Les catacombes/Tome V/06

Werdet, éditeur-libraire (Tome vp. 111-128).


MORT D’ALFRED JOHANNOT.

Octobre 1835.














Je ne demande pas mieux que de vous confier ce beau dessin d’Alfred Johannot (la Dernière communion) pour que vous le fassiez reproduire par la gravure. Jamais peut-être ce pauvre Alfred n’a-t-il composé quelque chose de plus rempli de cette grâce touchante, ineffable, dont il a emporté le secret avec lui. Tant qu’il a vécu, j’aurais gardé pour moi seul ce tableau qu’il m’avait cédé ; mais, à présent qu’il est mort, je ne me sens plus la force d’être égoïste à ce point-là. Hélas ! cette main si féconde s’est arrêtée, cet esprit si net et si fin ne peut plus rien produire : c’est donc à nous qui possédons quelques œuvres inédites d’Alfred de les livrer au graveur, afin que ces œuvres deviennent la propriété de tous. Pauvre Alfred ! qui donc oserait être égoïste avec une gloire comme la sienne, si jeune, si féconde, si aimable, si digne de pitié et de respects ?

Et même, à propos de cette gravure de la Dernière communion, voulez-vous que je vous le répète ce que je disais quand est mort Alfred Johannot, ce jeune et excellent artiste que nous avons vu languir et s’éteindre lentement, et enfin mourir à peine âgé de trente-sept ans, âge fatal à tant de grands artistes ? Cette mort, qui n’était, hélas ! que trop précoce, enlève à la fleur de son âge un peintre distingué, et à l’instant même où, à force d’études, de recherches, de patience, il était parvenu à se rendre le maître de son art. Quelle grande perte pour les beaux-arts ! quelle grande douleur pour les amie d’Alfred !

Alfred Johannot appartenait à une nombreuse famille toute remplie de patience, de courage et de probité sévère. Il avait trois frères qui sont morts comme lui et avant lui, tous les trois qui donnaient les plus belles espérances ; l’un d’eux même a laissé en mourant cette belle gravure, le Chien du régiment, qui est un chef-d’œuvre. Je vous laisse à penser quelle tristesse dut jeter tout d’abord dans l’âme de cet enfant cette longue suite de funérailles ! Cependant il était bien jeune encore, son père lui restait, il lui restait des sœurs, il lui restait un frère, son frère Tony ; et tous deux, s’appuyant l’un sur l’autre, ils marchèrent en avant.

Leurs premiers pas dans cette carrière des beaux-arts furent longs et pénibles. Ils commençaient à peine que déjà finissait l’Empire : le temps était mauvais pour les beaux-arts ; L’empereur, en ce temps-là, avait plus besoin de soldats que de graveurs, et il eût donné tous les peintres de France pour un capitaine de sa garde. Il y a, dans l’histoire, des époques mauvaises où tout ce qui n’est pas la guerre et la politique se voit condamné à l’oubli et au silence. Aussi, qui eût dit en ce temps-là à ces deux jeunes artistes qu’un jour viendrait où leurs deux noms seraient populaires, où leurs talents jumeaux les associeraient à toutes les gloires poétiques de la patrie, celui-là les eût bien étonnés ; car alors, dans ces beaux jours d’heureuse misère, ils étaient trop heureux, Alfred et Tony, quand les marchands de gravures de la rue Saint-Jacques consentaient à leur acheter leurs planches de cuivre, non sans avoir pesé au préalable le cuivre de ces planches, sur lequel ces marchands comptaient beaucoup pour rentrer dans leurs frais.

Il y a un petit épisode dans la vie de ces deux enfants qui est plein d’intérêt, car l’Empereur y joue son rôle. Un jour que l’Empereur parcourait le Louvre pour se distraire de ces grands ennuis qui déjà l’accablaient, il remarqua dans un coin de ces vastes galeries, encore remplies de ces chefs-d’œuvre sans prix que la guerre nous avait apportés, et que la guerre devait nous reprendre si tôt, deux jeunes enfants qui travaillaient avec ardeur. L’un de ces enfants était blond et rose et joyeux c’était Tony ; l’autre était brun et pâle et déjà pensif : c’était Alfred. Leurs deux regards, tantôt fixés sur le modèle, tantôt fixés sur leur toile, ils n’avaient pas vu venir l’Empereur. L’Empereur les regarda quelque temps avec un regard plein de mélancolie et de regrets. Il admirait sans doute ces deux jeunes passions si doucement éveillées, cette ignorance de tout ce qui était de l’histoire, et une sévère histoire, même en ce temps-là, cette insouciance pour tous les orages dont l’avenir était gros ; et alors et presque sans le savoir, il étendit la main sur ces deux enfants ; et tout d’un coup Alfred et Tony sentant cette petite main qui pesait sur tour tête, se retournent : c’était la main de l’Empereur ! Ils étaient bénis par l’Empereur !

