Éditions Édouard Garand (p. 21-25).


IV

CE QU’ÉTAIT SAINT-VALLIER


Hector Saint-Vallier était fils unique d’un commerçant de Montréal et, à l’heure où s’ouvre ce récit, orphelin de père et de mère. Il demeurait donc sans parents. La première, sa mère était morte où il atteignait l’âge de deux ans. Il fut confié à la femme d’un brave artisan qui n’avait que deux enfants dont l’un, une fille, encore à la mamelle, et l’aîné, un garçon, à peu près du même âge que Hector Saint-Vallier. Cet artisan se nommait Darmontel. Plus tard, le père de Saint-Vallier ayant découvert de grandes aptitudes pour le commerce chez l’artisan se l’associa, en reconnaissance des soins que sa femme avait donnés au jeune Hector. Celui-ci grandit dans cette famille jusqu’à l’âge de quinze ans, alors que son instruction fut confiée aux Messieurs de Saint-Sulpice de même que celle du jeune Darmontel, Pierre. À peu près à la même époque, la fille de Darmontel, Louise, qui n’atteignait que quatorze ans, fut envoyée au couvent des Ursulines à Trois-Rivières, où vivait un parent de Darmontel qui faisait instruire au même couvent ses deux filles, c’est-à-dire les cousines de Louise Darmontel. Dès ses plus jeunes années Hector Saint-Vallier s’était épris d’une grande tendresse pour Louise qui lui rendait au centuple cette tendresse, sans compter qu’un grand attachement avait uni les deux frères de lait. Ils avaient tous deux grandi comme deux frères jumeaux, et la ressemblance, entre les deux adolescents était si frappante, qu’on était porté à les prendre effectivement pour deux jumeaux. Ils avaient même taille, mêmes gestes, même démarche, même contour de visage, mêmes yeux bruns très foncés, presque noirs. Seuls leurs cheveux n’avaient pas la même nuance : l’un, Hector, avait les cheveux châtains ; l’autre, Pierre, avait les cheveux blonds, et il n’y avait, pour ainsi dire, que par les cheveux qu’on pouvait les différencier.

Quand Hector Saint-Vallier arriva à l’âge de vingt ans, son père mourut. Le jeune homme, ayant plus de goûts pour les choses de la loi que pour le commerce, abandonna sa part du commerce à M. Darmontel et, à la tête d’une petite fortune qui assurait son avenir, il partit pour l’Europe et alla étudier en France et en Angleterre les lois et les choses de la judicature.

Le fils de Darmontel s’était d’abord décidé pour le commerce et avait commencé son apprentissage sous la direction de son père.

Survint tout à coup la mort de Mme  Darmontel. Ce fut un rude coup pour l’ancien artisan qui, pour échapper au cruel souvenir de cette perte, vendit ses affaires et alla à Québec établir un commerce de ferronnerie. Pierre, son fils, décida alors d’aller à son tour suivre les études que faisait en France Hector Saint-Vallier. Il faut dire que ces deux jeunes hommes étaient inséparables, et durant les deux années qu’ils s’étaient vus éloignés l’un de l’autre, ils avaient beaucoup souffert. M. Darmontel demeura donc seul à Québec avec sa fille Louise, qui était devenue une grande jeune fille, très jolie, très distinguée, que la meilleure société se faisait un honneur et un plaisir d’accueillir. C’était peu après l’invasion du Canada par les Américains. Puis était venue la fameuse campagne de 1776-77 durant laquelle les troupes anglaises, commandées par le général Burgoyne, et les milices canadiennes avaient refoulé hors du territoire canadien les armées de l’invasion américaine et envahi à leur tour le territoire des nouveaux États américains. Cette campagne avait rapporté aux Anglais plus de déboires que de succès notables ; ils avaient espéré dompter la révolution américaine et n’avaient réussi qu’à lui donner un plus vif aiguillon.

Après cette campagne, le gouverneur du Canada, Guy Carleton, avait été remplacé par un camarade de Burgoyne, le général Haldimand, qui avec ce dernier avait fait la dernière campagne. Il fut nommé lieutenant-gouverneur.

