Les catacombes/Tome V/09

Werdet, éditeur-libraire (Tome vp. 175-200).


LES DÉMOLISSEURS.
















Rassurez-vous : je ne veux pas ici répéter les vieilles plaintes si souvent répétées à propos des vieilles ruines. Défende qui voudra la tour de Saint-Jacques-la-Boucherie et la façade de Saint-Germain-l’Auxerrois. C’est une belle chose, l’ogive ! et je comprends parfaitement notre nouvelle passion pour le moyen âge ; mais ce n’est pas là mon affaire. Malheur à ceux qui renversent les vieilles pierres, à ceux qui brisent les vieux toits royaux ! malheur à ceux qui ne vont pas au secours des cathédrales qui brûlent ! Ceux-là auront affaire à M. Victor Hugo et à sa troupe hardie ! Moi je bats en brèche une bande noire plus impitoyable encore ; je prends en main la défense d’un autre genre de ruines, moins imposantes, il est vrai, mais plus utiles ; moins superbes, mais plus ornées : je crie haro contre les barbares qui portent leurs mains insolentes sur les plus belles maisons de Paris, et non-seulement sur les plus belles maisons, mais sur les plus ornées, et les plus aérées, et les plus fleuries, et tes plus calmes, les vieilles maisons à peine achevées du siècle passé.

Je passais l’autre jour sur le quai Voltaire, nescio quid meditans nugarum comme dit Horace, le grand poëte flaneur, quand tout à coup je me trouvai en présence d’une maison que, la veille encore, j’avais vue toute superbe, et qui maintenant n’était plus qu’une ruine déplorable. Une armée de maçons sans intelligence et sans cœur, tristes victimes d’une triste obéissance, était venue, et, en un clin d’œil, ils avaient arraché ces murailles superbes, ils avaient abattu ces plafonds magnifiques, ils avaient réduit en poudre ces plâtres précieux chargés d’or et de peinture. On voyait cette maison à nu comme on voit le cœur humain dans un cadavre entr’ouvert ; c’était une destruction violente, imprévue, subite ; un coup de poignard ne ferait pas mieux et plus vite. Donc je m’arrêtai tristement devant cette maison devenue cadavre que j’avais vue la veille si vivante et si vivace. J’étais comme un homme qui, au détour d’une rue, trouve son ami assassiné ; il l’avait laissé la veille bien portant. « Mais, en effet, est-ce bien lui ? » Et alors on regarde ce cadavre au visage, dans le vague espoir de ne pas le reconnaître. Moi aussi je contemplais cette maison assassinée ; mais les sicaires l’avaient déjà défigurée à ne plus la reconnaître. Cette cour à l’élégant péristyle tout en pierre, d’où il me semblait à chaque instant voir descendre une marquise du dernier siècle, elle était bouleversée de fond en comble ; ce léger portail tout couvert de fleurs en guirlandes, ingénieux caprice d’un habile ciseau, était gisant par terre, sans honneur et sans gloire ; ces deux colonnettes effilées, gracieux ornement de la porte d’entrée, étaient tristement couchées dans une ignoble poussière ; il n’y avait pas jusqu’au vieux banc de pierre, l’hospitalité du passant, ce facile repos à la portée de tout le monde, qui n’eût subi les derniers affronts ! Plus de banc de pierre sur la porte, plus de guirlandes de fleurs sur la façade, plus d’œil-de-bœuf garni de ses fleurs de lis en fer, plus de perron aux formes arrondies, plus d’escaliers si bas et si doux qu’on s’apercevait à peine de la descente ! Toute cette maison, qui était l’œuvre éclatante et parée d’un frère de Mme Dubarry, elle est morte, assassinée comme Mme Dubarry elle-même et implorant vainement sa grâce de ses bourreaux ! C’en est fait, tout est ruine et ravage ! Que cette cour était élégante et noble à la fois ! À cette même place où se gâche le plâtre les voitures de luxe se cachaient sous la remise qui était à l’ombre. À gauche, où vous voyez ce grand trou pour le sable, le cheval anglais hennissait à la voix de son maître ; tout était grâce et gaieté et bon goût dans cet étroit espace ; il n’y avait pas jusqu’aux chérubins bouffis sculptés sur la porte cochère dont l’air engageant ne fît plaisir à voir. Mais tout cela est tombé, ravagé, détruit, renversé ! et tout d’un coup, hélas !

