Les catacombes/Tome V/07
Encore une fois, nous sommes un peuple d’une bien pauvre architecture. Notre imagination, si féconde en toutes choses, cette imagination, française qui a eu l’honneur des plus grandes choses et des plus futiles, qui a trouvé les bateaux à vapeur et les cannes à fauteuil, le poëme épique et les manches à gigot, devient tout de un coup d’une stérilité incroyable aussitôt qu’il s’agit d’architecture : temples, palais, théâtres, églises, hôtels, barrières, corps de garde, tous nos monuments publics se ressemblent. Vous dire à quel point ils se ressemblent, je ne saurais. Je m’estime donc très-heureux d’avoir à vous raconter à ce sujet une anecdote récente et authentique dont les architectes français ne sont pas les héros.
Un frère cadet du lord Spencer, honnête et savant vicaire d’un village aux environs de Londres, avait pris un congé pour venir visiter Paris, la ville des merveilles, comme on disait dans son village. Cet Anglais quoique fort érudit, est un homme d’esprit et de goût, d’un goût très-fin, mais d’un esprit un peu distrait. Depuis longtemps il était pris du désir de voir, de parcourir et d’étudier la grande capitale. Il arrive à Paris, il y a quinze jours, par une de ces limpides nuits d’été qui ont presque la transparence du jour. Après s’être promené quelque temps dans nos rues, suivi d’un homme qui portait son bagage, il ordonna à son guide de le conduire à une bonne hôtellerie. Celui-ci le mène dans une maison d’assez belle apparence, où notre Anglais passe la nuit. Que de songes bizarres, cette nuit-là, vinrent au devant du voyageur ! que de bruits étranges il entendit à son oreille ! Il se réveilla en sursaut le matin, à dix heures, tant il avait mal dormi.
À dix heures du matin tout Paris est éveillé depuis longtemps comme un seul homme : il s’arrête, il se démène, il gagne sa vie comme il peut, par le travail de ses mains, par le travail de sa tête, par la ruse et par la vertu, par l’intrigue et par le génie. Quand donc le pauvre étranger entendit ce grand bruit de Paris il eut peur que Paris ne prit la fuite, et, se levant à la hâte, s’habillant à la hâte, il s’élança dans la rue sans savoir le nom de cette rue, sans s’informer du nom de cet hôtel où il avait passé la nuit.
Son émotion était si grande, sa curiosité était si fort excitée que d’abord il marcha longtemps, à droite, à gauche, devant lui, par milles rues grandes et petites, par mille passages, par mille détours ; il allait, il venait, il revenait, il tournait, il passai des ponts, il s’arrêtait, il admirait, il s’étonnait ; bref, il s’égara si bien et si fort qu’au bout de deux heures de cette marche et de cette course, il était complétement hors de sa route, loin de son hôtel, perdu tout à fait, sans aucun moyen de se retrouver. Comment faire ?
Heureureusement, William Spencer, deux grands noms poétiques, le nom de Shakespeare d’abord et celui de Spencer ensuite, William, malgré ses deux noms poétiques, était un homme de sang-froid dont le sang-froid ne s’était jamais démenti que ce jour-là, son premier jour d’enthousiasme et d’égarement. Aussitôt qu’il eut compris qu’il était perdu dans cette grande ville, comptétement perdu, il se mit à réfléchir aux moyens de retrouver cette rue dont il ignorait le nom, de retrouver cet hôtel qu’il n’avait jamais vu qu’en dormant. Notez bien que dans cet hôtel il avait laissé ses habits. Que dis-je ? ses habits ! avait laissé son nom et son passeport. Que dis-je ? son nom et son passeport ! Il avait laissé sa liberté individuelle. Que dis-je ? sa liberté individuelle ! Il avait laissé mieux que cela, il avait laissé sa bourse ! Les cas était grave et pressant.