En arrivant au pouvoir le général Haldimand prit les rênes avec une main de fer, et pour briser les sympathies qui existaient encore entre une portion de la population française et les Américains, il décida d’enlever à celle-là tous droits civils et politiques. Cette tactique malhabile souleva l’indignation parmi les Canadiens. De tous côtés surgirent les protestations, des hommes influents de la race élevèrent une voix âpre. Haldimand voulut réprimer l’agitation par les prisons.

C’était au moment où Hector Saint-Vallier venait de terminer ses études en Europe c’est-à-dire en 1779, et d’arriver au pays où il allait se livrer à la jurisprudence. Quant à Pierre Darmontel, il n’allait revenir au Canada qu’au commencement de 1780.

Saint-Vallier s’était de suite jeté dans le groupe des protestations et des agitateurs et s’était vite acquis une belle réputation de patriote. Il avait parcouru les campagnes pour recommander au peuple de prendre tous les moyens légaux pour défendre les droits qui lui restaient et pour recouvrer ceux qu’on lui avait enlevés. Bientôt sa voix devint une autorité, à ce point qu’il réussit à maîtriser certains groupes, moins éclairés et plus bouillants, qui voulaient le recours à la force armée en demandant l’aide militaire des Américains.

Son nom n’avait pas manqué de sonner aux oreilles du général Haldimand ; aussi avait-il dépêché des agents secrets pour le capturer. Mais Saint-Vallier avait déjoué tous les guets-apens et tous les pièges. Puis, audacieux et téméraire, il était venu en plein Québec clamer ses protestations contre les rigueurs et les violences du lieutenant-gouverneur. Il fut arrêté et enfermé dans une chambre étroite et sombre de l’ancien collège des Jésuites qui avait été converti en casernes et en prison.

Saint-Vallier avait été arrêté vers la fin de cette année 1779.

Le collège des Jésuites avait été bâti de quatre ailes qui formaient un quadrilatère avec cour intérieure. Le bâtiment avait, outre le rez-de-chaussée et les combles, deux étages et faisait face à la chapelle. L’endroit où s’élevaient ces deux constructions avait été désigné d’abord sous le nom de « Place des Jésuites ». Un peu plus tard on l’avait appelée « Place du Collège » à cause de la rue du collège qui traversait la place. Et un peu plus tard encore, cette rue avait été appelée « Rue de la Chapelle » et la place elle-même, « Place de la Chapelle ». Après 1759, la rue et la place changèrent de nom, à l’époque où commence notre récit on désignait généralement l’endroit « Place des Casernes ». Or, durant le cours de notre récit nous rendrons à cette place son ancien et premier nom, « Place des Jésuites ». Lors du siège de 1759, la chapelle avait été partiellement détruite et elle n’avait pas été relevée de ses ruines. Quant au collège, il n’avait souffert que des dégâts relativement minimes.

La chambre où avait été enfermé Saint-Vallier, chambre qui pourrait être appelée plus justement mansarde, était une petite pièce triangulaire placée dans l’angle sud-est du bâtiment, sous la toiture et n’ayant pour l’éclairer qu’une petite lucarne donnant sur la place, et cette lucarne était grillagée de tiges de fer. Le prisonnier se trouvait là complètement solitaire, car la partie sud-est et est du bâtiment, ayant plus souffert durant le siège de 1759 que les autres parties, et étant peu propre à servir de logement, avait été laissée à la solitude. La moitié de l’aile sud avait été affectée en bureaux de l’administration militaire, salle de mess, et salle d’audiences. L’aile de l’ouest servait de logement aux bataillons anglais qui y avaient été casernés, et l’aile nord servait d’entrepôt d’armes, de munitions de guerre et de provisions de bouche. Mais sous les combles de l’aile nord on enfermait des prisonniers.