Avançons. Aussi bien, la meute des démolisseurs est absente ; ils ont été boire et manger leur affreux salaire, ils ont accompli la meilleure part de leur affreuse besogne, le ravage. Ô douleur ! la cour n’a pas été seule dévastée ; voici la place de l’antichambre : là se tenait, coquette et joyeuse, cette jolie fille qui, en l’absence de John, venait nous ouvrir la porte d’un air madré et rieur : « Madame est à sa toilette, disait-elle : je vais, voir si vous pouvez entrer. » Et elle grimpait, légère comme une abeille, à l’échelle d’acajou et de soie qui menait aux appartements de sa maîtresse ; car les caprices de cette demeure étaient sans nombre comme les charmants caprices de celle qui l’habitait. Le plain-pied bourgeois était inconnu dans cet asile de la bonne grâce et du bon goût : on marchait par mille charmants zigzags qui vous jetaient l’esprit et le cœur dans une charmante torture. Les appartements affectaient toutes les formes : après l’antichambre vaste, aérée, tout en marbre, vous entriez dans ce joli petit salon vert (vous vous en souvenez, Ernest). Le plafond du petit salon représentait l’Aurore aux doigts de roses : l’Aurore attelait les chevaux de Phébus. Phébus, c’était M. le maréchal de Richelieu ; l’Aurore, c’était Mme la comtesse Dubarry. Sur ces murs un habile élève de Watteau avait jeté çà et là, dans de gras pâturages, les plus jolis petits moutons, gardés par la plus jolie petite bergère en satin rose qu’on eût prise pour Mme Deshoulières. Vraiment on attendait fort patiemment dans cet aimable lieu que cette jolie soubrette, Maria, vînt vous dire, toute essoufflée, et plus rose que la bergère qui était à cette place : « Entrez dans le salon, monsieur ; madame va descendre. » Et tout en parlant elle ouvrait à deux battants (c’était la consigne, et d’ailleurs j’étais un ami de Maria) la grande porte du grand salon d’hiver ; et, en même temps aussi, que de sofas dorés, mollement étendus au hasard sur un riche tapis des Gobelins ! que de glaces brillantes qui éclataient dans leurs cadres sculptés à jour ! Au plafond était suspendue la lampe de Boule à douze becs, la même lampe qui a été contrefaite si souvent ; on dirait contrefaite avec de la fonte mal fondue, tant elle est lourde et terne à présent, cette lampe si éclatante, si légère. Contre les murs étaient attachés des candélabres de vieux Saxe, fleurs grimpantes de cette cloison dorée ; et enfin, que de petits fauteuils qui marchaient devant les grands fauteuils comme des pages bien élevés ! que de chaises longues et roulantes, auxquelles messeigneurs les fauteuils paraissaient donner galamment la main ! que de verve chinoise et ingénieuse dans ces vieux laques ! et que n’aurais-je pas donné, grand Dieu ! pour avoir à moi cette horloge qui chantait les heures d’un air si joyeux, pendant que les autres horloges les murmurent d’un ton si plaintif ! Cette horloge joyeuse était faite pour cette maison riante : elle éclatait, elle chantait, elle représentait, elle s’étalait, comme une grande dame qu’elle était, sur une cheminée de marbre de Carare, portée elle-même sur deux amours. Cette horloge c’était une joie de toutes les heures, de toutes les minutes. Une jeune femme d’une grande beauté, la marquise de Presle, j’imagine, portait le cadran sur sa tête bouclée avec la légèreté riante et le gracieux abandon d’une femme qui ne porte que ses vingt ans. De son autre main elle relevait sa robe, si bien qu’elle montrait son pied tout nu et le commencement de sa jambe de cerf ; et ainsi chargée du poids des heures, elle semblait courir légèrement sur des roses épanouies et sans épines. À coup sûr une pareille horloge n’a pu annoncer que des heures de beauté et de jeunesse, de volupté et d’amour. Quand sa première maîtresse eut passé trente ans, et quand vint la tourmente révolutionnaire, l’horloge s’arrêta épouvantée, comme si elle eût été en effet une duchesse de l’ancien régime. Quand le roi Louis XVIII fut revenu de ses premières années de règne à Hartwell, l’horloge avait retrouvé le mouvement, la vie et sa douce chanson d’autrefois ; mieux que cela, elle avait retrouvé une maîtresse jeune et belle à qui elle pouvait dire à chaque instant : Je sonne l’heure de votre jeunesse et de votre beauté, ma souveraine ! Et voyez donc ce qui arrive ! en pleine paix une dernière révolution est venue sans crier gare ; elle a brisé de nouveau le marbre de cette cheminée, elle a arrêté le grand ressort et la chanson de cette horloge, elle a chassé de ses somptueux appartements la grande dame qui les avait peuplés de sa beauté, de son esprit et de ses grâces ; bien plus, ce que n’avait pas fait la furieuse et sanglante révolution de 93, cette nouvelle dernière révolution, cette horrible et tranquille révolution, d’autant plus horrible qu’elle est plus calme et plus sévère, vient de l’accomplir. Elle a renversé la maison de fond en comble ; elle n’a plus peur d’une restauration maintenant !