Plus tard vinrent des jours meilleurs pour les beaux-arts. Maintenant qu’on pense à ces terribles conflits qui occupèrent le monde on se demande, non sans effroi, où donc se purent cacher les artistes les écrivains, les poëtes, dans cette tourmente générale du monde, et comment se sauvèrent ces faibles roseaux au milieu de l’épouvantable ouragan qui déracinait le chêne altier qu’on appelait l’empereur Napoléon. Dieu le sait ! toujours est-il qu’à peine la tempête calmée, et au premier rayon du beau soleil reparurent en France les beaux-arts, la poésie. Toutes les voix que le canon avait étouffées se mirent à murmurer de plus belle ; tous les regards qui s’étaient fermés sous un épais nuage de poudre s’ouvrirent de nouveau. Ce fut un beau moment de halte entre la politique et la gloire militaire. Alors commença M. de Lamartine en France ; alors s’introduisirent en France lord Byron et Walter Scott, les deux seuls Anglais auxquels nous ne gardions pas rancune pour la journée de Waterloo ; alors aussi les deux Johannot commencèrent à prendre leur part dans cette trêve faite pour les beaux-arts et par les beaux-arts. Ces deux jeunes intelligences si étroitement associées se mirent à étudier les poëtes nouveaux qui nous venaient de l’Orient et de l’Occident. Les dessins d’Alfred Johannot et de son frère Tony pour accompagner les poëmes de lord Byron, les chastes romans de Walter Scott, les touchantes élégies de M. de Lamartine furent acceptés en France comme le plus charmant commentaire qui se pût faire de toute cette poésie nouvelle. Il y avait déjà tant de passion, tant d’énergie dans ces adorables petites compositions d’Alfred Johannot ; il savait créer des femmes si belles, des jeunes hommes si pensifs il comprenait si complétement la pensée du poëte pourvu que cette pensée fut noble, triste, solennelle, chaste et religieuse, que jamais peut-être il n’y eut un dessinateur qui s’accommodât plus complétement avec les chefs-d’œuvre qu’il voulait représenter.

On peut dire qu’Alfred Johannot et Tony, son frère, son disciple, ont créé parmi nous une école inconnue de sages et spirituels dessinateurs et déjà cette école a produit bien des beaux livres, le Gil-Blas par exemple, la nouvelle édition des œuvres de M. de Lamartine qui est un chef-d’œuvre, le Vicaire de Wakefield, Paul et Virginie, la Chaumière indienne, Manon Lescaut, le Molière et enfin le Don Quichotte, dix à douze volumes pour lesquels il n’a pas fallu composer moins de quatre à cinq mille dessins. Et voilà justement un de ces résultats incroyables auxquels a contribué plus que tout autre par son exemple, par ses leçons, par ses conseils, cet infatigable improvisateur Alfred Johannot.

Quand il eut ainsi commencé sa réputation et sa fortune Alfred Johannot se mit à composer, sur des feuilles volantes et maintenant bien précieuses, une quantité incroyable de petits tableaux à l’aquarelle d’un fini et d’un éclat sans égal. Il apportait dans ses compositions fugitives tant d’énergie, tant d’imagination et tant de conscience que ces simples aquarelles peuvent se comparer à la peinture la plus achevée. Dans ces charmantes compositions, où il s’abandonnait volontiers à toute la mélancolie passionnée de son âme. Alfred Johannot a jeté plus d’idées ingénieuses, plus de formes idéales, plus d’adorables caprices qu’il n’en faudrait pour faire la fortune et la popularité du plus grand peintre de genre. Malheureusement, à peine ces belles compositions étaient-elles achevées que les amateurs s’en disputaient la possession ; ces improvisations brillantes s’en allaient, et sans passer par le Louvre, orner les musées des jeunes gens et des jeunes femmes et les riches albums des amateurs. C’est ainsi que la gloire de ce peintre si aimé s’est éparpillée ça et là en France, en Angleterre, en Italie, à Paris, dans la province et partout. Il jetait aux vents ces premiers essais d’un talent qui visait à de plus hautes destinées. Hélas ! le pauvre Alfred ! il était loin de penser que le temps et la force lui manqueraient d’aller plus loin, et que de si bonne heure il lui faudrait mourir

Il a donc été d’abord un graveur, et nous possédons de lui de belles planches, par exemple, les Enfants perdus dans les bois, et tant d’autres petites œuvres d’un prix inestimable ; puis, quittant la gravure pour le dessin, il a révélé dans une suite infinie de petites compositions l’intelligence la plus exercée et la plus habile. Bientôt il a ajouté à son dessin la couleur, il a fait de l’aquarelle une peinture sérieuse ; puis enfin, moins timide, il a osé aborder la peinture à l’huile, et, dans cette nouvelle transformation de son talent, il a encore été un jeune peintre heureux et populaire que la foule adoptait par cet instinct secret qui la pousse malgré elle à tout ce qui est vrai, simple, naïf et bien senti.

