Les choses qui s’en vont…/Le métier

Édition de La Tempérance (p. 25-41).

Le métier.



U n critique d’art, aussi ingénieux que subtil, fixe à huit le nombre des caractères de la beauté d’un lis. Écoutons-le :

« 1o la pleine grandeur de la puissance vitale exprimée par la pleine grandeur des formes visibles ;

« 2o l’unité d’action de la puissance vitale exprimée par l’unité spécifique, ou normale, ou idéale des formes visibles ;

« 3o la variété d’action de la puissance vitale exprimée par la variété spécifique, ou normale, ou idéale des formes visibles ; » etc… etc…

Respirons un instant et laissons le délicat érudit aligner des idéales, des vitales et des normales jusqu’à l’épuisement de la formule, c’est-à-dire jusqu’au numéro 8 inclusivement. Regrettons toutefois qu’il faille tant de cérémonies à certains savants pour apprécier une belle fleur, selon une théorie qui peut être très logique, mais aussi parfaitement ennuyeuse comme tout ce qui est bien raisonné.

L’élasticité des formules en général et de celle-ci en particulier ne semble pas pouvoir s’étendre à l’objet qui m’occupe ; car s’il est une chose qui puisse guérir la verve descriptive d’un individu — maladie qu’on nomme la tuberculose littéraire — en fut-elle à sa troisième période, c’est bien la vue du métier.

Approchons-nous pourtant pour le considérer. Chacun sait qu’à la suite de relations suivies la personne laide s’embellit, tandis que la beauté perd, si elle ne possède pas des qualités de l’esprit et du cœur. La laideur n’empêche personne d’être aimable et aimé au plus haut degré : nous en avons la preuve tous les jours.

Le métier est dans ce cas. Étudions-le et nous ne pourrons nous défendre de lui donner toute notre amitié.

Pour ce faire, il faut tout d’abord et nécessairement mettre le métier au second plan — quitte à vous le présenter en temps opportun — et à vous parler plutôt, dans un ordre progressif d’utilité, de ses collaborateurs.

Voici d’abord notre vieille connaissance, le rouet : vous savez, le rouet de nos mères et de nos grand’mères, et des grand’mères de nos grand’mères. Nobilisé par les faveurs des reines antiques, et partant, jouissant d’une indépendance reconnue de tous, son rôle auprès du métier, consiste dans le filage de la chaîne et de la tissure — laine ou chanvre — que celui-ci transformera en étoffe ou en toile. Il ne déroge ni ne s’abaisse ; mais il se prête seulement, et le plus aimablement du monde.

Vient ensuite par ordre de grandeur, le rouet à canneller, qui ne ressemble à son presque homonyme que de nom. Il s’empare de la tissure pour en remplir les trêmes, puis de la chaîne pour en combler les grosses cannelles ; de là son nom.

Le cannellier apparaît ensuite, droit, rigide et sec comme un maestro. Artiste avant tout, il groupe avec art les cannelles dodues et bien chantantes et leur fait exécuter l’hymne nationale du tintamarre.

Enfin l’ourdissoir (on comprendrait aussi étourdissoir) tend ses larges bras mouvants sur lesquels l’ourdisseuse enroule en spirale les brins de toutes les cannelles qui se dévident, en faisant le bruit dont je viens de parler. Après ce travail minutieux de l’ourdisseuse, les missions de l’ourdissoir et du cannellier sont terminées. Car, il est bon de vous dire que la pièce est ourdie.

Le métier, jusqu’alors digne et silencieux, se présente maintenant, et tend ses bras vides. L’ourdisseuse y attache d’abord un long et lourd peigne de bois, vrai démêloir pour la chaîne qui y passe et monte s’enrouler sur le rouleau d’arrière. L’extrémité des brins — les pennes — sont d’abord passées en lames ; puis au moyen d’un crochet d’osier, passées en rô, et enfin nouées à la baguette que retiennent des cordeaux attachés au rouleau d’avant.

Les deux rouleaux, tournant en sens inverse, bandent la chaîne de la pièce qui, ainsi, est montée.

La pièce ainsi parée, la travailleuse s’asseyait à son ouvrage avec autant de bonheur qu’une organiste à son clavier, mais pour faire produire au sien, il est vrai, un tout autre genre d’harmonie. Son pédalier et son clavier, à elle, étaient les marchettes que les ansouples unissaient aux lames. Celles-ci étaient disposées de telle manière qu’en abaissant l’une au moyen d’une marchette, on faisait lever l’autre, et vice versa, ouvrant ainsi dans la chaîne un passage libre à la navette, chargée de tissure.

