Les catacombes/Tome V/08

Werdet, éditeur-libraire (Tome vp. 149-174).


LE

DÎNER DE BEETHOVEN.

CONTE FANTASTIQUE.













En 1819 j’étais à Vienne. Vienne, quoi qu’on dise, est une ville allemande et française, plus française même qu’allemande ; ville intelligente, et qui donne aux beaux-arts et aux plaisirs tout le temps que Paris donne à la politique ; Vienne, vous le savez, est la ville musicale par excellence ; on y sent la musique ; l’air est chargé d’accords. Tous les grands musiciens, tous les grands chanteurs ont passé par Vienne. De là une espèce de bien-être qu’on éprouve sans savoir pourquoi. Mais, le jour dont je vous parle, il se faisait un grand silence dans la ville de M. de Metternich. Ce jour-là j’errais dans les rues au hasard, attendant l’heure de partir ; je devais quitter la ville le même soir.

À l’instant de mon plus grand désœuvrement je vis passer un homme dans la rue, un de ces hommes qu’on voit tout de suite, même dans la foule. La foule elle-même les voit et les remarque ; par je ne sais quel admirable instinct, elle se range contre la muraille pour les laisser passer, elle les salue du regard et de l’âme, elle les respecte sans savoir leurs noms, elle les reconnaît tout d’abord sans les avoir jamais vus.

Toutefois, en le voyant il était difficile de ne pas deviner que c’était un homme au-dessus des autres. Je le vois encore il avait une grosse tête touffue ; de longs cheveux, moitié gris, moitié noirs, chargeaient sa tête et tombaient par flocons de côté et d’autre ; sa tête en était toute couverte ; on eût dit, à les voir hérissés pêle-mêle, en désordre, la crinière d’un lion ; et sous cette crinière brillait un petit œil, fauve, dont le regard se mariait merveilleusement avec un sourire sardonique et singulièrement spirituel. Cet homme marchait à pas inégaux, tantôt vite, tantôt lentement ; il regardait et souriait de côté et d’autre ; mais son regard était distrait, mais son sourire était amer, mais on voyait que c’était déjà un homme hors du monde réel, si tant est qu’il y eût jamais été. À la vue de cet homme je me sentis tout de suite intéressé et presque ému. Malgré moi je voulus savoir qui il était, et je le suivis. Après bien des allées et bien des venues, bien des tours et des détours, il entra chez le marchand de musique de la rue Kohlmarkt. Le marchand le reçut avec beaucoup de politesse ; il lui offrit un siège d’un air très-empressé, mais l’inconnu resta debout. Je ne pouvais pas l’entendre, mais je le voyais à travers les glaces transparentes du magasin. Sa manière de converser était étrange : il parlait, son interlocuteur écrivait. Je jugeai que mon inconnu était sourd. Tout à coup il prit un air plus préoccupé que d’habitude, et, se tournant vers la porte du magasin, il frappa avec ses doigts en cadence sur la glace où mes regards étaient fixés. Me vit-il ? ne me vit-il pas ? je l’ignore : le fait est qu’il étendit sur moi sa grosse main, et que je me sentis comme écrasé sous les doigts puissants de cet homme. Comme il n’avait pas pris garde à moi, je ne pris pas garde à lui. Il se mit à battre je ne sais quelle symphonie sur le carreau de la porte : c’était lent, c’était rapide ; tantôt il s’arrêtait pour chercher une idée, et alors ses doigts s’arrêtaient ; tantôt l’idée lui venait rapide, abondante, et alors ses doigts voltigeaient çà et là sur la vitre résonnante comme ils auraient fait sur le clavier. Évidemment cet homme composait quelque chose de grand et de beau. Alors, tout en composant, son regard sommait, ses cheveux se dressaient sur son front, son sourire redevenait mélancolique, sa figure était satisfaite ; ce pauvre grand homme était heureux.

Il resta bien ainsi un grand quart d’heure ; après quoi il se retourna, et il fit un signe au maître de la maison. Aussitôt une jolie petite fille tout à fait allemande, chaste regard allemand, honnête sourire allemand, fraîcheur allemande, s’approcha de l’homme et plaça devant lui une plume et du papier de musique. Alors je le vis écrire couramment. Sans doute il écrivit ce qu’il venait de composer sur la vitre du magasin. Il écrivit sans prendre haleine, et quand il eut uni il tendit au marchand son papier sans le lire. Le marchand lui donna une pièce d’or en retour.