Il était donc impossible à Saint-Vallier d’entretenir aucune communication, soit avec les officiers, gardes ou soldats, soit avec les autres prisonniers. Il ne pouvait voir d’autre humain que le sous-officier qui avait été spécialement chargé de la surveillance du jeune homme. Ce sous-officier devait, trois fois par jour, aller porter des aliments à Saint-Vallier avec qui il lui était défendu de lier conversation, puis, une fois toutes les heures, aller, par un judas pratiqué dans la porte massive de la mansarde, jeter un coup d’œil dans le cachot et savoir ce que faisait le prisonnier. Jamais ordres aussi sévères n’avaient été donnés pour les autres prisonniers. Mais comme Saint-Vallier avait attaqué dans ses discours, non seulement l’administration du pays, mais la personne même du lieutenant-gouverneur, celui-ci voulait faire peser sur le jeune homme toute la colère et la haine qui l’animaient. Aussi, pour comble de cruauté, il avait été enjoint au prisonnier de n’avoir pas à mettre le nez à sa lucarne, et les sentinelles qui faisaient la garde sur la place avaient ordre de tirer sur lui si elles le voyaient paraître aux vitres de sa lucarne.

Hector Saint-Vallier ne s’était pas le moindrement ému en se voyant jeté dans cette espèce de donjon, et il ne s’était pas ému davantage lorsqu’on l’avait prévu de ne pas mettre sa face à la lucarne s’il désirait conserver la vie ; il s’était borné à sourire.

Le cachot n’était pas un lieu inhabitable… il y en avait de pires. On lui avait donné un lit de camp, un siège et une table, de sorte que Saint-Vallier pouvait s’asseoir, marcher ou se coucher. La table lui servait à prendre ses repas qui étaient toujours copieux et bien apprêtés. Donc Saint-Vallier, pouvait manger à satiété et dormir tout son saoûl. Oui, manger et dormir sont deux choses et deux occupations fort précieuses et fort agréables, mais cette existence n’est pas bien bien agréable à un jeune homme ardent et dévoré d’activité. Saint-Vallier se vit donc voué à une terrible torture : la solitude, l’oisiveté, l’ennui ! Mais il ne fit rien voir, au contraire il s’efforça toujours de montrer à son geôlier la meilleure humeur du monde, le visage le plus réjoui. Il s’efforçait de manger toujours avec le plus grand appétit, même s’il n’avait pas faim, il mangeait, quitte à s’en rendre malade, pour montrer qu’il était tout à fait content de son sort. Chaque fois que son gardien entrait dans la mansarde ou venait poser son œil au judas de la porte, le jeune homme lui disait quelques mots pour rire. Naturellement Saint-Vallier riait tout seul, car l’autre ne devait ni parler, ni rire, ni même sourire. La seule distraction qu’avait le prisonnier était les bruits qui montaient de la place, bruits qui lui rappelaient que le monde vivait encore, et qui lui laissaient l’espérance de revoir un jour ou l’autre ce monde qu’il ne détestait pas. Il avait une autre distraction, c’était la vue du ciel bleu ou nuageux qu’il pouvait apercevoir par sa lucarne, et durant quatre heures de jour il pouvait voir le soleil, les jours de beau temps, entrer dans son cachot et l’égayer et le réchauffer. Car il ne faisait pas toujours chaud dans ce lieu, et l’on avait dû dans l’hiver lui donner l’usage d’un petit fourneau pour réchauffer son cachot, sans quoi il serait mort de froid. Et Saint-Vallier, après avoir admiré un coin de ciel, n’avait qu’à monter sur son escabeau et par la lucarne il pouvait apercevoir des toits de maisons, là-bas la silhouette du Château Saint-Louis, un peu à l’est, et droit en face de lui il découvrait par-dessus les toits et les pignons une lisière du fleuve Saint-Laurent et, au delà, les côtes de Lévis. Mais cela devient par ennuyer d’avoir toujours la même vision, aussi Saint-Vallier finit par oublier qu’il avait une fenêtre, il n’y jeta plus les yeux. Oh ! que de fois il avait été tenté de s’en approcher, de l’ouvrir et de pencher au dehors sa figure qui pâlissait et de regarder passer ceux qui respiraient si bien l’air de la liberté. Oui, mais il y avait défense… et quelle défense ! Il aurait à peine jeté un regard furtif qu’une balle lui aurait percé l’œil droit ou l’œil gauche. Donc il avait fini par se désintéresser complètement des choses du dehors, pour ne plus s’occuper que des choses du dedans, c’est-à-dire des projets futurs qu’il méditait.