Le rô d’acier ou d’osier, qu’enserrait la châsse mobile pendue devant la travailleuse, et qu’à tour de bras elle ramenait vers elle, venait battre et serrer les brins de cette tissure. C’était comme son grand jeu, celui dont le bruit couvrait celui des marchettes et des lames. Lorsque la travailleuse, avec un léger bercement de barcarole, se penchait simultanément de la gauche à la droite de son métier, puis de la droite à la gauche, pour lancer sa navette, alors seulement la pièce marchait. À voir la grâce austère de ce geste, on oubliait presque le vacarme qui en était la cause. Et l’on n’y pensait plus du tout, si on arrivait à se pencher sur le tissu qui en était le résultat pratique.

C’est surtout aux expositions régionales ou provinciales qu’il fallait aller, pour se rendre compte de ce beau travail au métier exhibé par les femmes et les filles d’habitant, et pour en admirer la force et la finesse, autant que l’art ingénu et primitif.

Il y avait tout d’abord la grosse étoffe du pays, grison la plupart du temps. On la teignait aussi quelques fois en bleu, avec une recette qu’on pourrait fournir, en classant nos souvenirs d’enfance. Cette étoffe bleue ou grison, envoyée au moulin-à-cardes pour être pressée et foulée avec soin, devait habiller le cultivateur et ses garçons, depuis les culottes à bavaloises jusqu’à la cloque à capuchon inclusivement. C’est avec cela qu’ils faisaient leurs beaux dimanches.

Venaient ensuite les étoffes fleuries, carreautées ou fléchées. Les créatures s’en faisaient de rôdeuses de belles robes garnies d’un biais et de boutons de velours. Lorsqu’elles s’habillaient avec, elles n’avaient pas honte en toute, de débarquer de voiture au dernier coup de la grand’messe, alors que tout le monde était encore sur le perron de l’église. Elle faisait envie à la mairesse elle-même.

On pouvait voir aussi aux expositions, les flanelles simples, croisées ou bâtardes, pour les chemises, jupes, draps, courte-pointes, etc… Puis encore, la toile de lin et la toile d’étoupe. Enfin paraissait la catalogne, notre tapis national. Tissées de couleurs voyantes, les catalognes étaient destinées à la place de la grand’chambre et au cabinet des étrangers. Avec des teintes neutres et des tons moins criards, elles étaient mises en laises. un peu partout dans la maison, et jusque dans le fournil. Lorsqu’elles étaient pâles ou même toutes blanches, elles servaient de couvertures de lit. Parmi ces dernières, celles qui étaient préparées avec plus de soin et partant, plus fines, devenaient des couvrepieds de ber et même des tapis de table.

Rouet, métier et Cie Limitée… s’unissaient pour remplir les commodes et les armoires à deux battants, de draps de toile et de flanelle, de jupes, et de mantelettes, et que sais-je encore… sinon que tout cela sentait le foin d’odeur de sept lieues à la ronde.

Quand la mère voulait se reniper, elle savait bien trouver la robe de mérinos pour l’hiver, à côté de celle de popeline pour l’été. Son châle à franges, en soie fleurie (du gros-de-Naples) plié avec dévotion, supportait le chapeau-à-bec, avec des gorgettesfalle-de-pigeon — larges comme ça. Tout à côté, l’entoucas à pomme d’ivoire qui avait bien coûté six shellings six sous, et les menottes de filoselle qu’on ne trouverait plus asteure pour un écu et six. Quant aux bottines de prunelle avec un bout de cuir à patente, ou aux souliers de lastine, s’ils n’étaient pas tout au ras, ils y étaient tout de même, croyez-le.

Le père n’était pas moins faraud, avec ses pantalons et son surtout de drap fin ; sa veste de cordé royal ; son devant de chemise en bazin ; ses collets à pointes et l’ample cravate du temps de la Régence, sans oublier, gris ou noir, son chapeau de Paramatha.

