Les choses qui s’en vont…/La laiterie

Édition de La Tempérance (p. 61-73).

La laiterie.



V ous avez entendu dire des merveilles, je gagerais, de l’étonnante machine à tirer les vaches ! Alors, si vous avez de la jarnigoine pour deux sous, vous vous êtes dit : Pauvres vaches ! Oui, pauvres vaches, va ! Quoique ce ne soit pas de mes affaires ni rien en toute, j’aimerais presque autant les voir tirer… avec un fusil. Parce qu’elles vont dans les pacages couper l’herbe, on les prend pour des faucheuses. On leur amarre sur le dos des courroies sous lesquelles on cache traîtreusement des fils qui conduisent l’électricité ; puis l’on pompe, sans autres cérémonies, le lait, qui passe de la vache dans le célèbre bidon, et : « Marche donc, Fann ! » Le lait, la crème et le beurre sont vendus : rien de mieux. En revenant de mener le lait à la Beurrerie, on achète de la graisse en chaudière pour faire les crêpes, et du thé qui remplacera le lait que l’on buvait avec. Puis, on marchande une carriole neuve pour remplacer le borlot.

« Autre temps, autres mœurs », dit-on, pour dire quelque chose. Au temps des crinolines — pour déterminer une époque fameuse de l’histoire — la femme du cultivateur était beaucoup plus fière de sa laiterie que de ses cerceaux encombrants, tout en se trouvant parfaitement à l’aise dans les deux. La laiterie avait pourtant toutes ses prédilections. C’était pour elle un lieu de délices, et pour toute la maisonnée, une mine de richesses, vrai trésor auquel on était heureux de recourir, aux heures de joie intime l’on devait exercer cette large et chaleureuse hospitalité qui a acquis au peuple canadien en général, et à la Canadienne en particulier, un renom qui ne manque pas de gloire.

Chez nous, nous savons nous conformer à la politesse conventionnelle des visites d’étiquette : notre franchise et notre cordialité ne s’en contenteront jamais, parce qu’elles nous semblent l’invention habile d’une politique et d’une amitié menteuses. Le Canadien bien recevant, dont le « cœur a des raisons que la raison ne comprend pas », jouira délicieusement autant qu’il exultera modestement de pouvoir mettre, par l’abondance dans ses agapes fraternelles, comme un cachet de générosité et de grandeur, aux expressions si simples mais toujours si vraies de son affection. Si je parle ici des snacks qui, il faut l’espérer, seront une des choses qui demeureront, j’appuie spécialement sur ces politesses que la Canadienne sait offrir — l’Anglaise nous les a volées pour en faire son five o’clock — et que nous désignons probablement ainsi, parce que le besoin encore moins que les convenances ne les exige ; et que, précisément à cause de cela, elles expriment mieux les sentiments qui sont au fond de l’âme canadienne, faite toute de désintéressement et d’amabilité.

Choisissons un exemple entre mille. S’il ressoudait de la visite à la Grite — disons que cette femme d’habitant s’appelle ainsi — qu’Angèle la voisine vînt en relevée avec son tricotage ; ou bien que les filles à Karie vinssent passer l’après-midi pour écharpiller la laine ; comme elle était joyeuse de courir à la laiterie, et de pouvoir leur offrir un verre de lait avec une tranche de galette à l’anis. Sans doute, la Grite, comme toute Canadienne qui se respecte — je rappelle que nous sommes au temps des crinolines — avait toujours du sirop de vinaigre de côté : c’était surtout pour les étrangers, dans le temps des fêtes. Lorsque Monsieur le Curé passait dans la paroisse avec le marguillier-en-charge, pour la quête de l’Enfant-Jésus, la Grite ne manquait pas d’en sortir un flacon de l’armoire blanche du fond, et d’en offrir au vénéré visiteur, avec, dans une de ses belles assiettes bleues, des biscuits secs qui fondaient dans la bouche.

Cependant, le lait ne perdait pas ses privilèges pour cela, surtout pendant l’été. Les soirs, qu’il vînt des veilleux ou non, un petit réveillon n’était pas de refus. Dans un saut, la Grite était à sa laiterie, et revenait avec du lait du matin et des petites tartes qui n’attendaient pas le premier de mai pour déménager. Et puis encore, tous les jours, après l’école, les enfants demandaient à manger une bouchée avant d’aller, l’un couper des rondins, l’autre cri les vaches et les taurailles dans les fardoches, au-dessus de la ligne et quelquefois jusque dans la pelée. La Grite leur cassait du pain dans une bolée de lait, et ils mangeaient ensemble, sur les marches de l’escalier, en se branlant les jambes.

