Les choses qui s’en vont…/Le rouet

Édition de La Tempérance (p. 15-23).

Le rouet.



I l y a, je dirai cinquante ans, pour faire un compte rond, le cultivateur qui avait un bon roulant, devait — selon l’antique usage venu de Normandie avec nos aïeux — avantager ses filles pour l’époque de leur mariage, non seulement de la commode, du buffet, du coffre à équipette bourré de bon butin ; mais encore de deux ou trois brebis (une moutonne et son petit par exemple), d’une vache-à-lait, de quelques volailles et d’un rouet tout flambant neuf. Si on pouvait savoir dans les rangs — et grâce à des bavassements, la nouvelle s’y répandait comme une traînée de poudre — qu’une chaise berceuse et une pélerine de vison viendraient s’ajouter au trousseau, du coup, la Phine à Ti-toine devenait un parti extra.

Le cavalier de cette blonde avait préalablement défriché un coin de sa concession et y avait bâti une maisonnette : c’est bien du moins. Il y avait ensuite disposé les meubles indispensables, chaises, lit, tables, huches, banc-aux-sciaux, tous faits de sa main. C’est là qu’après les noces, les nouveaux mariés installaient leurs effets, assurés que le bonheur les y avait précédés, et ils s’arrangeaient pour y vivre toute une vie, la plus douce du monde, en attendant l’autre bonheur et l’autre vie.

Dès les premiers temps de leur union, le nouveau couple pouvait voir de sa fenêtre, les animaux pacager au milieu des souches, des chicots et des abattis, à un bout de la terre faite ; tandis qu’à l’autre bout, la planche de blé, qu’une simple rigole séparait de celle du lin, commençait à épier. L’homme avait offert tout ce qu’il y a de plus fort : la terre, la maison, le lin, le blé ; la femme apportait ce qu’il y a de plus doux : le lait, la laine, la plume. Et c’était avec une généreuse fierté qu’ils mettaient en commun, avec leurs biens et leur santé, leur amour du travail et leur amour, tout simplement.

La jeune femme — tout en ayant l’œil à son ordinaire — filait la laine de ses brebis, pour tricoter, le soir, de grandes chaussettes ou de petits mitons. Son homme, qui n’était jamais bien loin, à ses champs ou à ses serpages, pouvait la voir bordasser ; car elle fermait rarement la porte à demeure. À son appel de midi : « Ustache ! viens-t’en ; les pataques sont cuites », il pouvait répondre sans s’époumonner, sûr d’être entendu : « On y va, Mélie, on y va. » Et il venait.

Au cours du repas, tout comme la jeunesse qui est heureuse parce qu’elle n’a pas de passé, ils se parlaient de l’avenir. Puis, pendant que la créature dégreyait la table, Eustache, à genoux à la bavette du poêle, en train d’aveindre un tison pour allumer son calumet, demandait, sans faire semblant de rien : « Qu’est-ce que tu feras, Mélie, avec ces fusées de laine qui dégouttent au ras la plaque du poêle ? » La réponse ne se faisait pas attendre : « D’abord toi, répondait sa femme, tu vas me faire un dévidoué, au plus coupant. — Tas qu’à voir, reprenait Eustache en riant dans ses barbes ; et puis après ? — Après, si t’es sage comme une toupie qui dort, y a pas de doutance que je te le dirai ; mais il fera chaud, si tu le sais avant. »

Or, comme c’était une des toutes premières choses demandées par Mélie, Eustache choisissait son plus beau bois franc, clair de nœuds, qu’il mettait sécher au-dessus du poêle. Puis, lorsqu’il mouillait à sciaux ou à varse, et mieux encore, pendant les squarres et les grandes bordées d’hiver, il installait son établi dans la maison, et à force d’écopeaux et de ripes — un homme est pas battu pour salir une place, disait Mélie — il ajustait les pièces du fameux dévidoir, sous les yeux de sa femme, qui s’y entendait toujours mieux que lui.

C’est ainsi que le dévidoir est entré en même temps que le rouet dans nos maisons, bien avant le ber ; et l’on peut bien dire sans trop forcer la métaphore, il me semble, qu’ils nous ont vus naître.

