Éditions Édouard Garand (p. 26-29).

V

À FOND DE CALE


On se souvient de l’émoi qu’avait causé l’apparition si inattendue de Saint-Vallier sur la rue Champlain ce samedi, 30 septembre 1780, et l’on était loin de soupçonner seulement qu’à la même minute Saint-Vallier était dans son cachot. Le peuple avait donc de suite pensé que le jeune homme s’était évadé, ou que le gouverneur lui avait donné sa liberté. La surprise fut à son comble lorsque courut par la ville entière que Saint-Vallier n’avait pas une seconde quitté sa prison. L’on commença de croire à la sorcellerie.

Haldimand n’avait pas voulu croire à cette apparition, avant qu’il ne se fût rendu en personne au cachot de Saint-Vallier… et Saint-Vallier y était toujours et bien solidement enfermé et bien gardé et surveillé. Et puis Haldimand avait trouvé Saint-Vallier comme on le lui avait toujours dépeint : de bonne humeur.

— Eh bien ! monsieur le général, venez-vous m’annoncer enfin que mon procès aura lieu bientôt ?…

Le général n’avait pas daigné répondre au prisonnier, cette question à brûle-pourpoint l’avait désemparé, et il s’en était allé satisfait au fond de lui-même que son prisonnier ne lui échapperait pas.

Tout de même, il avait bien fallu expliquer de quelque façon l’apparition du prisonnier sur la rue Champlain, où tout un peuple l’avait vu et acclamé. On avait de suite fait courir qu’un loustic avait voulu se payer la tête des citadins en revêtant l’apparence extérieure de Saint-Vallier, et l’on avait fini, en effet, par accepter cette explication. Seul, le lieutenant anglais, Foxham, ne demeurait pas convaincu. Pour lui il y avait un mystère qu’il importait de pénétrer. Il connaissait trop bien Saint-Vallier pour confondre ses traits avec un comédien quelconque, et le coup de poing qu’il en avait reçu était une preuve de la vigueur qu’on reconnaissait au jeune Canadien.

Mais, une chose, Foxham, comme Haldimand, comme toute la population de Québec, ignorait la ressemblance qui existait entre Saint-Vallier et Pierre Darmontel. Car jamais les deux jeunes hommes n’avaient été vus ensemble dans la cité. Pierre Darmontel y était venu avec son père après que Saint-Vallier eut pris la route de l’Europe, et encore Pierre Darmontel n’y était demeuré que quelques mois avant son départ pour la France, et il y était tout à fait inconnu. Tout ce qu’on savait, c’est que M. Darmontel, le commerçant, avait un fils qui faisait des études en France et en Angleterre. Les circonstances allaient donc favoriser le truc que les deux jeunes gens avaient imaginé. Et après cet incident de la rue Champlain, Saint-Vallier était devenu l’homme le plus populaire de la cité de Québec. Tout le reste de ce jour des groupes nombreux s’étaient réunis sur la Place des Jésuites, dans l’espoir d’apercevoir le visage de Saint-Vallier derrière les barreaux de sa lucarne. Mais les sentinelles étaient là, et leurs regards ne se détachaient pas de cette lucarne.

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Neuf heures du soir venaient de sonner aux horloges de la haute-ville.

Là-haut, comme en la ville basse, l’animation du matin n’existait plus. La ville entière était silencieuse, ses rues et ses ruelles noires et désertes. Les habitations étaient obscures à cause de leurs volets clos. La seule vie qui semblait exister venait des tavernes et des cabarets de la basse-ville, ces endroits étaient remplis de buveurs joyeux : artisans, pêcheurs, soldats et matelots.

La température avait brusquement changé dès le crépuscule, un grand vent glacial soufflait du Nord-ouest, et l’on entendait mugir les vagues du fleuve. Les flots étaient très noirs, car nulle étoile ne brillait pour y réfléchir ses rayons, le ciel était couvert de nuages opaques. Mais on apercevait à quelque cent toises du rivage les lumières oscillantes des trois navires de guerre retenus par leurs ancres. Tous trois formaient une ligne horizontale, leur proue tournée vers l’ouest, et séparés l’un de l’autre par un espace d’environ cent toises. Les deux navires qui occupaient les extrémités de la ligne étaient éclairés par deux falots chacun accroché à son mât, tandis que celui du milieu n’avait qu’une seule lanterne à son mât d’artimon. Un veilleur, le fusil à l’épaule, faisait les cent pas le long du parapet du côté de la ville, on découvrait sa silhouette diffuse chaque fois qu’il passait dans le rayon de lumière de la lanterne. À part ce veilleur qu’on pouvait remarquer sur chaque navire, les trois bâtiments paraissaient déserts et inhabités. Le plus grand silence y régnait. Il faut dire que tous les soirs les officiers et matelots se rendaient en de légères embarcations à la ville où ils passaient la plus grande partie de la nuit. Le plus souvent ils ne revenaient qu’aux petites heures du jour suivant.