Voilà mon homme qui sort du magasin. À peine sorti il reprit son air fauve et moqueur cependant son pas était plus léger. Ce matin-là j’étais en train de devinations ; je devinai que notre homme allait à la taverne, comme j’avais deviné tout à l’heure que c’était un musicien. Il y a des gens qui trouveront que la taverne était la conséquence de la musique, mais aussi il y a des gens qui ne sont jamais contents.

Donc il alla d’un pas joyeux à cette hôtellerie enfumée qui a pour enseigne le Chat qui file. On dit que le chat a été dessiné par Hoffmann sur la propre figure du chat Murr, auquel Hoffmann a donné, ainsi qu’à l’auberge, une si grande célébrité.

Ce jour-là, jour de vendredi, l’auberge était déserte ; la grande salle même était silencieuse les fourneaux étaient éteints ; et la maîtresse du logis en bonne ménagère allemande, était occupée à faire reluira sa vaisselle de cuivre, à donner à ses plats d’étain tout l’éclat et tout le poli qu’on donnerait à des plats d’argent. Vous pensez bien que le moment était mal choisi pour venir demander à la bonne dame une de ces excellentes fabrications culinaires qui en ont fait la reine de tous les mangeurs et de tous les ivrognes de son temps. Cependant, comme notre homme était en fonds, il s’avança hardiment, et il demanda sans trop de cérémonie un morceau de veau tout chaud (ein kalbernes).

— Je n’ai pas de veau tout chaud, dit l’hôtesse du Chat qui file. Et en même temps elle frottait toujours ses plats d’étain.

— En ce cas, dit l’inconnu, donnez-moi un morceau de veau tout froid.

— Je n’ai pas de morceau de veau tout froid, dit l’hôtesse du Chat qui file.

— Au diable ! s’écria l’homme. Et il se retira triste et désappointé. Son désappointement me fit peine, et je le vis s’éloigner avec un profond sentiment de chagrin. Quand je l’eus perdu de vue j’entrai dans l’auberge. Je tirai humblement mon chapeau, et, parlant avec le plus profond respect :

— Madame, dis-je à l’hôtesse, pourriez-vous médire comment s’appelle cet homme, qui il est et où il demeure, s’il vous plaît ?

La dame, m’entendant parler d’un ton si poli, quitta un instant son pot d’étain, et, me gratifiant du sourire le plus aimable qu’elle put trouver dans sa bouche édentée :

— Monsieur, me dit-elle, vous êtes bien honnête. Cet homme, c’est une espèce de musicien, mangeur et ivrogne, un ami d’Hoffmann, un autre ivrogne qui est mort. Je connais beaucoup sa domestique, qui s’appelle Marthe : elle demeure là-bas, à cette petite maison à gauche, à côté du marchand de laine : je crois qu’il s’appelle Beethoven.

À ce grand nom je sentis mon cœur se briser dans ma poitrine. C’était là Beethoven ! L’hôtesse du Chat qui file, me voyant pâlir, s’imagina que je me trouvais mal.

Elle se leva sur-le-champ, elle remit brusquement sur la table le pot d’étain qu’elle tenait à la main, elle vint à moi plus empressée et plus inquiète que si j’avais été Beethoven.

— Mon Dieu ! monsieur, qu’avez-vous ? me dit-elle, et comment peut-on vous secourir, monsieur ?

Cependant je m’étais remis quelque peu.

— Madame, lui dis-je, au nom de l’hospitalité allemande, je vous demande un grand service, s’il vous plaît !

Puis, comme elle me regardait avec des yeux étonnés :

— Madame, lui dis-je, oui, madame, si vous êtes bonne et charitable, vous mettrez sur-le-champ un morceau de veau à la broche, tout de suite, madame je ne sors pas d’ici avant d’avoir mon rôti entre les mains.

— Chut ! monsieur, me dit l’hôtesse en me montrant du doigt le four qui était allumé : votre affaire est là, vous l’aurez dans un instant.

En même temps elle appelait sa domestique, qui donnait à manger aux canards de la basse-cour.

La domestique arriva et ouvrit le four : une délicieuse odeur de viande rôtie s’exhala dans la vaste cuisine. Comme son odorat eût été agréablement réjoui, à lui, le pauvre sourd ! Cependant l’hôtesse préparait elle-même mon rôti de veau sur un grand plat.