L’arrestation de Saint-Vallier — ou mieux sa subite disparition — avait causé une grande consternation non seulement parmi la population française du Canada, mais aussi parmi plusieurs groupes d’Anglais qui avaient eu l’avantage d’apprécier les talents de ce jeune homme. Parmi la population française l’agitation s’accentua et une clameur d’indignation s’éleva contre Haldimand. Car les Canadiens se voyaient privés d’un de leurs plus précieux défenseurs. Saint-Vallier était l’un de ces canadiens qui, à cette époque de luttes continuelles, parlaient avec le plus de facilité la langue anglaise, il la parlait couramment et même avec élégance. Ceci lui donnait donc un avantage énorme pour faire entendre la voix du peuple canadien. Il est vrai qu’il y avait beaucoup d’Anglais dans l’administration, les affaires et le commerce qui savaient suffisamment le français pour le comprendre et le parler, mais ils affectaient de l’ignorer pour forcer les Canadiens d’apprendre leur langue ; c’était un des moyens de faire disparaître peu à peu la langue de France et d’arriver avec succès à l’anglicisation des habitants du pays. Car les Anglais tenaient la race française du Canada pour une race très inférieure, apte à se laisser amener à la honte d’oublier et renier ses origines. Et ce sentiment accroissait leur mépris pour cette race qu’ils pensaient plus tard réduire à l’esclavage.

Il était donc opportun et nécessaire à la classe d’élite de notre nationalité de se familiariser avec la langue anglaise, afin de pouvoir lutter à chances plus égales, car la langue et la plume allaient devenir les principales armes de combat de nos défenseurs. Cette langue et cette plume auraient à combattre non seulement les avances et les menées sournoises des anglo-saxons, mais encore combattre pour empêcher nos concitoyens de se laisser leurrer. Déjà nos lutteurs redoutaient l’admiration sans cesse croissante d’un grand nombre de Canadiens pour le peuple des États américains, admiration qui pourrait coûter si cher à ceux des nôtres qui allaient se jeter tête baissée dans le gouffre yankee.

Ce gouffre, Du Calvet l’avait prévu, Saint-Vallier le prévoyait, plus de la moitié de la race française du Canada le redoutait. Car c’est de ce côté qu’était le vrai, l’irrémédiable désastre pour la race : trop de Canadiens aveugles devenaient avides de saisir les mains qui, sous le couvert de la sympathie, se tendaient pour prendre, pour serrer peu à peu, pour briser plus tard à tout jamais. Leurs luttes, presque épiques, à ces grands patriotes ne furent pas vaines : ils arrivèrent, au sein de toutes les difficultés, à conserver au Canada sa race française. Et ces champions, devant la supériorité intellectuelle et morale qu’affectaient les Anglais, n’eurent aucunement et jamais le sentiment de l’infériorité de leur race. Les Anglais, les premiers, marquèrent leur infériorité par leur manque de clairvoyance, et l’illogisme qu’ils ont montré à toutes les époques de l’histoire de la domination anglaise nous porte à croire que leur mentalité a été défectueuse. Si une partie de la population française penchait pour le régime des Américains, et si le gouvernement anglais voulait s’assurer la stable demeure de cette population en Canada, pourquoi alors usait-il de rigueurs et de violences ?… Lorsque des hommes comme Du Calvet, comme Saint-Vallier criaient au peuple : « restez dans vos foyers, demeurez dans votre patrie !… » pourquoi les représentants d’Albion jetaient-ils ces hommes aux cachots ?…

Or, dans sa prison, Saint-Vallier méditait tout cela. Dans le silence et la solitude il préparait un vaste plan de campagne pour donner à la race française du Canada toutes les libertés justes auxquelles elle avait droit, d’accord avec les capitulations qui avaient suivi la campagne de 1759, et tout son ancien prestige.

Mais Saint-Vallier dans sa prison ne vivait pas seul : l’âme de tout un peuple l’y avait suivi. De grandes voix avaient protesté contre l’acte d’Haldimand. Plus tard des personnages importants l’avaient approché pour lui demander la mise en liberté provisoire du jeune homme jusqu’à l’ouverture de son procès. Mais aucune garantie de ces personnages ne pouvait être acceptée parce que la loi de l’HABEAS CORPUS, qui existait en Angleterre, n’avait pas encore été établie en Canada, et le prisonnier, fût-il du plus haut rang, devait attendre en prison son procès.