À vrai dire premier moment de confusion et d’embarras fut immense. Cependant notre homme ne se découragea pas. Il attendit, à la place même où il était, que le hasard lui fit rencontrer quelque bonne et honnête figure française assez honnête pour encourager, assez spirituelle pour promettre un bon conseil. Justement le hasard, qui n’est pas toujours un ennemi, fit passer par là un honnête et spirituel jeune homme, ancien grand prix d’architecture à Rome, et qui, après avoir construit a son école je ne sais combien de temples, études, théâtres, amphithéâtres, portiques, lycées, panthéon, parthenon, etc., était venu recrépir les maisons de la rue Mouffetard à Paris.
L’étranger accosta le jeune artiste avec ce sourire d’honnête homme qui est bien la recommandation la meilleure qu’on puisse avoir dans toutes les villes et sous toutes les latitudes.
— Monsieur, dit l’Anglais à Ernest, je vous prie de m’écouter avec indulgence et de ne pas trop rire en vous-même de ma simplicité. Monsieur, je suis un honnête ministre anglais, et je n’avais jamais quitté mon village lorsque, poussé par une malencontreuse curiosité ; j’ai passé le détroit tout exprès et uniquement pour voir Paris. Hier donc, dans la soirée, je suis arrivé et je me suis fait conduire dans un hôtel ou j’ai passé la nuit. Ce matin, dans mon ardeur de tout voir, je suis sorti de mon lit et de mon hôtel sans songer que j’y devais rentrer ce soir ; si bien que me voilà perdu, à jeun et…
— Monsieur, dit Ernest à l’Anglais, le cas est pressant et difficile. Commençons d’abord par déjeuner.
Et ils entrèrent dans un café.
En déjeunant Ernest, triste architecte, dit à l’Anglais :
— Et, monsieur, n’avez-vous pas au moins quelques indications à l’aide desquelles nous puissions découvrir cette rue et cet hôtel ?
— Monsieur, dit l’Anglais avec un air d’assurance bien étrange, c’est justement ce que j’allais avoir l’honneur de vous dire quand vous m’avez offert à déjeuner si à propos. Je ne me crois pas tout à fait si perdu que vous pensez peut-être ; car à présent je me souviens très-bien que la maison où j’ai passé la nuit est voisine d’une espèce de temple grec que j’ai vu briller au clair de la lune ; vous savez, monsieur, de grandes colonnes blanches entremêlées de marches d’escalier et surmontées, au sommet, de longs tuyaux de poêle ; ce qui ne m’a guère paru athénien, s’il faut vous dire vrai.
À ces mots Ernest, qui sait à fond tous les mystères et tous les secrets de notre architecture, se prit à partir d’un long éclat de rire.
— Pardieu dit-il à l’Anglais interdit, vous n’avez pas d’autres indications que celles-là ? Vous ne savez pas s’il y a dans votre rue un boucher ou un parfumeur ? Vous n’êtes guère avancé, monsieur !
— Monsieur, dit l’Anglais légèrement piqué au jeu, est-ce que par hasard, dans votre patrie, il y a moins de boucheries que de temples grecs ?
— C’est tout à fait comme j’ai l’honneur de vous le dire, monsieur. À Paris nous savons le nombre de nos étals de boucher : il n’y a que trois cents bouchers à Paris ; mais nous ne savons pas le nombre de nos temples grecs. Tenez, dit-il, vous allez en faire l’expérience, vous et moi ; aussi bien ne nous reste-t-il pas beaucoup de temps pour visiter tous nos temples grecs.
Et du même pas ils se mirent à la recherche de cette hôtellerie située au coin d’un temple grec.
Justement sa trônaient non loin du Théâtre-Italien, théâtre grec s’il en fut, aux blanches colonnes surmontées de magnifiques tuyaux de poêle.
— Est-ce là votre temple ? dit Ernest à l’Anglais.
— Voilà mon temple ! reprit l’Anglais avec joie.
Mais, hélas ! s’il reconnut son temple, il ne reconnut pas son hôtellerie.
— Je vous l’avais bien dit s’écria Ernest triomphant.
Quand ils eurent bien fait le tour du Théâtre-Italien et de ces colonnes dont les entrecolonnements sont remplis avec de la menuiserie et des croisées, tant les colonnes sont utiles sous notre beau ciel grec :
— Ne vous découragez pas, dit Ernest à l’Anglais il y a tout près d’ici un autre temple grec.
