Les choses qui s’en vont…/L’amour de la terre
L’amour de la terre.
out le monde le dit, c’est pourquoi
tout le monde le sait : on
n’aime plus la terre. Paroles
banales, texte de maints discours
chaleureux et très applaudis ; titre
cent fois retapé d’une légion d’articles
de journaux où s’alignent des statistiques
renversantes ; forme vieillie, mais
qui n’a pas cessé d’être vraie, d’une
douloureuse affirmation de chaque
jour : on n’aime plus la terre.
Et justement parce qu’une vérité austère n’aura jamais l’attrait d’un riant mensonge, les cultivateurs, objets de tant d’éloquence et de littérature, désertent quand même les campagnes. Ils ne tiennent plus sur le bien, et se dérobent à la tâche sacrée qui les liait au sol des ancêtres. Leurs fils nombreux et leurs filles, aspirent à voler de leurs propres ailes vers des bonheurs aussi nouveaux que problématiques. Ainsi les traditions familiales s’éteignent dans des ambitions dont on ne voit pas toujours la ridicule folie, et sur les conséquences desquelles il est bon de croire qu’il n’y a pas d’aveugles volontaires.
Devant cette désertion des campagnes, l’esprit de nos gouvernants s’est ému. Ces messieurs ont gémi d’abord ; c’était encore le plus facile. Ils se sont agités ensuite ; car cela devenait inquiétant. Entre deux banquets, ils ont cherché un remède, et ils ont cru l’avoir trouvé. Vous devinez lequel ? Ils ont nommé des commissions. Des commissions, je vous demande ! En notre siècle de feu d’artifice, de discours et de fanfares, une commission comme un congrès, c’est le remède à tous les maux, une sorte de « Sauveur du peuple » ou de « Sirop de la Mère Seigel » qui a la merveilleuse propriété de guérir les rhumatismes de l’esprit humain.
Cependant, je ne dois pas trop médire des congrès et des commissions ; ils ont des avantages incontestables pour la diffusion des idées et le groupement des forces qu’elles éveillent. C’est ainsi que, annoncés dans les journaux six mois à l’avance, en lettres grosses comme ça, aucun des membres actifs ou honoraires ne peut se tourner, sans qu’un reporter y aille de deux colonnes. Naturellement, cela attire l’attention des gens ; cela les repose un peu des comptes-rendus de bagarres d’ivrognes et autres attractions dans le même genre. Les cultivateurs se disent, en lisant la péroraison emphatique d’un discours d’ouverture : il y a quelque chose là-dessous. Et vitement, ils font un encan de tout le roulant, bouchent les fenêtres de la maison avec de vieilles planches, barrent la porte, et partent armes et bagages pour la ville, pour voir comment cela va finir.
Si je n’ai pas voulu, comme vous le voyez bien, médire des commissions et des congrès, je me le permettrai moins encore, et je deviens tout à fait sérieux, pour parler de nos gouvernants. Ces messieurs ayant compris que la richesse, la force et la vie, c’est-à-dire, l’avenir d’un pays, lui venaient de la campagne, ont pensé avec raison qu’il fallait d’urgence garder à la terre les nombreuses familles de cultivateurs qui s’établissent dans les villes pour s’y étioler en s’y amoindrissant. Je n’ignore pas les lois et les institutions qu’ils ont créées pour enrayer ce mouvement de désertion du sol ; les nombreux avantages et les primes offertes dans le but de promouvoir la colonisation ; la diffusion systématique, par les écoles et les conférences régionales comme par le livre et la presse, de la science agricole ; tout cela afin d’amener le cultivateur à reconnaître, par sa propre expérience, que la perle de la prospérité avec celle du bonheur sont cachées dans son champ, lequel ne demande qu’à être remué pour livrer ses trésors.
C’est donc avec enthousiasme, que j’applaudis à tout ce qu’une saine politique, vivifiée par une pensée de haut patriotisme, a fait, chez nous, en ces dernières années, pour provoquer, encourager et récompenser les soins intelligents donnés à la terre. Mais, dites-moi : la terre est-elle plus aimée pour tout cela ? Oui, ou plutôt non ; et pour être juste, oui et non, car il y a amour et amour, comme il y a fagot et fagot.
La terre est plus aimée ? Oui, et plus qu’elle ne l’était hier : c’est certainement vrai un peu plus chaque jour. Mais de quel amour et comment ? Je réponds : de cet amour intéressé qui espère des faveurs, les escompte en usurier et en jouit en égoïste. La devise de cet amour-là, quoique vieille comme l’avarice, est aussi tout à fait modern-style : donner un œuf pour avoir un bœuf.
La science, ou « les étincelles d’expérience » — comme un poète intitulait ses notes en agriculture — a propagé des recettes certaines pour fertiliser un terrain, y faire des semences avec art et obtenir des récoltes mirobolantes.