Quel dommage ! quels regrets ! Cependant j’avance de ruines en ruines, de souvenirs en souvenirs. Après le salon il y avait à cette même place où gisent étendues ces grosses et stupides pierres de taille qui ne seront jamais taillées, qui seront à peine dégrossies, il y avait un charmant petit espace de quelques pieds carrés si net, si luisant, si reluisant, que l’eau vous en venait à la bouche, rien qu’à le voir du seuil de sa porte de chêne. L’architecte avait jeté dans cette pièce importante de la maison la plus douce et la plus limpide clarté ; il y avait mis en même temps un calorifère, et un soupirail tout au sommet ; car il voulait qu’en toute saison on eût chaud et frais à la fois dans cette heureuse salle. Un stuc sévère garnissait les murs, car rien ne devait distraire en ce lieu du sujet principal. Et que de charmants détails qui faisaient honneur au goût excellent de cet habile homme ! Des buffets disposés pour la commodité et pour l’éclat, de vastes fauteuils recouverts en maroquin, des vases de marbre pour recevoir les fleurs, une fontaine murmurante et jaillissante qui tombait dans son bassin avec un petit bruit si clair qu’on se fût cru en Orient ! Quoi encore ? Oh ! que de belles heures passées dans ce doux petit temple élevé à la bonne chère et aux vives saillies ! Tout était disposé pour que le service se fît vite et bien, et à l’aide d’un seul laquais qui circulait comme un sylphe autour de la table, où les mets arrivaient d’eux-mêmes, facilis victus ! Cette salle à manger était un modèle d’élégance, de bien-être ; c’était un chef-d’œuvre de simplicité. Que deviendra-t-elle dans ce nouveau plan, la jolie salle ? Une très-utile étude d’avoué et de notaire, j’imagine, dans laquelle les clercs de ces messieurs viendront dévorer, chaque matin, leur fromage de Marolles ou leur cervelas à l’ail !