Saint-Vallier avait quelque peu espéré cette mise en liberté provisoire. Mais il fut déçu quand, un jour, Haldimand dépêcha un officier auprès du jeune homme pour lui dire de renoncer à tout espoir de ce côté.

Saint-Vallier se mit à rire placidement et répliqua à l’officier :

— Monsieur, vous pouvez rapporter au général que je n’ai nul besoin de liberté. Pourquoi en aurais-je besoin ? N’ai-je pas ici la plus grande liberté qui soit ? Mieux que cela, je suis ici plus libre que n’est le gouverneur en son château. Ici, monsieur, entre ces murs je peux parler à ma guise sans qu’on vienne m’interrompre, sans qu’on me menace du bâillon. Et mettons, si vous voulez, qu’on me bâillonne, il me restera toujours une liberté, une liberté qui, chez tout homme qui n’est pas une brute, est la plus grande des libertés : la liberté de penser !… Allez, monsieur ! Ah ! pardon… quant à cette liberté de corps dont vous êtes venu m’entretenir, vous pourrez dire à monsieur le général, pour qui j’ai beaucoup d’admiration, que j’en userai lorsqu’il me plaira. Le jour où me prendra la fantaisie d’aller respirer l’air de la cité, j’irai tout aussi librement et tout aussi béatement que le meilleur bourgeois de la ville. Allez, monsieur !

Naturellement, ces paroles dites sur un ton moqueur avaient paru une bravade à l’officier anglais qui alla les rapporter au général Haldimand.

Celui-ci se contenta de sourire avec mépris.

Mais Saint-Vallier allait sourire bien autrement… il allait même rire énormément…

Il avait donc durant huit mois médité à son aise, mangé et dormi.

Avril de 1780 était venu. Un matin, le soleil avait inondé le cachot de rayons nouveaux, et par la fenêtre le prisonnier avait vu les toits de la cité prendre un air de printemps : la neige n’était plus. Le ciel était d’un bleu si doux que le jeune homme frémit d’un désir fou d’aller se promener sous sa voûte. Et il pouvait entendre des chants d’oiseaux. Les rumeurs de la cité montaient jusqu’à lui avec un air joyeux. Il percevait les premiers roulements sonores des charrettes. Et lorsqu’il montait sur son escabeau, il découvrait la lisière d’eau verte, légèrement moutonneuse, qu’effleurait timidement une voile blanche, doucement bercée par la brise. Puis cette voile, qui lui parut comme un emblème de la liberté, disparut.

Saint-Vallier descendit de l’escabeau. Il était devenu tout à coup excessivement pâle. Il s’assit lourdement et s’accouda à sa table et appuya son front sur sa main. Pour la première fois le jeune homme découvrait qu’il avait souffert… qu’il souffrait. Durant huit mois il avait attendu son procès, et il n’avait cessé de préparer sa défense et de faire des projets d’avenir. Il avait vécu des rêves de son imagination ardente. Il s’était associé le souvenir et l’image d’une belle jeune fille, Louise Darmontel, qui tout le temps durant ces jours de réclusion était demeurée son ange de chevet. Mais voilà que les saisons avaient succédé aux saisons, et Saint-Vallier n’entendait jamais parler de son procès, et si ce n’eût été du sous-officier qui lui apportait toujours ses repas aux mêmes heures, et qui venait une fois toutes les heures jeter un regard par le judas de la porte, Saint-Vallier aurait pensé qu’il avait été oublié du monde.

Et alors, avec ces jours de printemps si beaux, si resplendissants, chose singulière, le prisonnier s’assombrit pour la première fois… il commençait de désespérer. Mais il n’eut garde de le laisser voir à son gardien : comme à l’ordinaire, ce dernier ne trouva devant lui qu’une figure réjouie, des lèvres souriantes, des yeux pleins de malice.