Porté à croire que Jéhovah a refondu pour le xxe siècle les vieux statuts de la Genèse, le cultivateur observe déjà à la lettre le nouveau texte, encore inédit, mais dont il a sans doute eu révélation : « Tu mangeras ton pain à la sueur de tes chevaux ! » Aussi ne daigne-t-il plus toucher la terre, même du bout des pieds. Comme tout homme d’ailleurs, né maître-ès-arts dans la science de prendre ses aises, il laboure et herse, sème et moissonne en se promenant avec une superbe indifférence, monté sur des machines rayonnantes, vrais engins de fer tirés par des chevaux ferrés.
La terre ? Après l’avoir brisée, avoir fouillé ses entrailles avec des lames d’acier, l’avoir dépouillée de ses vêtements et de ses richesses, il la quitte sans même un regard de pitié. Il la force, la meurtrit ; elle se laisse dépouiller, humble, obéissante et généreuse toujours ; mais elle garde son amour.
Non, vraiment, la terre n’est plus aimée de cet amour tendre et profond que lui portaient nos pères. Après avoir pris leur lot en bois debout, l’avoir déserté, ésouché, éroché, ils en retournaient cent fois, une à une, toutes les mottes, comme pour en prendre une connaissance intime. Puis après l’avoir parée de l’opulente moisson qui lui sied si admirablement ; parce que la terre était belle autant que bonne ; et qu’un des premiers effets de la beauté sur un cœur est de le rendre sympathique et affectueux, ils l’aimaient de toute leur âme. Près d’elle, avec, au front, ces sueurs qui sont comme autant de perles d’une couronne royale, ils se trouvaient vraiment rois. Les ancêtres ne leur avaient-ils pas légué ces gestes forts et graves mais toujours harmonieux ; nobles attitudes apprises au temps du bonheur, et dont ils se couvraient avec orgueil comme d’un vêtement de beauté, comme d’un manteau de splendeur.
Pour obéir à la loi du travail devenue très douce avec elle, ils lui demandaient leur pain, avec autant de douceur et de respect que de noblesse. Ils croyaient trouver là, une ébauche de leur propre vie : en union avec elle, ils vivaient des heures d’espoirs immenses qui les rajeunissaient jusque dans leur vieillesse.
C’était au printemps lorsqu’ils labouraient, enveloppés dans la brume argentée des matins frileux, isolés du reste du monde comme des Moïse sur la montagne, et dans une intimité secrète mais réelle avec la terre amie. C’était le revoir après la saison d’hiver. Et que de promesses à faire ! Que de choses à demander ! Promesses et demandes qui revêtaient les formes merveilleuses de la prière et qui devenaient comme la « méditation de leur cœur ».
À l’heure solennelle des semences, c’étaient des grains sanctifiés par les prières de l’Église et bénits aux messes de Rogations que, les toutes premières, ils versaient sur la terre, vers les quatre points cardinaux. Par ces beaux gestes qui ont frappé, comme une médaille, la silhouette paternelle dans nos souvenirs ; tel le prêtre sur le calice et sur l’hostie, ils multipliaient leurs bénédictions sur les champs, consacrant, pour ainsi dire, la terre encore aride, mais frémissante déjà, de toute la vie qui germait en elle. Après tout ce travail, reconnaissant implicitement qu’ils n’avaient rien fait, et pensant comme saint Paul, qu’après avoir semé, si Apollon arose, c’est Dieu qui donne l’accroissement, ils faisaient dire des messes pour les biens de la terre, et ils y assistaient, messieurs !
Puis, dans la chaude clarté du printemps ; pendant cette époque de recueillement grave qui suit les semailles et sans lequel rien ne grandit ni pour la terre ni pour le ciel, ils avaient trouvé, dans leur tendresse inventive, une raison de rester encore près d’elle pour lui parler toujours : ils relevaient les clôtures de pieux entre leurs champs.
Non satisfaits pourtant, d’avoir fait le tour de leurs pièces, du lundi au samedi, de la barre du jour aux étoiles ; le dimanche après les vêpres, ils prenaient leur grand chapeau de tous les jours, pour que la terre les reconnût de loin ; et ils s’en allaient lui faire une visite d’amitié, toute pure celle-là. Et comme si les jours ne suffisaient pas, ils en rêvaient encore la nuit, pendant que les blés et les avoines pointaient sur le rond des planches, veloutant les bords grisâtres, puis grandissaient, grandissaient, en rêve comme en réalité, à pleine clôture.
Lorsqu’enfin leurs yeux, après avoir suivi avec amour la croissance des tiges élégantes, avaient vu descendre sur les lourds épis, tout l’or des soleils, ils se penchaient avec tendresse vers la terre aimée, moins pour lui arracher ses richesses que pour la soulager de son fardeau. Dans ces heures d’épreuve pour elle, sous le brisement des moissons, ils vivaient des heures inoubliables, dans le doux colloque non interrompu depuis les semences, et qui se terminait par un hymne de reconnaissance. La terre lasse, avec ses chaumes tout pâles, demandait un peu de repos ; en la laissant s’ensevelir sous la neige soyeuse, ils s’éloignaient, mais sans la quitter, puisque c’était toujours pour penser à elle.