Douce maison, tu n’avais pas ta pareille parmi les Élysées de ce monde ! L’ombre, le soleil, le murmure, l’ombrage, le repos, le calme agité de la grande ville, le doux sommeil qui aime les maisons bien faites t’environnaient d’une triple ceinture ; tes portes s’ouvraient et se fermaient sans bruit et sans effort comme fait un meuble de bel acajou massif ; tes serrures, qu’on ouvrait avec des clefs de montre, n’avaient jamais connu ce grincement affreux des serrures ordinaires ; tes doubles volets arrêtaient l’hiver, qui se repliait respectueusement sur les maisons voisines ; de tes somptueuses fenêtres, largement ouvertes, on voyait la Seine se déroulant au loin ; le château des Tuileries te saluait chaque matin avec un sourire royal, comme une maison de son architecture et de son marbre, de son esprit et de son sang ; tu étais le Montmorency de ce Bourbon ; le Louvre te disait ma cousine ; tu étais noble entre toutes les nobles, riche entre toutes les riches ; malgré lui et sans le savoir, le plus féroce républicain levait son chapeau quand par hasard il franchissait le seuil de ta porte ; tu étais le respect et la joie de ton quartier ; tu étais l’emplacement heureux où nous bâtissions nos songes d’automne ; le passant qui avait lu Voisenon et Crébillon fils te regardait d’un œil humide ; tu étais le témoignage élégant d’un siècle digne de tous nos regrets ! En ce temps-là, en effet, les hommes, plus sensés et plus respectueux pour eux-mêmes, se figuraient qu’il était impossible de vivre dans sa maison sans air et sans lumière, sans arbre et sans soleil, sans méditation et sans repos ; en ce temps-là on se figurait que la demeure de l’homme, cette créature faite, dit-on, à l’image de Dieu, la maison, ce temple de la famille, devait être sculptée, vernie, dorée, élégante au dehors, riche au dedans ; en ce temps-là les hommes avaient pour eux-mêmes un profond respect, que dis-je ? ils avaient un culte véritable pour la personne humaine, qui se témoignait en toutes choses et surtout par le luxe de leurs demeures ; en ce temps-là on ne croyait pas qu’il fût nécessaire de donner à la marchandise la place de l’homme au soleil, au coton filé son tapis de gazon verdoyant, au chapeau de satin sa salle de bains, au poivre et à la cancelle l’écurie de son cheval, à l’huissier royal sa salle à manger, au fabricant de chandelles sa chambre à coucher si pleine de mystères ; en ce temps-là l’homme se logeait d’abord avec sa femme et ses enfants, son chien et son cheval ; puis, s’il lui restait quelque méchante et inutile place autour de sa maison, ce temple dont il était le dieu, il la cédait volontiers au marchand de drap ou de toile, au marchand de vin ou d’épices ; l’homme d’abord, le négoce après, voilà le cri de nos pères du siècle passé. Tout au rebours s’écrie le siècle présent : le marchand avant l’homme, la boutique avant la maison, le trafiquant en détail avant le foyer domestique ; le commerce, cette ignoble plante grimpante, s’en va étendant ses rameaux épais sur les plus nobles murailles ; il s’empare des plus riches abris, il chasse de leurs palais les plus illustres gentilshommes. Si mon épicier en a besoin, il louera demain, pour y entreposer son savon et ses huiles, l’hôtel d’un Montmorency ; un apothicaire est logé dans la maison d’un connétable de France. Plus d’hôtels, plus de maisons dans Paris ! mais aussi partout des boutiques, partout des comptoirs, partout des hommes qui vendent, qui étalent, qui affichent ! À peine pourrait-on dire si nos murailles sont en pierre ou en plâtre, tant elles sont couvertes de toiles peintes, de rouenneries, d’échantillons de tout genre, d’herbes sèches et de papier timbré et imprimé ! Nous sommes un peuple de marchands et d’acheteurs, rien de plus ; nous vivons pour vendre le gros, le demi-gros et le détail, voilà la noblesse, voilà la poésie, voilà la vie ! Il n’y a place ici que pour ceux qui achètent et pour ceux qui vendent. Et voilà justement pourquoi ce bel hôtel du quai Voltaire, ces murailles toutes neuves, cette maison toute brodée au dehors, toute dorée au dedans, a été renversée hier. Hier palais, demain boutique ; hier, habitée par l’intelligence, l’esprit, les grâces, la beauté, la conversation facile et avenante, les beaux-arts qui animent le burin et la toile, le chant, la poésie, l’amour ; demain occupée par le lucre, la spéculation, l’enchère, l’annonce, la prime ; demain résonnant sous le bruit des écus, bruyante, avide, mal famée, entourée d’huissiers, assiégée de protêts et d’assignations ; hier un paradis, demain un enfer. Accourez donc, accourez donc, vous qui avez quelque chose à vendre : choisissez les plus belles places, envahissez les plus belles maisons, renversez les plus élégants hôtels ; coupez, taillez, brisez, c’est votre droit : vous vous appelez le Commerce ! Accourez, accourez : jetez à la porte ces vieux débris du temps passé ; passez au creuset toutes ces dorures, passez la chaux vive sur ces peintures, collez du papier peint sur ces murailles décorées par les maîtres, faites de ces parquets de bois précieux de petits meubles à l’usage de vos femmes et de vos enfants, chauffez-vous avec les vieux tilleuls du jardin, chassez sans pitié les vieux concierges de ces hôtels où ils sont nés, où ils comptaient mourir ! Venez, marchands, vengez-vous ! Vous, les chassés du temple, prenez votre revanche, et maintenant chassez Dieu à votre tour !