Peu après le tintement de neuf heures, on aurait pu distinguer une petite embarcation montée de cinq hommes, dont quatre maniaient les avirons, se diriger vers le plus petit des trois navires de guerre, celui qui occupait le milieu de la ligne. C’était un brick. L’embarcation ne faisait aucun bruit, elle semblait glisser sur la crête des vagues comme une ombre. D’ailleurs il aurait été impossible de saisir le bruit des avirons dans le mugissement des vagues et les sifflements du vent. Le cinquième personnage, qui était enveloppé soigneusement dans un ample manteau noir avec un capuchon qui retombait sur sa tête, demeurait tourné vers le brick duquel il ne détachait pas ses regards perçants. Comme ses hommes, il était silencieux. Le capuchon qui retombait sur sa tête ne permettait pas de voir son visage en entier, mais on aurait pu reconnaître, à l’aide d’une lumière, la figure énergique de Saint-Vallier.

Lorsque l’embarcation ne fut plus qu’à quelques toises du navire de guerre, Saint-Vallier donna à voix basse quelques ordres aux rameurs, qui aussitôt donnèrent à l’embarcation une autre direction. L’instant d’avant ils allaient droit sur le navire, maintenant ils s’écartaient de cette ligne pour prendre une direction sud-ouest. Bientôt ils piquèrent vers le sud, mais l’instant d’après ils tournaient dans la direction nord-est et ramaient encore une fois en droite ligne sur le brick. Saint-Vallier, qui voulait aborder le navire, voyant que le veilleur faisait le guet sur le côté nord, c’est-à-dire à tribord, avait décidé de faire un détour et d’aller aborder par bâbord, c’est-à-dire du côté sud.

— Attention ! souffla-t-il peu après à ses hommes.

Dans la nuit obscure on ne distinguait que difficilement la silhouette du navire. Saint-Vallier n’avait pour le guider que la lanterne pendue au mât d’artimon. Les rameurs arrêtèrent leurs avirons et l’embarcation fut poussée contre les flancs du navire par les vagues. Saint-Vallier, à l’aide d’un aviron, avait empêché le choc de se produire. L’embarcation avait approché le navire à peu près vers le milieu. Rapidement Saint-Vallier lança contre le parapet une courte échelle de corde munie de grappins, puis il grimpa à cette échelle et atteignit la minute d’après le parapet. Il l’enfourcha, prêta l’oreille et essaya de découvrir dans la noirceur et à travers les mâts et les cordages la silhouette du veilleur. Il le vit bientôt passer devant la lumière accrochée au mât d’artimon. Alors il détacha rapidement l’échelle et la laissa tomber dans l’embarcation et jeta cet ordre :

— Éloignez-vous… vous reviendrez au signal convenu !

En moins d’une minute l’embarcation s’était perdue sur les flots noirs.

Alors Saint-Vallier sauta sur le pont du navire au moment où le veilleur revenait de l’arrière, puis il gagna en rampant l’écoutille et s’engagea hardiment dans le court et raide escalier. Il se trouva dans un couloir éclairé par une lanterne dont on avait baissé la mèche. Saint-Vallier sourit, décrocha la lanterne et s’en éclaira pour suivre ce couloir. Il arriva en face d’une cloison qui fermait un compartiment de l’arrière du navire. À sa gauche il aperçut un second escalier qu’il descendit pour se trouver dans un autre couloir, qui formait comme un pont intérieur et longeait la paroi du navire à tribord. Mais avant de suivre ce pont, le jeune homme s’arrêta devant une porte au pied de l’escalier à travers laquelle il venait d’entendre certains bruits. Il écouta : c’étaient des bruits d’ustensiles et de vaisselle, et mêlé à ces bruits il saisissait le murmure d’une conversation de deux êtres humains. Saint-Vallier promena autour de lui la lueur de sa lanterne et découvrit une autre porte à sa gauche, mais une porte ouverte donnant sur un compartiment intérieur placé à peu près au centre de bâbord à tribord, et par cette porte il découvrit des bancs et des tables, et sur les tables un pêle-mêle d’écuelles, de tasses et autres ustensiles. Il comprit que ce compartiment était le réfectoire. Il comprit également que la porte fermée à droite était la porte des cuisines. Satisfait, il enfila le couloir en se dirigeant vers l’avant du navire, Il marchait sur la pointe des pieds, bien que ses pas n’eussent pu être entendus à cause du bruit des vagues qui battaient les flancs du navire et du vent qui rugissait dans les mâts et les cordages au-dessus de sa tête sur le pont supérieur. Saint-Vallier marcha ainsi à peu près jusqu’au milieu du navire où se trouvait un passage transversal, très étroit, auquel on arrivait après avoir descendu trois marches. Le jeune homme descendit ces trois marches, puis il fit dix pas et arriva à un autre passage horizontal, très court celui-là, au bout duquel se trouvait un escalier qui ressemblait plutôt à une échelle.