Je ne parle point des repas, où il y avait toujours du lait doux avec sa crème ; des cailles avec une bonne couche de sucre du pays haché fin — ce qui n’est pas indifférent. Parfois aussi, les cailles devenaient du lait égoutté, lequel avec des framboises et de la crème, n’est pas piqué des vers ; j’en ai connu qui s’en léchaient les barbes. Je ne mentionne pas le beurre, la crème et le lait qui enrichissaient les pâtisseries ; car tout cela et tout ce que j’ai dit composent les richesses qu’offrait la laiterie. Et j’en passe, allez !

Nos grands-pères, qui pensaient moins souvent à en faire montre, avaient autant d’esprit et de sens pratique que nous. Déjà, les soins qu’ils apportaient à choisir l’emplacement de la laiterie, et leur cure à lui donner une orientation convenable, nous révèlent l’importance qu’y attachait un homme qui avait de la conduite.

L’endroit tout désigné était au ras la maison et assez souvent tout amont. Comme les pompes étaient encore un grand luxe, on cherchait à la bâtir près de la source ou du puits, quand ce n’était pas sur le puits même. Le lait et la crème prennent, le plus facilement du monde, un mauvais goût et une mauvaise odeur ; la ménagère le sachant mieux que personne, n’épargnait rien pour prévenir, par de fréquents lavages, les senteurs de moisi, de graillon, de renfermé ou de cani.

La laiterie était rambrissée en planches, jusqu’au solage, ou mieux, jusqu’à la planche à coyau, et presquement toujours couverte en bardeaux. La porte, tournée vers le Nord, afin que le soleil y entrât le moins possible, barrait au calenas, rapport aux vardeux de nuit. Les petites fenêtres étaient pourvues de râteliers ; ce qui n’empêchait pas toujours les mortelles mouches-à-vers de s’y introduire. Puis elle était blanchie à la chaux, le dedans comme le dehors. S’il n’y avait pas d’âbres aux alentours, on plantait du houblon et de la vigne sauvage, dont les ombres protectrices la couvraient d’un manteau de fraîcheur. Devant la porte, ce n’était pas défendu de planter des gadelles rouges et des fèves rameuses qui tortillaient leurs tiges fleuries jusqu’au lormier.

Reconstituez maintenant, dans votre imagination, l’image de la petite laiterie blanche, couverte de sa mante brodée de fèves fleuries, et dites-moi si nos grand’mères ne s’entendaient pas à merveille avec nos grands-pères, pour savoir mettre gracieusement autour d’eux, comme dans leur vie, l’agréable tout à côté de l’utile.

Cependant, chez les « habitants » comme ailleurs, on n’a rien sans peine. Si la laiterie était une source de jouissances et de bien-être, elle demandait, en retour, des soins attentifs, diligents et continus.

Tous les matins que le bon Dieu amenait, au chant du coq, la femme d’habitant était sur le pont. Après avoir fait sa prière (et lorsqu’elle était le moindrement dévotieuse, ça n’en finissait pas), elle allumait le poêle, épluchait les patates qu’elle jetait dans la chasse-pinte avec une jointée de sel, et mettait le tout sur le rond du fourneau. Puis elle s’en allait à sa laiterie. Suivons-la.

En ouvrant la porte, La Grite jetait un regard circulaire pour s’assurer que tout y était en ordre. Sur le milieu des pans, de longues planches s’étageaient en rayons de bibliothèques. Au centre, sur la grande table, des piles de bols et la jarre-à-la-crème. Les rayons, la table, le plancher, — le tout en bois blanc, sans peinture, — étaient lavés au lessie, ce qui revient à dire : jaunes comme de l’or et propres comme un sou neuf.