Ainsi je pensais sur les ruines de cette charmante maison du quai Voltaire, plus triste et surtout plus logique que Volney sur les ruines de Palmyre. Et en effet que m’importe Palmyre ? qu’importe, après tout, que le temps renverse une vieille cité quand toute la vie de cette cité est accomplie ! Il faut que chaque force ait son tour en ce monde : aujourd’hui l’Orient, l’Occident demain ; aujourd’hui les Grecs, les Romains huit jours plus tard, jusqu’à ce que viennent les barbares du fond de leurs forêts. Les jardins de Salluste ont été dévastés comme ceux de Zénobie, c’est justice : ces jardins avaient jeté tout leur ombrage, ils avaient épuisé la dernière goutte de l’eau de leurs fontaines, l’écho avait répété leurs derniers soupirs de passion et d’amour, de scepticisme et d’esprit ; mais le petit jardin si verdoyant de ce joyeux petit hôtel, pourquoi le couvrir tout d’un coup de chaux et de sable, de ciment et de mortier ? Les deux grands arbres qui lui servaient de forêt étaient loin d’avoir donné tout leur feuillage ; ses gazons en étaient à peine à leur seconde verdure, ses rosiers en fleurs étaient dans toute leur vigueur comme une belle femme de trente ans, et ils étaient chargés de boutons, vain espoir ! quand la rude main de l’architecte est venue les arracher sans pitié et sans plaisir ! Oui, je conçois que tombe Ninive sur Babylone, Tyr sur Memphis, Ilion sur Carthage, Carthage sur Rome, Rome sur le monde ; oui, je conçois la ruine du temps, cette mort lente et acharnée de toutes les grandeurs humaines ; je conçois la guerre qui renverse et qui brûle ; je conçois la rage patiente du temps et la rage furibonde des hommes, mais ce que je ne comprendrai jamais si Dieu m’exauce, c’est cette ruine subite et sans colère qui tombe à chaque instant sur les maisons les mieux fondées et les mieux bâties de cette ville de carton et de plâtre ! ce que je ne comprends pas, c’est qu’on vienne ainsi, de gaieté de cœur, renverser d’épaisses murailles qui n’avaient pas un siècle, briser des marbres tout éclatants de jeunesse, renverser des plafonds, l’honneur de l’art, retourner jusque dans ses fondements un édifice où se retrouvait en entier le culte de la personne humaine, culte oublié depuis longtemps comme tous les autres cultes, croyance éteinte comme toutes les croyances. Eh, juste ciel ! pourquoi tout ce dégât, pourquoi tous ces ravages ? uniquement pour construire sur le flanc de cette élégante maison deux ou trois boutiques à l’usage des marchands en détail, pour transformer ces beaux salons en autant de laboratoires infects, pour changer ce joyeux petit jardin en je ne sais quel pandœmonium de rebut ! Triste plaisir ! triste courage ! et, je l’espère, car il y a des dieux vengeurs, triste spéculation !