Avant de s’engager dans cette échelle, Saint-Vallier plongea sa lanterne dans ce qui lui paraissait un trou fort sombre. Il vit en bas une sorte de carré pouvant mesurer environ six mètres sur un sens et sur l’autre. Il sourit et descendit l’échelle. Là, il se trouva devant quatre portes, et quatre portes de fer fermées par des verrous solides et des cadenas. Trois de ces portes étaient plus larges et plus hautes que la quatrième.

Alors Saint-Vallier tira d’une de ses poches un petit carré de papier et l’examina attentivement. Ce petit papier était couvert de lignes et de chiffres.

— Bon ! murmura-t-il, ces portes sont les magasins d’armes, de munitions et de provisions de bouche. Donc la porte que je cherche est celle-ci !

Et il tourna la lueur de sa lanterne vers la plus petite des portes, qui se trouvait juste au pied de l’échelle, à gauche. Alors il constata pour la première fois qu’une faible lueur filtrait sous la porte, mais cette lueur était si faible qu’il fallait la deviner.

— Maintenant, se dit Saint-Vallier, il s’agit de savoir si je suis devant le bon cabanon, c’est-à-dire celui que je cherche. Une chose sûre, il y a là un être humain, un prisonnier. Qui est ce prisonnier ?… Si c’était un matelot qu’on aurait enfermé là pour indiscipline !

Que faire ?

Saint-Vallier n’était pas venu si loin pour rien ; il n’avait pas tant risqué pour le simple plaisir de venir faire une incursion nocturne dans un navire de guerre anglais.

Il frappa doucement à la porte et prêta l’oreille.

Nul bruit…

Il frappa de nouveau et plus fort.

Cette fois il crut entendre le bruit d’un siège qu’on dérange. Il sourit.

Il frappa encore.

Un pas s’approcha de la porte, mais pour s’arrêter aussitôt comme craintif.

Saint-Vallier frappa à nouveau.

Alors, de l’autre côté de cette porte, une voix… mais une voix française demanda :

— Qui est là ?

Saint-Vallier se sentit tellement ému qu’il pensa pousser un cri de joie. Il se contint et demanda à voix basse :

— Vous qui êtes enfermé là, n’êtes-vous pas Pierre Du Calvet ?

— Qui donc parle ainsi et qui êtes-vous, vous qui me connaissez ?

Dans ces paroles le jeune homme saisit une très vive émotion.

— Monsieur, répondit-il, je suis un ami. Tout le pays vient d’apprendre avec consternation votre arrestation ordonnée par Haldimand. Moi, j’ai été informé aujourd’hui même que vous étiez enfermé à bord de ce brick. Or, j’ai voulu m’assurer de la location exacte de votre prison.

— Mais qui êtes-vous ? demanda encore la voix de Du Calvet.

— Saint-Vallier !

Le jeune homme entendit une exclamation de stupeur.

— Mon nom vous surprend ? demanda-t-il.

— Oui… parce que je croyais que monsieur Saint-Vallier était, ainsi que moi-même, prisonnier d’Haldimand.

— C’est vrai, monsieur, je suis bien l’un des prisonniers d’Haldimand.

— Mais alors, vous êtes enfermé voisin de moi ? fit la voix stupéfaite de Du Calvet.

— Pas précisément, monsieur. Ma prison est en la ville de Québec d’où je viens pour découvrir la vôtre. Aussi, comme des explications seraient trop longues, je vous prie de prendre patience et de ne pas désespérer. Je viendrai un de ces soirs vous rendre une plus longue visite. Je vais me contenter d’examiner le cadenas de votre porte, et il faut que je fasse vite pour ne pas m’exposer à être surpris ici.

À la lueur de la lanterne Saint-Vallier examina attentivement le cadenas. Puis il sourit et dit :

— Monsieur, je sais tout ce que je voulais savoir, et le hasard me favorise. Je vous souhaite donc bonne nuit. Je reviendrai un soir, une nuit, je ne sais à quelle heure, car il n’est pas facile de s’introduire ici, en ce sens qu’on y risque gros. Mais je vous laisse l’espérance. On s’occupe de vous et je vous prie de croire que vous respirerez bientôt l’air de la liberté.

