite porte de la batterie, vous auriez vu les batteux se faisant vis-à-vis, en se renvoyant la révérence, absolument comme dans une gigue simple. Si l’un faisait un pas en avant, l’autre l’exécutait en arrière. Et c’était une série de petits pas très courts, comme gênés, hésitants et timides, mais toujours ponctués de saluts. Et tout cela, sans perdre une mesure indiquée par les pofs des fléaux.

Lorsque la battée était plate comme une galette de sarrasin, ils déposaient leurs fléaux dans le coin de la porte ; puis Clumette escouait la paille, pour en faire tomber le grain et la foutait dans l’autre tasserie. Pendant qu’il relevait le grain avec le dos d’un rateau, Ficque lui jetait d’autres fourchetées pour une autre battée.

Vers la fin de la relevée, ils serraient les fléaux et halaient, au milieu de la batterie, le crible toujours dans son coin, l’air songeard comme, au cœur d’une veillée, un garçon qui mange de l’avoine.

Le crible était, à lui tout seul, l’orchestre de ce bal, et il avait le privilège de ne pas faire sa musique quant et la danse, mais après ; et quelle musique, mon doux ! Pauvre crible ! ils avaient beau le graisser, le huiler, le cointer, il criait toujours comme s’ils lui avaient fait mal. De-de-rin drin-drin… c’était la phrase musicale de celui de chez nous, toute en triples croches, avec des mesures croisées et pressantes comme celles du cake-walk, qui nous les a volées probablement.

Cela se dit tout seul, qu’entre Clumette et Ficque, qui promettait d’avoir une grosse tête pour la musique instrumentale, c’est à qui virerait la manivelle. Clumette récédait bien sa place, d’abord que Ficque voulait bien se contenter de cribler un sciau de grain, mais pas plus. Il faisait aussitôt ressortir les privilèges de son droit d’aînesse, et reprenait son poste à la manivelle. Ça menait un raveau effrayant, et c’était harmonieux à sa façon, comme un piano italien.

Puis tiens bien ! vire, Clumette : dede-rin drin-drin-… La balle toute folle et légerte allait revoler à deux ou trois brasses en avant, et étalait sur le plancher — sans jeu de mots — une robe de balle avec une traîne jusqu’à la porte. Plus près, s’amoncelaient les brins de paille, les chardrons, les mortelles, les écopeaux et les petites roches. Plus près encore, et quasiment à la gueule du crible, tombaient les agrains produits par les épis à tête haute naguère, et vide aujourd’hui comme alors. Quant au bon grain, il descendait, entraîné par son poids, dans la boîte d’arrière, d’où on le retirait pour le mettre en sacs.

Les petites battées étaient finies et c’était pour jusqu’au premier bon vent et au premier petit frette sec.

Tant que le moulin-à-vent eut sa place sous le ciel ; après même que l’inélégant moulin-à-bœufs lui eut succédé, le crible fit du train dans le monde agricole. Il avait jadis remplacé le van, peut-être pour introduire parmi nous la musique qui adoucit les mœurs. Et nos générations ingrates l’ont récompensé en artistes, comme vous savez.

Le fléau, lui, sur la frêle constitution duquel le moulin-à-vent s’était apitoyé, garda, sous l’empire de celui-ci, l’illusion d’être utile, en assistant dans le plus inactif des farniente, aux prouesses de son grand frère. Il est toujours prêt, d’ailleurs, à redescendre dans la batterie danser sur les pailles d’or et sur les grains mûrs, lorsque la nécessité l’appelle.

Le fameux moulin rouge est arrivé et a remercié, tout simplement, ses prédécesseurs. Il cumule les fonctions de l’un et de l’autre.

Le moulin-à-vent en est mort. Le crible, déjà sur le retour, est atteint d’une maladie de langueur, et boite par dessus le marché. Il ne fera pas de vieux os, c’est sûr. Le fléau, lui, a la vie dure. Comme nulle invention passée, présente ou future, ne l’empêchera pas d’être et de rester ce qu’il est, il tire du grand, dans le haut poste honoraire où nous l’avons trouvé. De là il regarde les jeunes moissons qui arrivent, filles des moissons passées et mères des moissons futures.

Chers cultivateurs de par chez nous, laissez votre dernier fléau jouqué sur la poutre de la batterie. Il tient si peu de place ! Laissez-le où vous avez l’habitude de le revoir, en souvenir de ceux qui vous le léguèrent et qui, pour l’avoir tant manié, lui ont laissé un peu de leur douceur. Elles se reposent maintenant dans la tombe, les chères vieilles mains laborieuses qui ont édifié l’édifice de votre bonheur, de votre aisance peut-être ; la vue du vieux fléau vous les rappellera. « Se souvenir, c’est toujours aimer », dit-on ; mais pour se souvenir, il faut regarder en dedans de nous-mêmes, et n’est-ce pas souvent une délicieuse manière de voir plus beau ? Que de belles choses l’on voit, en effet, les paupières closes ! Vous verrez certainement plus beau, parce que le souvenir des anciens vous rendra meilleur, car dit le poète :

«… aucun homme n’est bon,
Que grâce aux souvenirs de son enfance aimée,
Dont son âme demeure à jamais embaumée. »