— Et pourquoi, lui dis-je, n’avez-vous pas voulu tout à l’heure donner à ce pauvre diable de Beethoven le morceau de veau qu’il vous demandait ?

— Monsieur, dit l’hôtesse, cet homme est un dissipateur qui mange tout, un gourmand qui veut de la viande tous les jours. À peine a-t-il de l’argent qu’il me l’apporte. J’en reçois le moins que je puis, par pitié pour lui, ce pauvre homme ; et d’ailleurs je l’ai bien promis à sa gouvernante, monsieur.

Pauvre Beethoven ! pauvre grand homme ! malheureux noble artiste ! ambitieux qui veut manger du rôti chaud ou froid tous les jours !

— Madame, repris-je, quel est le vin de Beethoven ?

— Dam, monsieur, dit l’hôtesse, je n’en sais rien. Ces gens-là boivent de tous les vins ; et pourvu que ce soit du vin, peu leur importe ce qu’ils boivent. Je crois cependant que, s’il avait une bouteille de mon vieux vin du Rhin, il ne ferait pas le difficile, voyez-vous !

— Donnez-moi deux bouteilles de vin du Rhin, et de votre meilleur, dis-je à l’hôtesse : ce ne serait pas trop bon pour ce que j’en veux faire quand ce serait du vin de M. de Metternich.

À ce nom redouté l’hôtesse, comme si elle ne m’avait pas entendu, ouvrit, à côté de la porte d’entrée, un certain caveau dans lequel elle descendit. L’instant d’après elle revint avec deux vieilles bouteilles toutes poudreuses, toutes noires, toutes habillées d’un habit de soie filée par quelque vieille araignée séculaire.

— Bon me dis-je, voilà de quoi réjouir Beethoven !

— Monsieur veut-il qu’on lui porte tout cela ? me dit l’hôtesse.

Je la payai sans lui répondre. Je mis mes deux bouteilles dans mes poches de côté ; je pris le plat de rôti entre mes deux mains, et je sortis dans la rue aussi fier que si j’avais reçu le grand cordon de l’ordre de Prusse.

Et en chemin je me disais : Non, je ne céderai pas à un autre l’honneur de servir Beethoven ! non, je ne rougirai pas d’une action qui m’honore ! non, je ne renoncerai pas à l’honneur de charger sa table et d’aller lui dire, une serviette sur le bras : — Monseigneur le roi de l’harmonie, votre majesté est servie !

D’ordinaire j’ai peu la mémoire des lieux, je suis un homme distrait, et mon imagination vagabonde sait aussi peu reconnaître le logis des autres que son propre logis ; mais cette fois le nom de Beethoven m’avait tellement frappé qu’il s’était inscrit sur la porte de sa maison en caractères de feu ; et c’était, si vous vous en souvenez, cette petite maison là-bas, à porte carrée, à fenêtres étroites, cachée même en plein jour, solitaire au milieu des autres ; honnête et pauvre maison d’un aspect à la fois décent et misérable, ce qui est aussi rare pour une maison que pour une femme, par exemple. Je fus bientôt arrivé à la maison de Beethoven.


Beethoven demeure au premier étage, c’est le seul luxe qu’il se permette ; sa porte est toute garnie de clous à grosse tête ; qui lui donnent au premier abord une apparence assez formidable ; mais ces clous sont inutiles pour la défense de la maison : la serrure est mal attachée ; et d’ailleurs la porte est plus souvent ouverte qu’elle n’est fermée ; si bien qu’en la poussant du pied elle s’ouvrit. J’entrai. Il n’y avait dans l’antichambre qu’une table recouverte d’une serviette de grosse toile, un serin qui chantait joyeusement dans sa cage, et sur un tabouret un gros chat qui regardait la table encore froide en poussant de temps à autre le miaulement d’un chat plutôt désœuvré qu’affamé. C’étaient la table, le chat et le serin de Beethoven !

Je plaçai sur la table mon plat couvert et mes deux vieilles bouteilles ; je caressai le chat, qui me fit le gros dos, et je saluai le serin, qui continua sa période commencée sans faire plus attention à moi que n’en avait fait son maître dans le magasin de l’éditeur.

Sur ces entrefaites la gouvernante de Beethoven entra.