Alfred Johannot, qui est sans contredit un des artistes les plus laborieux de ce temps-ci, aura cependant laissé bien peu de tableaux, si nous pensons à tout ce qu’il a produit. Il n’avait abordé la grande peinture qu’avec une terreur pleine de bon sens : tout au plus, avant de se présenter au Louvre, s’était-il essayé dans une suite de délicieuses petites toiles consacrées à représenter les diverses scènes des romans de Walter Scott. Un jour que ces petits tableaux étaient à demi cachés derrière l’étalage d’un libraire du quai des Augustins, une jeune personne bien modeste entra chez le libraire. Un coup d’œil lui suffit pour juger à leur juste valeur ces quarante petites toiles, qu’on eût prises pour les douces ébauches de Van Dick à quinze ans. La jeune personne acheta en bloc les quarante petites toiles et les fit porter sur-le-champ aux Tuileries, dans l’atelier de la princesse Marie. C’était en effet l’auteur de la belle statue de Jeanne d’Arc qui achetait ainsi les quarante tableaux de Johannot.

Et voilà l’homme qui rendit, à trente-sept ans, cette belle âme, ce noble souffle ! Son frère lui ferma les yeux ; et toute cette famille au désespoir se retira lentement pour pleurer tout à son aise sans qu’Alfred pût l’entendre, comme si Alfred n’eût été qu’endormi.

Le lendemain, de bonne heure, deux amis d’Alfred Johannot frappaient à la porte de cette chambre funèbre : ils venaient pour faire une dernière fois le portrait de leur ami. Ces deux hommes si remplis de résolution et de courage, c’était M. Brune, c’était M. Gigoux. M. Brune, surmontant son émotion, a fixé sur la toile cette tête morte, ces yeux éteints, cette bouche fermée, cette pâleur sans rémission, ce sommeil sans réveil. M. Gigoux a été moins maître de lui-même. : après les premiers efforts ses yeux se sont remplis de larmes, son pinceau est tombé de ses mains ; il s’est éloigné de son pâte modèle en sanglotant. Heureusement M. Gigoux avait déjà fait un beau portrait de ce pauvre grand artiste étendu là.

Mais ce que rien ne saurait exprimer, c’est la scène que voici, et que vous raconte un témoin oculaire. Ce témoin était dans la chambre du mort quand soudain une porte s’ouvre, et alors entre chez son frère bien-aimé, d’un pas ferme, Tony lui-même. Il voulait, lui aussi ; ne pas laisser partir le mort sans lui avoir rendu les derniers devoirs qu’il lui devait comme à son maître. Il s’approcha donc de ce lit funèbre, il découvrit cette tête si belle encore, puis il se mit à la dessiner. Oui, c’était là un spectacle touchant et rempli de larmes : ce jeune homme mort et cet autre jeune homme qui dessine d’une main ferme ; celui-ci, qui a tant souffert, reposant enfin dans son linceul, et celui-là, qui a tant pleuré, qui essuie un instant ses larmes pour mieux voir une dernière fois son dernier frère, qui va disparaître demain dans le cercueil et dans la tombe ! De ces deux jeunes têtes, brune et blonde, qu’avait bénies l’Empereur, la tête brune était couchée sur l’oreiller de la mort pendant que l’autre tête, blonde et bouclés, mais en désordre, se penchait pour mieux reconnaître ce beau modèle que cachait déjà l’épais nuage qui sort de la tombe. Pendant deux heures a duré ce pénible travail de Tony sur Alfred : pendant deux heures il a étudié encore, dans un fraternel et respectueux silence, ce visage si doux, ces traits si fins, cet œil qui était si noir, cette bouche qui, la veille encore, lui souriait si tristement, si tendrement ! Puis enfin, et comme la nuit tombait, et comme d’ailleurs le portrait de son frère était achevé, Tony Johannot avait caché son dessin dans son portefeuille. Il a donné un dernier baiser à son frère, il a rejeté doucement le drap mortuaire sur ce front pâle et serein. Les deux frères ne se reverront plus sur la terre !

Mais à présent que son frère est mort, à présent qu’il a perdu cette belle et sérieuse moitié de son âme, de son esprit, de son intelligence et de son cœur, à présent qu’il n’aura plus à ses côtés ce bienveillant regard, cet énergique conseil, cette ombre silencieuse et calme de son talent, cette approbation éclairée, ce critique juste et loyal, cet ami qui était le meilleur des frères et ce frère qui était le plus excellent des amis, comment donc va faire Tony Johannot ? comment pourra-t-il réparer cette perte irréparable ? Hélas ! de ces deux frères, celui-là qui est mort et celui-ci qui est vivant, celui-ci qui penche la tête et qui passe devant son peintre ordinaire comme passerait une froide statue couchée sur un tombeau, et celui-là retenant ses larmes et qui fait un dernier portrait de ce qu’il a tant aimé, croyez-moi, ce n’est pas celui qui est mort qui est le plus à plaindre des deux.

Ah ! la mort est impitoyable ! elle arrête en chemin les plus grands courages, et brise les plus nobles palettes, elle déchire les plus belles pages ! elle condamne au silence le poëte, à peine son chant est-il commencé ; la mort jette le général dans le fossé de la ville conquise ; elle tarit la mamelle pleine, et elle emporte la mère loin de l’enfant qui lui tend les bras. Elle a pris Raphaël, elle a pris Malfilâtre, elle a pris Gilbert, elle prend sans choix et sans mesure, l’aveugle qu’elle est ! ce que le monde possède de plus noble et de plus grand.