— Dieu vous entende, monsieur ! Ah ! c’est la vie que vous m’apportez dans mon tombeau !

— Espérez donc, monsieur !…

Et en même temps que ces paroles le jeune homme grimpa lestement l’échelle. Il refit rapidement le chemin qu’il avait parcouru quelques instants auparavant. Il se vit bientôt au pied de l’écoutille. Alors il respira avec un grand allègement. Il lui avait semblé qu’il était demeuré un siècle dans les flancs de ce navire, où à tout moment il avait redouté d’être surpris par quelque marin ou tout autre personne attachée au navire.

Après avoir remis à sa place la lanterne du couloir, Saint-Vallier monta l’escalier de l’écoutille. Mais en posant ses pieds sur le pont il se heurta à un individu, que peu après il crut reconnaître pour le veilleur. Celui-ci à l’instant même, rude gaillard qu’il était et solide, saisit Saint-Vallier à la gorge et demanda d’une voix sourde :

— Qui es-tu ?

Saint-Vallier ne répondit pas. Sa première pensée fut de faire lâcher son cou et d’empêcher le veilleur d’appeler à l’aide. Une courte lutte s’engagea entre les deux hommes. Saint-Vallier réussit à faire lâcher sa gorge, et essaya de terrasser son adversaire pour le réduire à l’impuissance. Mais le veilleur était plus solide encore qu’il n’en avait l’air, et Saint-Vallier comprit que la lutte pouvait durer longtemps, assez longtemps pour que les matelots et les officiers du navire, en revenant de la ville, s’emparent de lui et le jettent en un cabanon, à fond de cale, tout semblable à celui où gisait Du Calvet.

Mais le veilleur, lui, sentait probablement qu’il ne pouvait soutenir longtemps cette lutte, car il poussa un appel au secours.

Saint-Vallier lui posa une main sur la bouche.

— Animal, gronda-t-il en même temps, as-tu envie de me faire pendre par tes gueux de maîtres !

Mais le cri du matelot, heureusement, fut étouffé par le vent qui mugissait.

Il fallait pourtant mettre un terme à cette lutte. Saint-Vallier aurait pu par un coup de poignard se débarrasser de l’homme, mais il avait horreur de l’assassinat, à moins que sa vie ne fût positivement en danger. Or, ce danger se présenta, quand le matelot glissa rapidement une main à sa ceinture pour y prendre un pistolet. Saint-Vallier ne vit pas le geste, il le devina. Aussi, sa résolution fut-elle vite prise. Plus rapide que le matelot, il saisit un poignard sous son manteau, et juste au moment où son adversaire apprêtait la détente de son arme, il leva le bras et l’abaissa avec la vitesse de l’éclair. Par deux fois il plongea la lame du poignard dans l’épaule gauche du veilleur qui lâcha prise, échappa son pistolet et s’écrasa sur le pont. Saint-Vallier leva son poignard pour la troisième fois, et cette fois il l’enfonça dans le cœur du matelot. La mort de ce dernier fut presque instantanée. Alors Saint-Vallier eut cette pensée :

— Si ce cadavre est découvert, la défiance sera mise en éveil sur le navire, et il ne me sera peut-être plus possible d’y revenir.

Sans plus tarder, il souleva l’homme, le porta jusqu’au parapet et le laissa tomber dans les flots du fleuve. Puis il courut au mât d’artimon et agita la lanterne d’une certaine façon pour revenir près de l’écoutille et attendre.

Dix minutes s’écoulèrent, puis une voix monta du fleuve :

— Saint-Vallier, est-ce vous ?

— Oui, répondit Saint-Vallier, approchez. L’instant d’après il attrapait au vol l’échelle de corde et descendait dans l’embarcation qui, à toutes rames, reprit le chemin de la ville.

Saint-Vallier entraîna ses hommes à une auberge de la basse-ville et leur fit servir des eaux-de-vie.

Mais l’un d’eux à ce moment jeta un cri de surprise en regardant le jeune homme avec attention.

— Qu’est-ce donc ? demanda Saint-Vallier.

— Du sang… vous en êtes tout plein, répondit l’homme.

En effet, le jeune homme avait du sang aux mains, au visage et sur sa chemise.

Il sourit, se pencha à l’oreille de ses hommes et murmura :

— N’en dites rien… c’est un pauvre diable d’anglais que j’ai été forcé d’expédier au paradis de ses aïeux !

Puis il jeta sur la table une bourse pleine de pièces d’or en disant :

— Restaurez-vous à ma santé, mes braves, et bonne nuit :

Il quitta l’auberge.