C’étaient leurs habits de noces, à tous deux. Lorsqu’ils s’en revêtaient, ils se redressaient instinctivement, et s’en allaient bras dessus bras dessous, comme des mariés du matin. Après avoir servi à leur mariage, à quelque baptême de cloches, visite de l’évêque pour la confirmation, ou autres occasions solennelles semblables, ces vêtements les endimanchaient encore pour les noces de leurs garçons et de leurs filles, comme aussi pour être de cérémonie chez les uns et les autres, et même pour porter un mort. Ils désiraient de plus y être ensevelis, afin d’arriver aux portes du paradis, parés comme au jour de leur union, pour célébrer les grandes noces éternelles, couronnant et prolongeant sans fin celles commencées ici-bas.

À ce bonheur qu’ils avaient goûté ensemble, sur le même coin de terre et dans une si constante communion de vues et d’intérêts, le métier n’était pas étranger. Au cours de cette longue vie, il n’avait cessé de leur prodiguer les fruits de son industrie, les enveloppant pour ainsi dire dans l’atmosphère de ses bienfaits.

Le métier s’en va-t-il ? Si la chose était vraie, il y aurait là certes, le sujet d’une émouvante élégie, baignée de « purs sanglots » ; car si le métier n’en est plus « au printemps de la vie », ni même « dans la fleur de l’âge » il n’en est pas moins digne d’inspirer de sincères regrets.

Un moyen de se rendre compte si la nouvelle, causée probablement par des parlements en l’air, que le métier s’en va, est vraie, c’est d’aller voir chez nos contemporains, les armoires et les coffres, si tant est que ces vieilleries existent encore chez eux.

Dans la commode, remplacée trop souvent par ce qu’en bon anglais on nomme sac-bord, il n’y a plus de place pour les hardes de l’homme. Le peu de rechange qu’il peut agripper, est pendu au grenier, sur le pan du sorouet ou quelque part ailleurs. S’il y a quatre tiroirs à la commode — excusez, au sac-bord — trois, au moins, sont remplis de matinées que ces dames portent l’après-midi, naturellement, et dont les manches et les collets surtout, sont rongés chaque jour davantage par la mode qui nous montre ainsi où elle veut en venir. Vous verrez peut-être dans ces mêmes tiroirs, des cols et des collets d’hommes ? N’y faites pas attention et surtout n’en soyez pas scandalisés : cela appartient en propre à madame. L’émancipation qui n’est pas un vain mot et qui s’introduit chez nous, a saisi précisément le beau sexe… au collet. Gare à vous, mesdames !

Dans le quatrième tiroir de la commode, religieusement fermé celui-là, rapport aux enfants insécrables, vous penseriez peut-être trouver le linge que vous cherchez en vain ailleurs ; cette toile de chez nous, in-usable, et que le goût moderne remet en mode ? Détrompez-vous encore une fois : le tiroir contient tout simplement — et ce n’est pas si simple que cela pour le mari qui doit payer — le Gainsborough de madame. Hormis donc que lorsque ces pages verront le jour, la mode archisurannée soit remise aux catalogues des vieilles lunes.

Dans les armoires ? Vous trouverez des jupes, un tas de jupes, qui gagnent en largeur ce qu’elles perdent en longueur. Mais de draps en piles, de douzaines de serviettes, de chemises de toile, point.

Évidemment, les métiers s’en vont et la cause en est peut-être qu’il n’y a plus personne chez les cultivateurs pour les retenir en les utilisant. Un sociologue de chez nous n’a-t-il pas écrit que les filles que le cultivateur fait instruire aux couvents, reviennent à la maison paternelle avec de tout autres goûts que ceux du métier ? Outre les sciences nécessaires, à notre époque, à une femme et même à une femme de cultivateur, elles y apprennent la philosophie, la cosmographie, l’ontologie, etc… Allez-donc, après de tels débuts, les contraindre à la « soupologie » et à la « ravaudologie » comme disait le spirituel auteur de « Billets à ma filleule » et moins encore au métier, si dur, il est vrai, pour les santés débiles de nos temps modernes.

Cependant, grâce à Dieu, il existe encore des familles qui demeurent attachées aux traditions canadiennes.

La mère, comme de juste, donne l’exemple en travaillant elle-même. Elle a le talent de se faire aider et ainsi d’enseigner à ses jeunes filles, sans même qu’elles y prennent garde, à filer d’abord, puis à monter une pièce. Lorsque celles-ci seront prêtes à se marier, elles trouveront plus facilement que d’autres, parce que le jeune homme qui veut se donner à la terre, cherchera une femme qui partage ses goûts et dont la douce compagnie deviendra une aide puissant dans les temps toujours rudes et difficiles d’un nouvel établissement.