Elle ne parut pas plus étonnée à ma vue que le chat ou le serin ; seulement elle me dit :

— Vous ne pouvez pas le voir aujourd’hui : il est dans sa chambre ; il est si triste qu’il ne veut pas dîner.

En même temps, et sans attendre ma réponse, elle m’ouvrit la chambre de Beethoven : j’entrai.

Il était assis à sa fenêtre ; il regardait attentivement un bel œillet qu’il avait planté ; une myriade de petits insectes verts dévoraient son bel œillet ; il les arrachait avec les plus grandes précautions. Au reste, cet œillet n’était pas seul sur sa fenêtre : de longues capucines avaient grimpé jusqu’au sommet, et leurs feuilles d’un vert mat formaient la plus agréable jalousie contre les ardeurs du soleil.

Vous savez qu’il est sourd : il ne m’entendit pas venir. Il y avait sur sa table de quoi écrire, j’écrivis :

« Je vous ai apporté du veau chaud et du vin du Rhin : dînons. »

Je lui tendis le papier.

Il acheva de délivrer son œillet des petits insectes verts, puis il lut mon papier.

Alors soudain vous eussiez vu son œil s’animer, son sourire reparaître.

— Soyez le bien-venu, me dit-il, soyez le bien-venu ! Vous êtes un Français, c’est bien. Faites-moi l’honneur de dîner avec moi !

En même temps il s’écriait :

— Marthe ! mettez le couvert de monsieur.

Puis il revint à moi.

— Vous avez bien fait de venir, me dit-il : j’étais bien triste. Il n’y a que la campagne qui me soit heureuse, la ville me tue ; j’étouffe ici ; j’entends toutes sortes de bruits étranges, mais moi je ne puis pas m’entendre chanter. C’est être bien misérable, n’est-ce pas ?

Et comme il me vit tout stupéfait :

— Oh ! dit-il les larmes aux yeux, c’est que je suis bien seul, tout seul ; personne ne me parle, personne ne demande ce que devient le pauvre vieux Beethoven ; moi-même je ne sais plus comment je m’appelle et qui je suis. Autrefois j’étais le maître d’un monde, je commandais au plus puissant orchestre invisible qui ait jamais rempli les airs ; je prêtais l’oreille nuit et jour à de ravissantes symphonies dont j’étais à la fois l’auteur, l’orchestre, le chanteur, le juge, le roi, le dieu ; ma vie était un concert perpétuel, une symphonie sans fin. En ce temps-là quelles ravissantes extases ! quel emportement lyrique ! quelles voix mystérieuses et saintes ! quel immense archet qui partait de la terre pour toucher le ciel ! Tout cela avait un écho dans mon âme ; mon âme recevait alors les moindres sons venus de l’air ou de la terre : le chant des oiseaux, le bruit du vent, le murmure de l’eau, les soupirs de la brise dans la nuit, le balancement du peuplier dans le ciel, la gaieté familière du passereau, l’actif bourdonnement des abeilles, le plaintif murmure du grillon au foyer domestique, c’étaient là autant d’harmonies pour moi, qui les recevais toutes dans mon cœur, dans mon âme, pour moi qui vivais de bruit, de rêves, de silence, de soupirs, d’extases, d’amitié, d’amours, de poésie ! Mais, hélas ! un beau matin tout s’est enfui ! un beau matin adieu mes visions ! adieu mes chanteurs admirables ! adieu mon orgue toute-puissante ! adieu mes harpes saintes touchées par la main des anges ! adieu les bruits de la terre et du ciel ! adieu aussi le silence ! adieu tout ! J’ai perdu plus que Milton, qui n’a perdu que la vue et qui a gardé sa poésie : j’ai perdu ma poésie, j’ai perdu mon univers ; je suis un pauvre exilé du domaine de l’harmonie à présent. Pauvre homme, pauvre homme que je suis ! me voilà sur le bord de ma tombe chantant ma messe des morts ! Mais vous dites donc que vous m’avez apporté deux bouteilles de vin du Rhin et un morceau de veau rôti, monsieur ?

Sa gouvernante nous fit signe que nous étions servis.

Il me prit galamment par la main, il me fit entrer le premier dans sa petite salle à manger. Il n’y avait que deux couverts sur la table : sa gouvernante, sans doute jalouse de la considération de son maître, m’avait cédé sa place à table, et elle nous servait.