La Grite s’approchait donc de ses rayons, et penchait un petit brin une bolle de la première rangée, puis de la seconde, puis de la troisième, pour voir si le lait était bien crémé, s’il était encore doux ou déjà sûr. Dans la canicule, en effet, ou bien lorsqu’il tonne fort, dans une nuit, le lait tourne et prend goût de sûrette, lorsqu’il ne caille pas. La Grite retirait alors des tablettes et alignait sur la table, les vaisseaux qu’elle avait jugés à point, et qu’elle écrémait d’un tour de main, avec sa micoine. Le lait sûr et les cailles étaient destinés — sous le respect que je vous dois — aux petits gorets et aux veaux, surtout lorsqu’elle avait dû faire prendre le lait avec de la porsure. Les écuelles et les terrines vides étaient ébouillantées, puis essuyées à demeure, et replacées sur la table pour la traite du matin.

Les tireuses de vaches arrivaient avec chacune deux grosses chaudiérées de lait chaud, couvert de broue blanche. La Grite décrochait le couloué, pendu au ras la porte, et coulait le lait dans tous les vaisseaux qu’elle rangeait ensuite sur les planches, par ordre de grandeur : les bols de 3 chopines, les bols-à-becs, les fonds-de-jarre, etc. Puis la ménagère emportant les chaudières, fermait la porte pour aller faire son borda. Et la même cérémonie se déroulait encore le soir, et tous les matins et tous les soirs.

Lorsque la jarre-à-la crème était remplie, c’est-à-dire une fois et même deux fois par semaine, il fallait faire une façon de beurre. Le moulin — avec tout son grément — qui coiffait un piquet à la porte de la laiterie, était tout d’abord rincé d’importance. Puis La Grite y vidait sa jarre-à-la-crème et : « Vire mon fieu, mais vire pas trop vite ; ça rend la crème folle ! » Et le petit garçon virait, virait, jusqu’à ce qu’en venant gratter le moulin, La Grite vît la crème se gremeler. Alors le beurre, quasiment fini, se prenait en mottons et retombait flac dans le petit lait.

Les mottes de beurre, retirées du moulin et lavées d’abord à grandes tassées d’eau froide, étaient ensuite élaitées et battues avec la micoine ou avec les mains ; puis enfin, salées.

Comme la Grite, en bonne femme de ménage, tenait à se rendre compte des profits de ses vaches, elle pesait sa battée de beurre dans sa grande balance de cordes et de planche, avec des roches en guise de poids. Devait-elle serrer le beurre pour la provision d’hiver ? elle en emplissait des petites tinettes, couvrant le beurre d’un linge bien blanc, chargé d’un bon rang de gros sel ; puis elle y versait encore de la saumure portant un œuf et remettait le couvert fermant bien à juste. Si, au contraire, le beurre devait servir à la dépense journalière du ménage, ou était destiné à être vendu, il était façonné en petits pains, pressé dans des moules spéciaux incrustés d’étoiles et de fleurs, puis déposé, en attendant, dans de grands plats sur le puits.

La visite n’avait plus qu’à venir ; la Grite n’était pas en peine pour la recevoir. Aux plats de résistance venaient s’ajouter le lait, le beurre, la crème. Et quand je vous ai dit que la laiterie était une richesse, ai-je menti, oui ou non ?

Mais, comme la mode des crinolines, celle-ci a passé, avec cette différence toutefois, qu’elle ne reviendra pas.

Une chose certaine, c’est que, même chez les habitants — je rappelle que l’exception confirme la règle — on ne met plus de lait sur la table, sinon dans un petit pot, juste pour empêcher les enfants de brailler après, et inspirer une crainte respectueuse aux grandes personnes. On vous offrira asteure, dans une visite, de la petite bière et même de la grosse bière, quand ce ne sera pas de la bagosse ou du forlingo, avec des crackers achetés et durs à se tuer avec. Les enfants eux, après l’école, trouveront toujours des pommes véreuses et des prunes vartes.

Aussi, je le répète, si je l’ai déjà dit, pourquoi faire des laiteries ? D’ailleurs, personne ne se pose plus cette question ; le problème est résolu, la réponse est trouvée : on n’en bâtit plus.

Il en reste bien encore quelques-unes debout par ci par là — des vieilles toutes décrépites — par habitude plutôt que par conviction. Mais, Dieu me pardonne ! savez-vous ce qu’on en fait ? Devinez ! Je vous gage que vous ne le trouverez pas tout seul. Vous ne trouvez pas ?… On y met les outils du jardinage et tout le drégail de la sucrerie…

Si c’est pas de valeur !…