D’autres familles, plus nombreuses encore peut-être, pour une raison ou pour une autre, se contentent de faire travailler par les autres ; ce pourquoi il faut d’abord les remercier, non seulement pour la travailleuse qu’elles encouragent, mais surtout pour leur amour des traditions. Ces autres, qui sont d’ordinaire, des « filles d’habitants » non « attachées sur le bien paternel », ont de l’ouvrage par dessus la tête, d’un bout à l’autre de l’année. Est-ce cette pensée du pain assuré ou le contentement intime du devoir accompli ? Toujours est-il que si vous voulez connaître des personnes joyeuses, présentez-vous aux travailleuses au métier.

Je me souviens de l’une d’elles qui pendant un bon bout de temps, pensa que le mariage était une sainte institution dont elle pouvait bien se passer, préférant suivre le conseil de Lafontaine « Chacun à son métier doit toujours s’attacher. » Pour ces deux causes réunies, et peut-être pour d’autres encore, elle oublia jusqu’à 50 ans, d’aimer un homme. Était-ce pour échapper à la honte d’avoir coiffé sainte Catherine ? Je l’ignore. Mais un beau jour, elle quitta sa paroisse et vint s’installer dans la nôtre, achetant une petite maison près du chemin du roi, où elle s’installa avec sa vieille mère. Bientôt la renommée de travailleuse extra qui l’avait suivie chez nous, lui valut des commandes aussi nombreuses que variées, qui lui enlevèrent bientôt tout regret de son changement de domicile.

Le succès fait toujours plaisir ; et comme le plaisir se traduit assez souvent par le chant, elle chantait. Je crois entendre encore, après vingt ans, à travers le bruit des eaux tombantes du moulin voisin, sa voix nasillarde, chanter avec évariations — comme disait son frère qui avait fait son cours aux chantiers à billots :

Près de vous mon cœur soupire,
Et auprès de vous il est interdit ;
C’est tout ce que je puiss’vous dire.
P’t’être ben qu’j’en ai trop dit — it

Je crois en effet, qu’elle en avait trop dit ; mais je n’ai jamais su qu’elle l’ait regretté. « Tout cœur a son mystère » dit une autre chanson qu’elle ne chantait pas. Un jour — tout vient à point à qui sait attendre — le prince charmant passa. Oh ! ce n’était pas un prince ah ! ah ! puisqu’il était monté sur un bois carré. Comme sa lourde charge de bois plongeait probablement dans les cahots du chemin du roi, sous les fenêtres de ma travailleuse, celle-ci, qui faisait des trêmes, attaquait le refrain de la chanson ci-dessus, et naturellement, avec tous les bémols à la clé :

L’amiquié quoi de plus tendre
Et l’amour, quoi de plus doux — oux

On a beau être juché sur une bois carré ou sur un billot, ce n’est pas une raison pour ne pas comprendre les allusions, fussent-elles voilées comme des veuves ; on est le prince ou on ne l’est pas. Il crut donc « dans sa candeur naïve, » que l’aveu timide, d’ailleurs habilement dissimulé dans le saccage d’enfer du rouet à canneller et de la tournette, pouvait bien s’adresser à lui. Il se donna une raison, et entra… pour voir (comme s’il fallait toujours une raison pour voir à se marier !) Or, la fille était encore replette et ragoûtante, comme disait sa vieille mère qui aimait le ragoût. Elle avait, de plus, du beau vison et des coffres bien tassés de bon butin que lui avait quitté défunt trépassé son père. La travailleuse imposa silence à la marchette, et soudain ses idées s’éclaircirent. Elle décida qu’après avoir tant travaillé pour les autres, elle pouvait bien commencer à travailler pour elle-même.

Ils se mari-irent, sans faire trop de tra la la ; une petite noce de canton, une poignée de monde de l’entourage. Ils reçurent les noceux avec du jus de gadelles décoré du nom de vin, pour la circonstance. Ils soupirent, chantirent, dansirent, réveillonnirent et passirent toute la fine nuite sur le carreau.

Ce fut certainement de belles et joyeuses noces et c’était un mariage de plus dans la paroisse ; mais c’était toujours bien encore un métier de moins.