Et, tournant à droite, ils allèrent jusqu’à la Madeleine.
— Voilà mon temple grec ! s’écria l’Anglais avec émotion.
— J’ai bien peur que ce ne soit pas là encore votre temple grec, répondit Ernest ; c’est une église catholique, monsieur.
— Vous avez raison, répondit l’Anglais quand il eut bien cherché de côté et d’autre son hôtellerie ce n’est pas encore là mon temple grec.
— Monsieur, dit Ernest, voulez-vous que nous montions en cabriolet ; car nous avons à visiter tant de temples grecs !
L’Anglais monta en cabriolet avec Ernest. Cette fois l’Anglais était légèrement confus.
Ernest, un instant indécis à quel temple grec il conduirait l’étranger, se mit à penser qu’il y avait un hôtel de Windsor ou de Londres, du Prince-Régent, ou autre hôtellerie nationale, non loin de la chambre des dépûtes, et il mena William à la chambre des députés.
— Monsieur, dit-il voilà, j’espère, un magnifique temple grec ! voilà des colonnes ! voilà des escaliers ! voilà des tuyaux de poêle !
— Vous avez raison, dit l’Anglais. Et tenez, voici mon hôtellerie !
Mais à cet hôtel de Windsor on ne reconnut pas l’Anglais.
— Il faut chercher un autre temple grec, dit Ernest.
Ernest, qui, en sa qualité d’homme de mérite et de talent, avait une cheminée à faire rebâtir dans la rue de l’Odéon, mena son Anglais à l’Odéon.
— Voilà encore, dit-il au malencontreux William, un magnifique temple grec orné de magnifiques cheminées. C’est un théâtre de tragédies, monsieur et-il ne manque pas d’hôtels garnis dans ce pays-là.
Mais l’Anglais ne reconnaissait ni son hôtel garni ni son temple grec.
Cependant Ernest se souvint qu’il avait Jardin-des-Plantes un maître maçon qui le protégeait et qui lui avait donné rendez-vous pour quelques travaux : il mena donc l’étranger au Jardin-des-Plantes, où le maître maçon était en train de faire bâtir beaucoup de temples grecs temples : grecs pour les panthères, temples grecs pour les corbeaux, temples grecs pour les guenons, temples grecs pour l’éléphant et pour la girafe.
— Mon maître, dit Ernest au maître maçon, voici un Anglais qui s’est perdu autour d’un temple grec et qui ne peut pas retrouver son temple grec : nous avons déjà vu plusieurs temples grecs, et nous venons vous demander si vous pourriez nous en indiquer d’autres ; car il faut que monsieur retrouve son hôtellerie à l’aide de ces temples-là.
— Mon fils, dit le maçon à Ernest, quand je te disais que les temples grecs étaient bons à quelque chose et qu’il n’y avait que les colonnes en architecture ! Regarde dans quelle inquiétude serait cet Anglais, cet étranger, s’il n’avait pas remarqué ce temple grec ! Dieu merci, grâce à ces colonnes blanches et à ces tuyaux de poêle, il unira pas retrouver son hôtellerie tôt ou tard, mais il ne s’agit que de chercher.
Et voilà justement ce que nous faisons depuis ce matin, disait Ernest.
Le temple grec, reprit le maçon, c’est l’honneur de la ville française ; nous, n’aurons jamais assez de colonnes dans Paris. As-tu vu les jolis petits corps de garde temples-grecs que j’ai fait bâtir pour la garde nationale ? Ce sont autant de temples grecs élevés au dieu Mars. As-tu vu les jolis petits tombeaux temples-grecs que nous avons élevés au Père-Lachaise ? Que de temples grecs ! ne dirait-on pas les tombeaux des sages de la Grèce ? Je suis le Phidias du Père-Lachaise je suis le Vitruve de la garde nationale ! Ainsi, puisque cet Anglais a remarque nos belles colonnades, il ne faut pas l’abandonner dans sa misère. L’as-tu mené par hasard au Panthéon ?
— Le Panthéon n’est pas un temple grec ! s’écria Ernest.
— Il a de belles colonnes tout de même, répondit le maçon… L’as-tu mené a l’École-de-Médecine ? disait le maçon.