Le repas fut gai du côté de Beethoven : il y mit tant de verve et d’esprit, il parla si bien et avec tant de plaisir, que j’eus bientôt oublié l’infirmité dont tout à l’heure il était si triste. Beethoven était un de ces vieillards qui ont vécu toute leur vie d’une seule idée. Une grande idée suffit à l’existence de ces hommes à part ; elle les absorbe, elle est toute leur joie, elle est tout leur chagrin, elle est tout leur passé, tout leur présent ; elle grandit avec eux, elle s’affaiblit avec eux, et quand l’idée est épuisée l’homme est mort.

Le vieux vin du Rhin avait si fort ranimé Beethoven qu’à la fin du repas il se leva brusquement et passa dans sa chambre.

— Je veux, me dit-il, vous montrer que le vieux Beethoven n’est pas si sourd qu’on le prétend. Ce sont les hommes qui ne m’entendent plus, mais moi je m’entends encore. Jugez plutôt. En même temps il se mit à son piano.

Ce piano est un admirable instrument de Broadwood de Londres. C’était un présent que MM. Cramer, Kalkbrenner, Clementi, Ries, etc., avaient envoyé d’Angleterre à l’Homère musical. Beethoven, négligé qu’il était, méconnu et presque oublié qu’il se croyait, avait été fort sensible à cet excellent souvenir de ces grands artistes, reconnaissance presque posthume qui fait un honneur égal à leur talent et à leur cœur. Il se plaça donc à son piano, et là tout à coup il se mit à exécuter une symphonie de sa composition. Juste ciel ! le piano était faux à faire crier le vieux chat ! Beethoven frappait sur ce piano comme un sourd. Non, jamais sons plus criards, non, jamais harmonie plus funeste, non, jamais symphonie plus discordante ne vinrent déchirer mes oreilles. Pour lui, tout entier à son enthousiasme de l’heure présente, heureux et fier d’avoir enfin un auditeur, un auditeur, lui, Beethoven, il poursuivait sa symphonie commencée ; il se perdait dans les plus douces extases, il frémissait, il pleurait, il souriait, il était hors de lui. Moi je tenais mes regards baissés ; j’aurais voulu me boucher les oreilles, j’aurais voulu m’enfuir. Eh bien ! nous étions lui et moi dans le vrai ; moi j’étais sur la terre, j’assistais au plus abominable charivari qu’on pût entendre ; lui il était dans le ciel, il entendait la musique de Beethoven !

À la fin mon supplice finit, sa joie finit ; il se releva harassé, mais bien heureux.

— N’est-ce pas, me dit-il, n’est-ce pas que cela est beau encore ? n’est-ce pas que le vieux Beethoven a encore du bon sang dans les veines ? n’est-ce pas que c’est là de la musique, et que j’ai été moi encore une heure ? Ah ! ils ont beau dire : Pauvre Beethoven ! malheureux Beethoven ! le pauvre malheureux Beethoven est encore le seul musicien de l’Allemagne ! N’est-ce pas, mon très-cher, que j’ai raison ?

En même temps il me pressait de ses grosses mains, il m’approchait de sa large poitrine, il me mouillait d’une grosse larme. Je répondis de mon mieux à ses caresses. Bon et digne Beethoven !

Puis il me dit :

— Il faut que je vous donne quelque chose, vous emporterez quelque chose de moi, un chant tout neuf, quelque chose pour vous, pour vous seul.

En même temps il quitta son piano et s’approcha de sa fenêtre : il se mit à battre la vitre de sa main droite comme il avait fait chez le marchand de musique ; il s’écoutait au-dedans, il composait.

Et il me remit ce morceau que j’ai encore, qu’il a touché de ses mains, qu’il a composé avec son génie, et dont je vous livrerai une copie, afin de donner à ce récit toute l’authenticité dont il a besoin.

Je quittai ce digne vieillard rempli d’admiration et de pitié, je le quittai pénétré de respect, honteux pour l’Allemagne et pour l’Europe de la misère et de l’abandon où je le voyais. Pour lui, il avait passé une bonne journée ; il avait mangé du veau rôti, il avait bu du vin du Rhin, il avait exécute sa musique sur son piano. Il m’accompagna jusqu’à sa porte, il me regarda descendre, et, quand je fus tout au bas de l’escalier, il me cria de sa grosse voix :

— Adieu ! adieu ! bon voyage ! Aimez-moi ! pensez à moi ! Votre vin du Rhin était excellent, et votre rôti était cuit à point, mon ami !