Après avoir vécu ainsi, un gros morceau de siècle, dans un commerce si intime avec la terre, ils voyaient arriver sans horreur le moment d’aller se reposer entre ses bras des fatigues de la vie. Ils avaient toujours été bons pour elle : ils savaient qu’elle serait bonne pour eux, qu’elle leur « serait légère », selon le vœu antique. N’avaient-ils pas cette consolante assurance d’être les germes de dieux en fleurs qui doivent s’élancer de son sein, pour aller s’épanouir dans la saison sans fin de l’éternité ?
Ah ! l’ont-ils aimé leur bien, nos chers vieux ! Ce bien qui fut presque tout leur univers ; où ils ont vécu et souri, puis aimé et pleuré. Ils l’ont aimée, la terre, parce qu’avec ces fortes pensées de la foi, qui étaient comme le fond de leur âme, ils ont reconnu combien Dieu lui-même l’avait aimée pour l’avoir faite si belle, alors que son doigt puissant y traçait les routes fleuries où la Mère du Verbe devait diriger les pas tremblants du divin Exilé. Ils l’ont aimée encore, parce que le Verbe lui-même, lorsqu’il est venu habiter parmi nous, a voulu, en passant par nos chemins, magnifier ses fleurs dans les lis et immortaliser ses arbres dans le bois de la Croix. Et leur amour est devenu un saint orgueil à la pensée que le Christ a voulu faire plus encore, pour ces fruits de la terre qu’ils ne voient croître et grandir qu’arrosés des sueurs de leur front ; pour nos blés et nos vignes, qu’il a ennoblis par la mystérieuse transsubstantiation qui les sacramente. Vrai Pain des forts, fragiles espèces qui, après être demeurées parmi nous jusqu’à la consommation des siècles pour être notre joie et notre salut, auront encore — je le crois — l’honneur d’être placées en paradis avec la croix, comme des trophées de l’amour de Dieu pour les hommes. Comment comprendre alors, qu’avec de telles pensées, la terre n’ait pas été pour nos aïeux « l’allée d’amour ».
C’est bien ainsi que nos vieux aimaient la terre, et c’est peut-être là le secret de leur attachement si vif pour elle. Mais cela, c’était tout autrefois, il y a bien, bien longtemps ! Aujourd’hui, après les travaux terminés, avec toutes les recettes infaillibles pour réussir, comme la terre ne dit plus rien — elle se donne à qui se donne à elle — on s’y ennuie et on la quitte sans regret.
L’homme y a-t-il gagné ? je ne dis pas : a-t-il plus d’argent et de confort moderne ? Je me garderai bien de donner à ce grand problème, une solution quelconque. Interrogez les vieux, et croyez ce qu’ils vous diront. Lorsqu’on est près de mourir, l’âme enveloppée des lueurs sereines qui éclairent la route montant vers l’éternité, on n’a aucun intérêt à mentir pour tromper ceux que l’on aime. Croyez leurs paroles et faites comme ils ont fait. Plus nos cœurs s’harmoniseront avec les pensées, les sentiments, les gestes de nos pères, plus nous serons dans la vérité. Ce sera leur âme venant réchauffer la nôtre, pour faire de nous des traditions vivantes. Et s’il est vrai que l’amour rend semblables ceux qui s’aiment, nous refleurirons en eux, comme ils auront en nous un éternel printemps.
Tout cela, c’est de la poésie et de la prose habillée en vert, me direz-vous. Soit ! J’ajoute que j’y ai mis un peu de religion et beaucoup d’amour ; ce qui va parfaitement ensemble et ne va parfaitement bien qu’ensemble. Ici encore, j’ai suivi les traces des anciens. Parce qu’ils cherchaient premièrement le royaume de Dieu et sa justice, ils avaient reçu, comme par surcroît, ce don de poésie rustique qui mettait tant de sérénité dans leur vie ; car s’il peut y avoir une analogie de la poésie avec la grâce, c’est que la poésie est une grâce. Parce qu’ils savaient mettre du Bon Dieu dans leur vie, ils en trouvaient, tout simplement. S’ils n’ont jamais joui d’un bonheur complet — « fut-il roi ou pape, dit l’Imitation, nul n’est sans quelques peines ou ennuis » — dans leurs plus dures épreuves, ils n’ont jamais été sans quelques joies. C’est ainsi que se tissaient pour le ciel ces vies pleines de mérites et de jours, agréables aux yeux de Dieu, belles aux yeux des anges, respectables et enviables aux yeux des hommes.
Mais ce secret vital du bonheur, qui est de voir tout dans la lumière de Dieu, ne serait-il pas à notre époque — avec l’amour de la terre — encore une chose qui s’en va ?…