N’est-il pas vrai que nous évoquons rarement une des premières visions de nos mères, sans lui trouver le rouet pour accessoire ? Sans cela, la silhouette aimée reste toujours émouvante, certes, mais elle nous apparaît comme un jouet brisé auquel il manque quelque chose d’essentiel.

Si nous voulons remonter vers nos plus anciens souvenirs, la chanson maternelle — la « Poulette grise » par exemple — ne nous revient bien en mémoire qu’à travers les bruissements harmonieux du fuseau. Et si les yeux de nos mamans charmèrent nos premiers regards, n’est-ce pas la roue merveilleuse du rouet qui les étonna ? Ces choses sont tellement mêlées dans le lointain de nos réminiscences enfantines ; elles s’y embrouillent si délicieusement, que ce serait mal de vouloir séparer ce que notre cœur a depuis si longtemps uni.

Le rouet, d’ailleurs, a non seulement des droits incontestables à nos égards pour les services qu’il nous a rendus, mais par sa souple élégance au repos, sa joliesse glorieuse au travail, il a droit aussi à notre admiration, et c’est toujours, vous le savez, une forme de l’amour.

Taillé dans le plus beau bois d’érable ou de hêtre ; façonné avec une piété nationale, je dirais, par un art qui sait allier la grâce à la force, le rouet prenait, avec le temps et sous les caresses répétées des mains amies, une patine couleur de feuilles mortes saupoudrées de bronze. Les pieds, soigneusement dégrossis au tour, supportaient le corps délicat et droit, au-dessus duquel la tête — la grand’roue — apparaissait, aux heures de travail, toute nimbée de gloire. Oh ! le joli petit rouet !

Plus bas que la tête et plus haut que les pieds — et pourquoi ne dirions-nous pas : dans ses mains — le rouet retenait prisonnière une colombe au bec et aux griffes d’argent, dont l’ardeur vorace arrachait, des mains de la fileuse, les soyeux flocons de laine pour s’habiller de blanc, ou les lourdes filasses pour se revêtir d’or. Oh ! le coquet petit rouet !

Et l’oiseau roucoulait doucement, doucement, tout d’abord. Puis, comme la fileuse bienveillante se laissait dépouiller en sa faveur ; qu’elle excitait même ses convoitises ; le gazouillis de sa voix subtile se muant en vraie chanson, s’unissait aux susurrements de la bombe qui chantait sur le poêle ; aux trilles des petits serins dans le trébuchet pendu dans la fenêtre ; aux refrains vieillots de la fileuse. Oh ! le gai petit rouet !

Lorsqu’enfin la colombe traînait les ailes sous le poids de son travail, avec des petits rires discrets, des cris de joie contenus, le fuseau se laissait dépouiller de sa toilette par le dévidoir qui l’hynoptisait de ses grands gestes vides. Redevenu plus alerte, il recommençait une nouvelle fusée, avec la même joyeuse chanson, la même diligence, le même bonheur Oh ! le courageux petit rouet !

Qu’il travaillât pour le simple reprisage des chaussons ou à la préparation de la chaîne ou de la tissure pour les habillements du dimanche, c’était toujours le même entrain rieur. Entre temps, dans un coin obscur, il attendait dans le silence, l’heure du travail et du dévouement qui devait l’auréoler de gloire. Oh ! le vaillant petit rouet !

Et malgré tant de services rendus, tant de chansons répétées parfois depuis l’aurore jusqu’à la brunante et dans les soirs, les bruits courent que les rouets s’en vont…

Hélas ! que de rouets et de dévidoirs sont, à l’heure qu’il est, juchés sur les entraits des fournils ou dans les ravalements des greniers ; élévation sans gloire qui se fait sans honneur et ne promet que l’oubli.

Oh ! les vieux rouets qui ne filent plus ! les vieux dévidoués qui ne virent plus ! Quelles confidences ils se doivent faire là-haut, dans la noirceur et les fils d’araignées, sur les vieilles gens qui furent jeunes et sur les jeunes qui seront bientôt vieux ! Ne troublons pas, par de stériles regrets, ces réminiscences plutôt tristes. S’ils parlent mal de nous, ayons le courage d’avouer qu’ils n’ont pas toujours tort, et consolons-nous dans la pensée d’avoir dit un peu de bien de ces chères vieilles choses qui s’en vont…