— L’École-de-Médecine n’est pas un temple grec ! disait Ernest.
— Il y a pourtant de belles colonnes, disait le maître maçon.
— Reprenons notre course, disait Ernest à l’Anglais.
Et ils allèrent du même pas à l’extrémité de la ville, à Notre-Dame-de-Lorette, puis à la barrière de Monceaux, véritable temple grec élevé au dieu Octroi. Pourquoi pas ? Il y avait bien à Rome un temple élevé au dieu Pet !
— Tenez, dit le jeune architecte à l’Anglais, il y a à Paris quarante-quatre barrières à colonnes grecques avec variations ; ce sont les mêmes colonnes droites, tortues, cannelées, manquées, toujours grecques : vous ne voulez pas que je vous mène à ces quarante-quatre barrières, n’est-ce pas ?
— Mon ami, disait l’Anglais en soupirant, mon temple grec est beaucoup plus grand que ce temple grec qui n’a qu’un petit tuyau de poêle au sommet. Vous me voyez bien confondu et bien malheureux !
Mais, si l’Anglais était malheureux, Ernest, de son côté, commençait à s’impatienter. Où trouver ce temple grec ? où rencontrer ces colonnes indicatives ?
— Voulez-vous que nous allions dîner au Palais-Royal ? dit le jeune homme à William.
Ils allèrent dîner au Palais-Royal.
— Voilà des colonnes disait Ernest à l’Anglais.
En dînant ils entendaient des gens qui parlaient de M. Berryer, qui est la colonne du barreau ; de M. de Lamartine, qui est la colonne de la librairie ; de Mlle Fanny Elssler et de Mlle Taglioni, les deux colonnes ioniques de l’Opéra ; de Mlle Mars, la colonne du Théâtre-Français ; de Meyer-Beer et de Rossini, les deux colonnes de la musique, et d’une foule d’autres colonnes parlementaires, artistiques, éloquentes, nerveuses, gouvernementales, de quoi faire un temple grec de Paris à Saint-Pétersbourg !
— Voilà diablement de colonnes ! disait Ernest.
Quand ils eurent dîné ils allèrent prendre le café au Café des Mille-Colonnes. L’Anglais n’en pouvait plus.
— Monsieur, dit Ernest à l’Anglais, voulez-vous que nous allions à l’Opéra ? C’est un temple grec s’il en fut : il y a beaucoup d’escaliers, beaucoup de colonnes, et surtout beaucoup de tuyaux de poêle. Allons-y.
— Mais à l’Opéra je ne rencontrerai pas mon hôtellerie, disait l’Anglais.
À l’Opéra, répondait Ernest vous trouverez beaucoup de temples grecs.
Pour aller à l’Opéra ils traversèrent la rue Richelieu.
— Voilà un temple à moitié grec, disait Ernest en montrant tes colonnes carrées du Théâtre-Français.
Ils passèrent devant un édifice renversé, ruine d’hier.
— Tenez, monsieur, dit Ernest, il y avait à cette place un magnifique temple grec : c’était un monument expiatoire pour le duc de Berry.
Cependant la nuit était tombée, la lune s’était levée. En passant au coin de la rue Richelieu, non loin de la rue Richelieu :
— J’ai votre affaire s’écria Ernest transporté de joie.
Et il le mena place de la Bourse, vis-à-vis le théâtre de l’Opéra-Comique.
— Voilà votre temple grec ! criait Ernest.
— Mon temple grec est beaucoup plus grand répondit l’Anglais.
— En ce cas, tournez-vous ! cria Ernest.
L’Anglais fit volte-face. O bonheur ! il se trouvait en présence de ce temple grec qu’on appelle la Bourse !
— Pour le coup, voilà mon temple grec ! cria l’Anglais.
Et il rentra du même pas à son hôtel.
De retour à son village, on demandait à William Spencer :
— Que pensez-vous de Paris ?
— Paris, disait-il, c’est un assemblage de boutiques et de temples grecs !
Telle est cette histoire de colonnes en six colonnes, assez de colonnes pour bâtir le portique d’un magnifique temple grec.