Ils auront beau crier le grand cri de cette époque : L’industrie ! l’industrie ! Il n’y a pas d’industrie qui vous donne le droit de tuer ainsi des monuments tout vifs, de renverser de fond en comble des maisons à peine bâties, de remplacer l’élégante pierre par l’ignoble maçonnerie, l’innocent petit jardin qui jetait son air embaumé à tout le voisinage par un assemblage de couloirs malsains et mal famés ! Non, tant qu’il y aura à Paris ces rues étroites, ces échoppes pestilentielles, ces masures hideuses, ces coins misérables où se cachent la prostitution, le jeu, l’usure, le vol, toutes les misères, il ne vous sera pas permis de porter vos mains impies sur des maisons qui sont l’honneur de la ville, la salubrité de la rue, l’orgueil de leur quartier, le souvenir du gentilhomme qui passe, l’espérance du poëte qui les salue de loin, la tranquillité du commissaire de police, qui se dit : — Vivent les maisons si calmes, d’une apparence si honnête et qui se surveillent elles-mêmes ! — Non, tant que vous aurez à rebâtir vos faubourgs, qui sont la honte d’une nation policée et dont le premier aspect a fait peur même aux cosaques, il ne vous sera pas permis de changer ainsi, dans l’espérance de quelques loyers, le calme l’aspect et la physionomie riante de ces belles rues parisiennes que le 18e siècle avait consacrées exclusivement à tous les hommes de recueillement et de bien-être, aux libérales professions, plus amoureuses de repos qu’avides de bénéfices ; aux belles et honnêtes personnes qui cachaient leur salon entre des marbres et des fleurs, aux savants illustres qui se retirent, dans la ville même, hors de la ville ; à l’homme d’état, à l’orateur, au poëte, au vieux guerrier, au pair de France, l’honneur de son corps ; à l’orateur de la chambre qui lit Cicéron et Démosthène, à l’étranger venu de Madrid ou de Londres, de Rome ou de Saint-Pétersbourg, pour vivre calme et tranquille au milieu de la tempête parisienne.

Non, avant d’avoir refait toutes vos ruines, je ne dis pas relevé, car les ruines du faubourg Saint-Marceau, par exemple, n’ont jamais été que des ruines, vous n’irez pas couvrir de ruines les grandes et belles rues que le commerce n’a pas envahies. D’ailleurs le commerce n’a rien à gagner dans ces nobles solitudes. Le commerce aime le bruit, la foule, la boue de la rue, l’éclat des lumières, le vice des carrefours ; le commerce se plaît à la porte des théâtres et des maisons de jeux ; il habite de préférence les mêmes quartiers que le vice et le luxe, ce grand vice si légitime. Laissez donc le commerce dans ses quartiers de prédilection : à la spéculation le Palais-Royal et la rue Vivienne, et les éclatants boulevarts et les rues tumultueuses des quartiers Saint-Denis et Saint-Martin ; à l’agio les cris aigus, les passions violentes, les besoins sans cesse renaissants, les violents caprices plus exigeants que le besoin ; mais, par pitié pour le commerce, votre amour, et surtout par pitié pour nous, ne le jetez pas à l’improviste dans les grandes belles rues où l’on ne passe qu’en voiture, dans les quartiers magnifiques où toute muraille est silencieuse, où toute porte est fermée, parmi ces riches hôtels que le commerce est obligé de renverser pour s’y faire un nid à son usage. Hélas ! à peine son nid est-il fait, à peine sa dévastation est-elle accomplie, que très-souvent vous le voyez s’enfuir épouvanté de ce désert ; si bien qu’il n’y a rien de changé sur son passage, sinon qu’il y a debout une belle maison de moins.

J’en étais là de mes regrets lorsque je vis les maçons qui revenaient se mettre à l’œuvre. Je ne voulus pas être le témoin impassible de cette dévastation : je m’éloignai, non sans chagrin, en songeant qu’au fronton détruit de cette porte qui avait été la porte du premier Consul à son retour de l’Égypte une main profane écrirait bientôt : Boutique à louer présentement.