Une nuit, et c’était la première fois encore, Saint-Vallier avait pleuré… c’était dans son premier sommeil. Il s’éveilla brusquement, constata que des larmes, dont ses paupières étaient encore humides, avaient mouillé son oreiller. Il se leva d’un bond courroucé.

— Hein ! pleurer, moi… murmura-t-il avec étonnement, non, ce n’est pas possible !

Il frotta ses yeux avec violence à ce point qu’ils firent mal.

— Non… ajouta-t-il, je n’ai pas pleuré… c’est la fraîcheur de la nuit !

Il partit d’un long éclat de rire, et ce rire résonna dans la nuit, hors les murs de son donjon… Des sentinelles dehors, sur la place, avaient vivement tressailli.

Mais Saint-Vallier s’était tu à la même seconde, et sur ses traits livides une expression d’étonnement s’était peinte. Puis il s’était baissé vers le parquet de son cachot pour écouter un bruit singulier qui venait de frapper son ouïe pour la première fois. Et ce bruit semblait se produire sous le lit de camp. Pendant deux heures il entendit, comme un être quelconque qui accomplissait en bas, à l’étage inférieur, une besogne mystérieuse. Mais cet être, était-ce un être humain ? Le bruit cessa tout à coup, Saint-Vallier n’entendit plus rien. Il se recoucha et s’endormit. Il rêva le reste de cette nuit qu’un rat énorme rongeait peu à peu les murs de sa prison pour lui donner la liberté.

Le lendemain il se mit à rire de ce rêve fou, et il n’y pensa plus.

Et pour chasser la souffrance il se replongea dans ses méditations et ses projets ; pour lui le rêve valait mieux que la réalité.

Ce soir-là, il rêva plus tard que d’habitude. Après avoir éteint sa bougie, il s’accouda à sa table et laissa errer son regard dans le ciel étoilé. Il s’endormit là. Il s’éveilla brusquement dans la noirceur, prêta l’oreille, n’entendit nul bruit que le pas monotone et accoutumé des sentinelles sur la place, puis comme sa tête était très lourde, il se jeta tout habillé sur son lit et se rendormit profondément.

Deux heures s’écoulèrent et tout à coup Saint-Vallier bondit sur son lit… car sous ce lit quelque chose remuait. Il entendait une respiration d’homme ou de bête, il ne pouvait préciser, puis il sentit un choc contre le matelas du lit. En même temps une voix, bien humaine celle-là, murmurait :

— Est-ce toi, Hector ?… Que diable ! ne peux-tu ranger ton grabat pour que je me tire de mon trou ?

Saint-Vallier haleta, se jeta en bas de son lit et gronda avec une joie insensée :

— Pierre !… Pierre !…

Il fit entendre comme un rugissement de bête fauve, repoussa violemment le lit de camp, courut à sa table, alluma sa bougie et demeura vacillant de folie devant la silhouette rieuse de Pierre Darmontel, son frère de lait.

Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Dis-moi… répète-moi, Pierre, murmura Saint-Vallier, que je ne rêve pas et que je ne suis pas fou !

— Si tu es fou, Hector, je le suis également.

— Mais tu es donc revenu d’Europe ?

— Naturellement, puisque je suis ici.

— Depuis quand ?

— Que je suis ici ?

— Non… depuis que tu es revenu de là-bas ?

— Dix jours exactement.

— Et tu as réussi…

— À te déterrer ? Parfaitement. Tiens regarde, vois mon œuvre ! Deux nuits de travail… c’est simple comme tout !

— Tu es merveilleux !

— Rappelle-toi que je suis fils d’artisan, se mit à rire Pierre Darmontel ! J’ai laissé mes outils en bas, je les reprendrai en m’en allant.

— Mais n’y a-t-il pas de danger pour toi ?

— Aucun… c’est simple comme tout, je te le répète. Donc demain soir, ce serait trop long à t’expliquer, tu pourras aller faire un tour dans l’air de la liberté, pendant que je te remplacerai ici !

Alors les deux jeunes gens se mirent à rire doucement, ils se comprenaient.

Et alors aussi, si Haldimand se fût trouvé là à cette minute, il serait tombé de surprise en reconnaissant deux Saint-Vallier… les deux frères de lait se ressemblaient toujours comme deux frères jumeaux…